"Et si 2012 voyait la fin de l'humanité ?" ... Texte 4
Leçon de tricot, leçon de finance
Chantal tricote, et le clic clic clic de ses aiguilles, un peu glissant, se noie dans ses vieilles mains adroites. Un pull pour sa petite fille, a-t-elle annoncé. Violette – que Chantal ne nomme qu’en chantonnant Viiii-o-lette-bi-cy-clette ce qui s’est hélàs étendu aux autres pensionnaires fréquentant la salle commune – Violette donc fronce les sourcils en tentant de deviner à quoi ressemblera cette étrange orgie de couleurs, matières et points. Chantal est allée en taxi – oui, en taxi !!! – à 25 kms de là chez Travaux d’aiguilles, douce nostalgie, et y a acheté des pelotes de ce qu’il y avait de plus cher, et en plusieurs teintes assorties : de la soie torsadée, de fines lanières de cuir enlacées avec du ruban, une laine rarissime au nom plus obscur que celui du plus reculé des villages du plus reculé des pays dans la plus reculée des chaînes montagneuses. On lui avait expliqué que c’était le nom du mouton dans la langue locale – laquelle encore ? – entre 11 et 13 mois exactement, moment précis durant lequel sa laine avait cette texture bien particulière et unique. Elle avait acheté des boutons taillés dans des galets de la rive nord du lac Titicaca, là où une algue toxique leur donne une coloration inimitable.
Violette et les autres s’étaient échangées un regard tout d’abord ironique, et puis inquiet. Car Chantal n’était pas riche. Le home était de ceux « pour personnes indigentes ». Elles étaient toutes très adroites à extraire d’un euro tout le suc qui pouvait en sortir. On trempait deux fois son sachet de thé dans la théière, gardant la seconde pour les amies moins proches ou les profiteuses. On raccommodait les collants. Les cuillers tournaient longtemps et bruyamment dans les raviers de flan aux œufs. On se penchait au risque de piquer du nez pour ramasser une pièce de 20 centimes. Et voilà que Chantal jouait les dispendieuses, tout d’un coup !
C’est qu’elle changeait, c’était indéniable. La semaine d’avant elle avait été commander, chez Mignardises et gourmandises, un assortiment de petits fours par téléphone et se les était fait livrer comme une impératrice au home. Madame Groulard au secrétariat avait tout d’abord pensé qu’il s’agissait d’une mauvaise blague mais Chantal était arrivée en trottinant, son billet de 100 euros roulé dans la main tremblante, et lui avait demandé si elle pouvait organiser une petite réception d’anniversaire dans la salle commune. « Mais… votre anniversaire est le 28 décembre, Madame Loubet ! » à quoi elle avait ri avec espièglerie et décrété qu’elle avait plutôt l’intention de célébrer quelques non anniversaires d’ici là. Mince ! On n’était qu’en février… elle allait se ruiner à ce tarif-là.
Mais comment faites-vous pour l’argent, Chantal ? finit par demander Mademoiselle Simard, la vierge du logis comme on l’appelait en cachette car elle se vantait de n’avoir pas connu l’homme ce qui naturellement ne la faisait pas envier des autres. « J’emprunte à mon frère et à mon fils » répondit Chantal, avec le sourire sûr de lui de qui se sait un fin stratège. » « Mais enfin… ils savent quels sont vos revenus… ils savent que vous ne pourrez jamais rembourser ! » Mademoiselle Simard laissa percer un peu d’énervement devant cette accumulation de sottises, de l’emprunteuse aux prêteurs. « Je leur ai fait croire que j’allais recevoir un magot ! Un héritage d’un parent oublié en Amérique » expliqua Chantal, prenant un ton de conspiratrice tout en enfonçant la pointe de l’aiguille dans une maille, clic clic clic. « Quoi !!!! » et la voix aiguë de la vierge du logis fit trembler les vitres de sa saine indignation, « mais c’est impensable, Chantal ! Vous volez votre frère et votre fils ??? » « Mais non, voyons ! » se défendit Chantal, très contrariée parce que la surprise lui avait fait lâcher une maille « ils n’ont pas vraiment besoin de cet argent, aussi il ne leur manquera pas ». Elle se concentrait sur sa maille et son ton indiquait nettement que Mademoiselle Simard aurait mieux fait de connaître l’homme comme tout le monde plutôt que d’être tatillonne comme une dentellière. Mais la vierge du logis avait son point fort. Elle était raisonneuse et aimait aller au fond des choses, ce qui avait à la fois tenu les hommes loin de son lit mais aussi lui avait mérité que l’on ne discute jamais devant elle. Règle absolue que Chantal venait de négliger. « Mais c’est immoral, Chantal ! Immoral, ne le comprenez-vous pas ? Ils comptent sur cet argent que vous prétendez attendre d’Amérique et savez ne jamais arriver… » . L’émotion fait que son verbe s’accélère et que ses lèvres bougent frénétiquement, envoyant quelques postillons sur la tab le de formica et imposant à son dentier des soubresauts plutôt disgracieux qui n’échappent pas à Chantal.
« Gardez votre râtelier en place, Mademoiselle Simard ! » Elle les regarde par-dessus ses lunettes, et ne peut manquer leur expression choquée : les lèvres de ses compagnes sont retroussées et tremblantes, secouant quelques poils épars et dénudant des dents de tous les modèles. Des vraies, jaunes et déchaussées, des fausses à la régularité d’une fermeture éclair, et des absentes. Elle se met à rire et, posant son tricot sur les genoux, l’expression emplie d’une bonhommie bienveillante elle explique :
« Le 21 décembre 2012, les enfants, c’est la fin du monde ! Alors, c’est le moment ou jamais de claquer tout ce qu’on a ! Ma nièce, elle n’aura que quelques mois pour se pavaner dans son pull de folle, mais elle sera contente. Et après-demain, je vous invite à un autre non-anniversaire ! »