Texte n°4 concours les petits papiers de Chloé
Treize ou quatorze ?
Traditionnel dîner d'anniversaire aux Délices du Terroir. Trente-cinq ans, cela se fête. J'ai invité ma sœur, mon frère aîné, son épouse et leurs jumelles de dix ans, Lise et Manon, mon oncle et ma tante, mon cousin et sa fiancée, mes parents et ma grand-mère. Je n'ai pas invité Luc. Pourquoi l'aurais-je invité ? Après plus de dix ans de vie commune, nous avons décidé de mettre durant quelques mois notre relation entre parenthèses. Il continue de vivre dans notre maison et j'ai posé mes valises chez une copine. Je ne supportais plus de le voir sacrifier notre vie de couple à son travail. Ma vie sentimentale était devenue un long, si long fleuve trop tranquille.
J'arrive au restaurant et je suis la première. J'ai réservé la salle du fond, celle qui permet une certaine intimité. Oh surprise la table est dressée pour quatorze ! J'interroge la patronne, elle bredouille : "Hum…Il y a des gens superstitieux, paraît-il… Votre sœur a pensé à eux… Ce serait dommage de gâcher la fête." Est-ce le subterfuge imaginé par Caroline, ma frivole sœur, pour inviter un nouveau copain ? Déjà, mon cousin arrive et je n'ai pas le temps d'approfondir la question. Progressivement les autres invités nous rejoignent. Ma sœur me glisse à l'oreille : "Je me suis permis d'inviter une personne de plus pour éviter que vous soyons treize à table. Tu connais, Maman elle est tellement superstitieuse !"
C'est alors que Luc entre... Il vient vers moi. Il semble embarrassé. Il dit juste d'une voix fêlée : "C'est ta sœur qui m'a invité… J'ai accepté…Bon anniversaire, Val !" Il pose un baiser sur ma joue. Je souris, il m'a manqué comme nos petits déjeuners bavards et nos fous rires d'amoureux complices … Pourquoi ne pas nous accorder une deuxième chance ?
Ma sœur a pris les choses en main. Décidemment elle en fera toujours à sa tête : elle a décidé de la place que chaque personne occupera à table. C'est ainsi que Luc se retrouve assis entre elle et moi. Comme à son habitude, Luc est bavard et jovial. Le potage terminé, je me penche pour prendre un mouchoir dans mon sac. Je vois le pied de ma sœur qui cherche celui de Luc. Je remarque que Luc le repousse… Lorsque je me redresse, mon regard croise un instant celui de ma sœur ! Elle rougit… D'un coup me reviennent en mémoire quantité d'incidents anciens : la vieille théière cassée soi-disant par moi, le baiser volé de Caroline à mon premier amoureux,... Je n'hésite pas une seconde. Je crie : "Ça suffit, Caroline ! Pars tout de suite ! Je ne veux plus te voir ! " Elle bafouille un minable : "Pourquoi ?" Papa intervient : "Allez du calme, les filles…" Des paroles qui tombent à plat comme de coutume. Je me lève, je désigne la sortie du doigt. "Caroline, tu pars immédiatement ! "
Elle se lève en renversant sa chaise et quitte la salle. Quelques instants plus tard, on entend le crissement des pneus d'une voiture sur le gravier du parking.
C'est à ce moment-là que la patronne entre dans la salle et me demande discrètement : "Pouvons-nous servir la suite, Madame ?" J'acquiesce. Le repas se poursuit dans le bourdonnement de conversations banales. Seul indice d'un souci passé, la chaise de Caroline qui reste vide.…