Texte 6 : concours "Les petits papiers de Chloé" ; "Lâcheté(s)"
Niccolò
Dire adieu à Niccolò fut inqualifiable. Mais quel choix pourrait-on avoir, expliquez-moi, à seize ans ? Je ne pouvais pas avouer à mes parents ma flamme pour lui. Ni que je refusais de repartir chez nous, en Belgique. Alors, j’ai pleuré et pleuré encore. En silence. Bruyamment. J’ai caché mon visage quand les larmes débordaient aux moments inopportuns. J’ai couru me cacher dans ma chambre où son débardeur, imbibé de l’odeur de sa sueur séchée, était caché sous mon matelas. Le débardeur qu’il portait durant une partie de volley-ball endiablée… Le débardeur que j’ai réclamé, la veille de mon départ, et que j’ai chéri toute ma vie. Comme la relique de notre amour.
Niccolò, mon Italiano, travaillait, cet été-là, dans la station balnéaire de l’île Fitzroy où nous séjournions alors, mes parents et moi. Il était très sûr de lui et presque arrogant. Moi, j’étais une pauvre andouille que personne ne remarquait jamais. Mes seize ans m’étouffaient, cet été-là… Niccolò était un adulte de vingt-six ans, et je le vénérais. Il était si grand ! Si physiquement parfait ! Si « tout » ! J’étais, moi, d’une insignifiance rare… Pourquoi aurait-il posé ses yeux sur moi ?
Pourtant, il le fit. Mais jamais il ne m’encouragea. Bien au contraire, il me repoussa. Mais sans toutefois me brusquer. Jour après jour, croyez-moi, je fis tout mon possible pour le faire céder.
Une nuit, sur une plage de corail, je lui avouai mes sentiments. Il sourit, puis murmura que je lui compliquais grandement les choses. Lorsque je l’embrassai sur l’épaule, il me repoussa encore, m’intimant de rester sage. Je n’avais pas envie d’être sage ! Je l’aimais à la folie… Au bout de peut-être une minute, il pivota, se pencha sur moi et, finalement, m’embrassa. J’en eus le souffle coupé… Il ricana, mais pas méchamment. Je devais le regarder comme s’il était une star hollywoodienne.
Je me blottis contre son torse et voulus le caresser, l’embrasser encore, mais il resta de marbre. « Je t’ai donné ce que je pouvais te donner », dit-il comme un lourd regret.
Mais, quelques jours plus tard, dans ma chambre, juste à côté de la chambre de mes parents, nous fîmes l’amour… aussi discrètement que possible. Ce fut magique ! Les détails m’appartiennent…
Pendant la dernière semaine de nos vacances en Australie, nous ne nous quittâmes plus. Mes parents soupçonnaient quelque chose, bien sûr, et je me souviens lui avoir dit que je ne voulais pas qu’il ait des ennuis. « Chut… », me dit-il. Cette semaine fut merveilleuse, mon Dieu ! Mais notre séparation fut la mort de mon adolescence. La déchirure de mon âme qui ne guérit jamais vraiment.
On s’écrivit… On se téléphona… Cela dura des mois. Un jour, fatalement, il me dit qu’il avait rencontré quelqu’un. Je crus mourir, mais je lui souhaitai évidemment tout le bonheur qu’il méritait. « Je t’aimerai toujours », dit-il avant de raccrocher. « Je t’aimerai jusqu’à ma mort », répondis-je.
Les années passèrent. Dix années passèrent. Nous nous retrouvâmes par hasard, un soir, dans un restaurant en Italie. J’étais accompagné. Lui aussi.
Nous échangeâmes un long sourire. Un sourire qui exprimait joie et frustration. Je me levai et me dirigeai vers les toilettes, espérant le voir me suivre. Il le fit.
Les yeux débordant de larmes, nous nous donnâmes une longue et chaleureuse accolade, et nous échangeâmes un baiser intense. Sa langue m’électrisa. Quel bonheur ! Quelle torture !
« Je n’ai jamais cesser de penser à toi », m’avoua-t-il. « Je n’ai jamais cessé de t’aimer », avouai-je à mon tour. « J’ai toujours ton débardeur. Il est toute ma vie. »
Mais notre vie nous attendait… Nous retournâmes donc chacun à notre table, le cœur en mille morceaux. Il fallait faire semblant. Il ne fallait pas blesser les nôtres.
Au moment de partir, il fit mine de bousculer ma chaise. Une excuse pour poser une dernière fois sa main sur mon épaule. Mes larmes coulèrent malgré moi. Je ne le revis plus jamais.
Ma vie ne fut pas laide. Pas du tout. Mais elle ne fut pas complète. J’ai aimé, sincèrement. J’ai donné, très sincèrement. Mais mon cœur était irrémédiablement malheureux.
Aujourd’hui, j’ai 58 ans, et je viens d’apprendre la mort de Niccolò. Je n’ai jamais autant souffert. Jamais autant pleuré. Et je maudis notre lâcheté et le carcan de la bienséance.
Je n’ai plus la force d’écrire, pardonnez-moi… Je sens les médicaments m’aspirer dans le néant qui me réconfortera. Je viens te retrouver, mon Italiano ! Je viens te retrouver sur cette île, en Australie. Sur cette île où, sans le vouloir, tu m’as volé ma raison. Je t’aime tellement…