Pour le 3e Hors Série de la revue, sur le thème de la magie, Texte 5
QUELQUE CHOSE DE LA MAGIE NORDIQUE ?
Barthélemy Barbiaux était un brocanteur plutôt médiocre installé sur un grand boulevard du bas de la ville, à quelques pas de boutiques de mode et de petits restaurants sympathiques. Il aimait son métier qui lui permettait d'entrer en contact avec des gens de tous bords et de s'envelopper un peu dans les charmes du passé, à l'abri des problèmes du temps présent. Il arrivait à gagner sa vie en vendant des vieux livres, des bijoux anciens et des bibelots soi-disant rares, mais il en était conscient, cela ne lui permettrait jamais de mener un grand train de vie. La chance de Barthélemy était d'être l'unique héritier des Barbiaux et d'être ainsi le seul propriétaire du commerce sans devoir payer de loyer. L'apparence de Barthélemy, sa barbe, ses cheveux blonds mi-longs, ses yeux du bleu des mers du sud, son sourire énigmatique et son éternelle veste en cuir noir attiraient les regards, surtout ceux des femmes et des enfants. Il y avait quelque chose de romantique dans son look. De plus, il n'avait pas son pareil pour décorer et aménager les deux vitrines. Barthélemy adorait vivre dans ce quartier de la ville où il avait ses habitudes. Il s'entendait bien avec les commerçants de coin et était apprécié pour sa serviabilité. De temps en temps, il réussissait à gagner un peu plus d’argent en vendant un tableau ou un meuble. Au fil des saisons, il connaissait tout ou presque des tentations auxquelles ses plus fidèles clients pouvaient succomber.
Son cousin Théo était avocat et avait beaucoup de relations. Il lui refilait des tuyaux intéressants et le guidait parfois dans ses achats. Théo était au courant des déceptions amoureuses de Barthélemy tout comme de ses coups de chance professionnels.
Toute l'histoire qui suit a commencé un dimanche matin de mars. Barthélemy s'était rendu à la campagne pour vider le grenier et les caves d'une grande et vieille maison, un bon tuyau donné par un restaurateur du quartier d'origine nordique. Ce jour-là, il tombait un crachin désagréable. Il faisait froid et humide dans la demeure inoccupée et c'est en rentrant chez lui que Barthélemy s'était rendu compte qu'il commençait une sorte de grippe. Malgré sa grosse doudoune et le chauffage, il grelottait et se sentait courbaturé. Ni les cafés chauds ni le grog ne le soulagèrent. En fin d'après-midi, il appela son cousin afin qu'il lui apporte des médicaments. Malgré les antidouleurs, l'état de Barthélemy ne s'améliora pas. Il eut bientôt tellement de fièvre qu’il délirerait dans son demi-sommeil. Les mots et les idées lui venaient… Il baragouinait. Il prononçait des mots bizarres qui n'étaient parfois issus ni du français ni de l'anglais, les seules langues qu'il maîtrisait. Il formulait des idées bizarres, elles aussi. Il était question de poupées et de vente de jouets ce qui ne correspondait pas du tout à son domaine de prédilection. Son cousin et sa compagne Chloé restèrent à ses côtés jusqu'à la nuit tombée sans rien comprendre à tout son charabia.
Théo et Chloé rentrèrent chez eux en se promettant de repasser le lendemain matin et d'appeler alors un médecin. Durant le trajet du retour, ils se répétaient l'étrange formule qui d'après Chloé revenait le plus souvent dans les propos de Barthélemy : "lyckligt barn". Ils se la répétaient encore chez eux avant de se mettre au lit lorsque Théo s'exclama : "Je crois que nous faisons fausse route. Il articulait si mal. Ce n'est sans doute pas lyckligt barn, c'est plutôt Ingegard qu'il redisait sans cesse… Ingegard, souviens-toi, c'est cette jolie suédoise, parente du patron du restaurant Smörgâs. Elle avait séjourné quelques semaines ici durant les fêtes. Ils s'étaient rencontrés et avaient sympathisé. Cette fille avait un côté mystérieux qui l'intriguait."
Le lundi matin, lorsque Théophile passa le voir, Barthélemy toussait, se plaignait de ses membres endoloris, mais se portait mieux. Il avait repris des antidouleurs, se gavait de chocolat chaud, s'agitait dans tous les sens, mais ne délirait plus. Il était visiblement parvenu à décharger seul sa camionnette. Quantité de baigneurs, de poupées, de peluches et de marionnettes jonchaient le sol de l'arrière-boutique. Tout excité, il expliquait en boucle : " J'ai fait une excellente affaire, hier. Je crois que tout ça attirera de nouveaux clients. Chacun de ces jouets vaut au moins cinquante euros. Je pense bien qu'avec le bénéfice je pourrai m'offrir un petit voyage en Suède cet été." L'agitation de Barthélemy et ses propos extravagants de la veille étaient donc moins insensés qu'il n'y paraissait. Cela rassura son cousin.
Une semaine plus tard, c'est en passant devant la boutique que Chloé remarqua un vieux baigneur assis dans un petit fauteuil en cuir noir. Sur son t-shirt blanc une inscription en lettres noires "Lyckligt Barn" et non "Ingegard" comme Théo avait cru le deviner. Chloé entra et demanda : "C'est quoi ce nom ?" "C'est un nom que j'ai inventé pour ne rien dévoiler d'une personne qui m'est très chère. Je l'ai fait broder sur le vêtement. J'ai eu l'idée de me lancer dans des produits à caractère plus ou moins ésotérique et d'attirer de nouveaux chalands", répondit-il. Chloé s'informa et apprit que "lyckligt barn" était du suédois et pouvait être traduit en français par "bienheureux enfant".
Barthélemy attira, une clientèle inhabituelle avec ses poupées, mais aussi avec ses baigneurs et autres personnages. Le baigneur en vitrine focalisait l'attention des passants. Aux curieux qui, intrigués, poussaient la porte de son magasin, Barthélemy expliquait invariablement qu'il descendait, paraît-il, d'êtres issus de la mythologie nordique et dotés de pouvoirs magiques. Il était censé aider à combattre anxiété, dépression, apathie. "Je l'ai déniché chez un marchand de jouets retraité depuis plus de deux décennies qui vient de mourir. C'est ce que m'ont confié ses héritiers. Regardez, j'en ai d'autres aux mêmes pouvoirs rassemblés sur l'étal de droite.", ajoutait-il. Ainsi, il suffisait à Barthélemy d'un peu de bagout pour conclure une vente.
À force de remarquer la vogue des logos et inscriptions sur les vêtements, Barthélemy eut l'idée géniale de faire fabriquer et de vendre des tee-shirts et sweats "lyckligt barn" de toutes les tailles en jersey de coton ou en tissu-éponge molletonné qui pouvaient être porté aussi bien à la belle saison que durant la saison froide. Le bouche à oreille fonctionnait bien. La magie mise à l'honneur par Barthélemy avait ses adeptes. C'est ainsi que le jour du Mardi gras de l'année suivante, on a vu un groupe de "lyckligt barn" déambuler dans les rues.
L'été comme prévu, Barthélemy alla voir sa belle en Suède. Elle avait sa vie professionnelle, il avait la sienne. Ils ne continuèrent à se voir que pour des vacances relativement courtes. Ingegard n'accepta jamais de s'établir définitivement chez Barthélemy. "Il est préférable d'entretenir le désir en maintenant sa part de mystère", prétexta-t-elle. Quand elle était en visite chez lui, elle s'occupait cependant volontiers du magasin. Sa blondeur et son look en harmonie avec ceux de Barthélemy faisaient des miracles et le chiffre d'affaires s'arrondissait.
Barthélemy acheta un studio en Suède pour y avoir un pied-à-terre. Ingegard maîtrisait de mieux en mieux le français, mais Barthélemy ne se mit pas vraiment au suédois. Chloé tenait la boutique de Barthélemy durant ses escapades suédoises.
Quant au fameux baigneur de la vitrine, Barthélemy refusa toujours de le vendre. Question de superstition, voyez-vous! Barthélemy était en effet persuadé que Lyckligt Barn mettait certaines nuits à profit pour ranger la boutique à sa façon et réparer des objets. De plus, sans Lyckligt Barn qu'en serait-il du succès commercial ?