Concours pour le hors-série de la Revue, Les petits papiers de Chloé dans le thème "Catastrophe !" : "vous vous réveillez dans la peau d'un autre"... Texte 4
EFFETS INDÉSIRABLES
Sushi et champagne, quoi rêver de mieux pour passer le cap ? J'avais bu du champagne, un peu trop de champagne, sans doute. J'avais mangé des sushi, un peu trop aussi sans doute, mais pourquoi m'en serais-je privée ? Pas plus que mon invité, je ne devais pas reprendre la route. Cela se passait dans mon kot, situé dans le même immeuble que celui de mon hôte. Je n'avais pas à tricher, je pouvais être moi-même, exprimer ce qui me passait par la tête. Ce n'était pas l'une ou l'autre plaisanterie de mauvais goût qui aurait pu gâcher l'atmosphère.
Pour arroser mes vingt ans, j'étais seule avec Pierre-Antoine, un copain de la faculté, un garçon très cultivé, aux habitudes assez désuètes avec lequel je partageais volontiers mes impressions les plus intimes et révisais à l'occasion certaines matières. Il faisait des études de biologie, quant à moi je me consacrais à la sociologie. Nous étions simplement des amis. Il n'y avait pas de sentiments amoureux entre nous. Nous avions l'habitude de partager nos soucis, nos joies, nos réflexions, de nous entraider.
C'était un mercredi. Il m'était impossible de fêter mes vingt ans en famille. La grande réjouissance familiale était prévue pour le vendredi soir, le samedi étant consacré à la soirée avec les copains. Il avait donc été convenu avec Pierre-Antoine que nous célébrerions l'événement en tête-à-tête.
Pierre-Antoine me dit : "Je t'ai offert du champagne parce que je sais que tu adores ça. Je crois aussi que tu apprécies le kir royal. Je t'invite à goûter ceci si tu le permets, c'est meilleur que l'habituelle crème de cassis et à peine plus alcoolisé. Tu m'en diras quelque chose." Pierre-Antoine sortit une petite fiole de la poche intérieure de sa veste et demanda : "Je peux ?" J'acceptai. Il versa quelques gouttes d'un liquide rose dans mon verre ainsi que dans le sien. J'y goûtai. C'était d'une saveur fort comparable à celle d'un kir.
Nous nous mîmes au travail. Je relus le brouillon d'une analyse réalisée pour mon cours d'anthropologie. Pierre-Antoine fit quelques commentaires et j'apportai les corrections utiles.
Pierre-Antoine s'en alla, me laissant la bouteille de champagne aux deux tiers vide et la petite fiole. Après son départ, je bus encore un fond de champagne puis rangeai bouteille et fiole dans le frigo.
Bientôt, je me couchai. Mon sommeil fut plutôt agité. J'avais très chaud. J'attribuai cela à l'excès d'alcool. Mais lorsque je me levai pour me rendre aux toilettes, je me sentis vaseuse. Je constatai que mon corps était recouvert de quelques poils blancs. Je pensai que ma couette, dont l'intérieur contenait des plumes, était peut-être trouée et ne m'en inquiétai pas. La fatigue était telle que je replongeai rapidement dans les bras de Morphée.
Je connus plusieurs phases de réveil qui ne durèrent que quelques secondes. Chaque fois, j'éprouvai de légères douleurs, courbatures et élancements un peu désagréables sans plus. Il me sembla aussi qu'au fil des heures je rapetissais de plus en plus. Progressivement j'occupais moins de place dans mon lit et ma couette vint à me recouvrir entièrement. Quand mon réveil sonna et que je m'étirai, je dus me rendre à l'évidence : mes mains n'étaient plus des mains, elles étaient de simples et insignifiants doigts. Difficile d'éteindre mon réveil, je n'eus d'autre solution pour l'arrêter que de le faire tomber d'un coup de patte. Mon corps avait nettement moins de volume. J'étais devenue une petite chose !
Je voulus passer la main sur mon visage, mon tronc, mes membres. Cela me fut impossible. Je tentai de me rassurer. Je conclus d'abord que je faisais une sorte d'allergie qui perturbait mes sens. Par la suite j'envisageai que j'avais probablement été droguée et que tout cela n'était qu'illusion. Peut-être aussi étais-je en proie à une crise de delirium tremens ?
Je sortis du lit : dans le miroir de ma garde-robe, je vis un chat, un chat sacré de Birmanie, à la robe blanche, gracieux, très beau. Je bougeai une patte et le mouvement se refléta dans le miroir. Ce chat, c'était moi…
J'avais deux oreilles, deux yeux, un nez, quatre pattes, une queue, un corps dodu. J'avais de joies courbes, mais je n'étais plus celle que j'avais été. J'aurais voulu savoir ce qu'il s'était passé. J'aurais voulu me rendre chez Pierre-Antoine. Quand je me trouvai devant la porte d'entrée de mon kot, je remarquai qu'elle n'était pas tout à fait fermée. J'aurais donc pu me déplacer dans l'immeuble. Mais soudain j'avais honte, honte d'être ce que j'étais. J'étais aussi terrorisée. Une idée s'imposa à moi : un chat vit moins d'années qu'une femme, allais-je bientôt mourir ?
Paniquée, je voulus boire et manger un peu, pour tenter de réparer le mal qui m'avait été fait et qui en première analyse pouvait sans doute avoir été causé par le kir royal et les sushis. Dans un premier temps, je bougeai dans tous les sens pour rétablir un semblant de normalité. Cela fut sans effet. Ensuite, je cherchai de quoi me restaurer.
Je lapai un fond de café resté dans un bol près de l'évier. J'avalai quelques chips. Je bondis sur le canapé et m'y allongeai. Je m'y rendormis. À mon réveil, je sortis de mon kot pour me rendre chez Pierre-Antoine. C'est alors que, sur le palier, je vis un autre chat sacré de Birmanie. Il miaula en m'observant… Je crûs saisir dans les sons qu'il émit un mot qui revint plusieurs fois : "dea…ler, dea…ler". Je choisis de rentrer chez moi et l'autre chat me suivit.
Deux jours plus tard, on affichait des avis de recherche concernant ma disparition et celle de Pierre-Antoine. Bien malin qui aurait pu nous retrouver !
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"Si aucun éditeur n'accepte ton manuscrit, c'est que quelque chose cloche vraiment. Cesse de t'acharner", me dit Jean-Marc lorsque je lus à haute voix la lettre des Éditions Hardiesses m'annonçant que mon manuscrit ne correspondait pas à leur ligne éditoriale. Ce n’est qu’au bout de la quatrième réflexion de Jean-Paul, que j'avais deviné qu'il ne cherchait qu'à me décourager, à m'empêcher de faire ce à quoi j'aspirais le plus et que m'était revenue en mémoire une des phrases favorites de Papa." "Un pas à la fois, un jour après l'autre, on construit son savoir, son succès, on approche du but.".