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Didier Fond nous propose un nouvel extrait de son roman "Les Somnambules"

Publié le par christine brunet /aloys

Une chaleur lourde, obsédante, écrase la ville. Quel mois sommes-nous ? Quelle date ? Les saisons n’existent plus. Je sais qu’il est midi lorsque le soleil culmine à l’horizon, je sais que c’est le soir quand le ciel s’obscurcit. L’alternance du jour et de la nuit est le seul point de repère temporel qui nous reste. Quand je pense qu’avant, chaque heure avait sa signification, sa fonction, ses occupations… Tout était si bien réglé qu’il me restait peu de temps pour me rendre compte que, justement, le temps passait, à une vitesse démentielle. Il continue, d’ailleurs. C’est bien la seule chose qui n’a pas changé. J’ai seulement désormais la possibilité de le regarder s’écouler et l’entière liberté de ne faire que cela et paradoxalement, c’est au moment où je pourrais enfin le toucher du doigt, le matérialiser, que je m’en désintéresse le plus…

 

Nous marchons en silence dans les rues désertes. Pas un bruit. Je me souviens de mes premières promenades, seul, à travers la ville. J’ai parcouru des kilomètres à la recherche d’un visage, d’une voix, d’une présence. J’aurais préféré, je crois, marcher au milieu d’un champ de ruines. Mais tout avait l’air si tranquille, si semblable à ce qui existait avant… J’avais devant les yeux une ville qui ressemblait traits pour traits à celle que j’avais quittée quelques jours auparavant, absolument intacte, mais vide, abandonnée à son sort, condamnée à contempler dans les eaux de ses deux rivières le reflet de sa propre agonie.

 

Toutes ces maisons qui me dévisageaient de leur mille yeux grand ouverts, qui semblaient se pencher sur moi, me suivre du regard tandis que j’avançais le long des avenues et des quais déserts… Je me revois marchant au hasard, monologuant à voix haute, essayant même parfois de chanter pour briser l’angoissant silence qui m’entourait ; et, saisi, d’une véritable folie, grimper quatre à quatre l’escalier d’un immeuble, marteler toutes les portes de mes poings, crier les noms que je lisais, gravés sur les plaques de cuivre, redescendre, recommencer ce manège dans un autre immeuble, jusqu’à ce que, ivre d’épuisement et de peur, je m’effondre en pleurant sur les marches, la tête entre les mains. Comment, à cet instant-là, ai-je résisté à l’envie d’en finir ? Comment, alors que j’étais parvenu au bord du fleuve, ai-je eu le réflexe de me rejeter en arrière et de m’enfuir loin de la tentation ? Comment enfin, arrivé chez moi, ai-je pu tenir toute une nuit, assis sur une chaise, le regard fixé sur la bougie qui se consumait, partagé entre l’intense désir de mourir et la terrible peur de la mort ? Sans doute n’avais-je pas atteint le dernier degré du désespoir, acquis cette morne résignation, cette indifférence de ceux qui ont connu le pire et qui n’ont plus rien à attendre, plus rien à espérer et plus rien à redouter.

 

A deux, c’est différent. La conversation permet d’oublier un moment l’absence de la foule et le silence. Tandis que nous nous dirigeons vers les quais du fleuve, je l’entends me raconter sa vie dans son village de montagne. Il me parle de sa solitude, de cette envie chaque jour plus forte qui le tenaillait : partir. Ce n’est pas la première fois qu’il évoque devant moi son existence de reclus, et c’est d’une oreille distraite que j’écoute pour la énième fois ce récit. Il ne lui aura pas fallu bien longtemps pour attraper le virus de Saint-Jean : raconter sa vie dans les moindres détails, à la moindre occasion, devant n’importe quel auditoire, aussi réduit et inattentif soit-il. Fera-t-il bientôt comme Eralda qui tient de longs discours à son reflet dans le miroir ?

Publié dans extraits

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Cathie Louvet nous propose un nouvel extrait de son roman historique "de glace et de feu"

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

EXTRAIT DU CHAPITRE 7 :

Harald, captivé par les mouvements du barreur qui maniait avec une grande dextérité le styri, safran latéral, toujours placé à tribord de la coque, s’était glissé à la poupe. Près de lui, Anwind, le pilote, qui connaissait la route comme sa poche, indiquait les écueils à éviter, les passages à emprunter. Une brise légère faisait flotter les cheveux de l’enfant qui se tenait debout, bien campé sur ses deux jambes, regardant dans la même direction que le barreur. Le soleil était encore haut et faisait reluire la mer telle un plat d’étain. Sa main droite protégeant ses yeux des reflets aveuglants, il se retourna et scruta la côte danoise qui s’éloignait de plus en plus jusqu’à ne plus être qu’un petit point dans le lointain. Malgré l’ivresse de l’aventure qui le ravissait, il eut un pincement au cœur, se demandant s’il reverrait un jour sa patrie, la terre de ses ancêtres, là où son père reposait. Au bout d’un moment, il fixa à nouveau son regard devant lui, vers le nord-ouest, appréciant la limpidité du ciel.

La petite flotte avait atteint le large et s’ébrouait sans entrave. Elle dansait au milieu des vagues et des oiseaux marins. Harald sentit alors tout son être se pénétrer de cet intense sentiment de liberté que procurent les voyages en mer. Ce jour-là, tout comme Eryndr, il comprit que cette attirance était bien plus forte, plus puissante que tout amour humaine, il le comprit et pardonna. Il sut que son destin se trouvait là, sur un navire, chevauchant les mers en une quête éternelle dans l’espoir d’assouvir cette soif d’absolu, cette recherche de son être intérieur, solidement ancrée au fond de ses entrailles.bateau viking 2

En fin d’après-midi, le vent se leva. Les vagues se creusèrent. Les passagers prirent leur repas puis s’installèrent pour la nuit. Les membres de l’équipage mangeraient plus tard dans la soirée, en fonction des occupations de chacun. A la tombée de la nuit, Brikarnef répartit les tours de garde. Il resta attentif à la marche de la flottille car le vent fraîchissait toujours et la vitesse des navires était à son maximum, compte tenu de leur charge. Les rudes toiles renforcées de lanières de peau faisaient grincer les écoutes de cuir tressé sous la pression du vent. Les rameurs se reposaient. Certains mangeaient, d’autres jouaient aux dés. Harald regardait le mât qui, bien calé dans son évidement, semblait d’une solidité à toute épreuve. Les autres membres de l’équipage prirent leur poste pour la nuit.

Le capitaine donna l’ordre de fixer les tentes, toiles de laine grossière renforcées de cuir et doublées de bure afin que les passagers puissent dormir, chaudement enveloppés dans des couvertures en peau de renne . Les tentes étaient de la même fabrication que la voile et pouvaient, le cas échéant, la remplacer. Les hommes la tendirent au milieu du navire sur son armature en bois constituée de deux paires de montants dont les extrémités se croisaient et s’ornaient en leur sommet de têtes d’animaux sculptées. Elle lui donnait une forme de toit évasé qu’on arrimait solidement aux couples et aux taquets. Son sommet ne dépassait guère la hauteur des boucliers au-dessus des platsbords, afin qu’elle ne gênât ni la navigation, ni la vision du pilote et ne donnât pas prise au vent .A l’arrière et sur la droite du knorr, il pouvait aisément voir l’horizon et toujours distinguer le cou du dragon dont la tête ricanante, artistement sculptée elle aussi, se dressait haute et fière au-dessus des flots, dominant à la fois le navire et l’océan. Sous la toile, il fallait se courber et on y restait assis ou couché, mais avec un peu skye 5d’ingéniosité, Frida en fit un lieu de repos confortable. On alluma des feux et on resserra la surveillance, doublant les hommes de proue et les flancs-gardes. Les barreurs des cinq knorrs observèrent alors les sévères consignes de pleine mer : garder le cap, les distances et le contact avec le bateau de devant comme avec celui de derrière. Brikarnef fit réduire la voile pour la nuit. La flottille aborda les Orcades au matin. Le capitaine y avait prévu une courte escale pour écouler une partie de sa marchandise. Grâce aux hauts fonds qui entouraient l’archipel, les navires purent jeter l’ancre dans une baie abritée où poussaient quantité d’algues géantes, près de la côte de l’île la plus méridionale, à l’entrée du détroit de Pentland, au large de la côte écossaise. Pas d’arbres en ces lieux sans cesse battus par les vents. Sur les collines verdoyantes, on apercevait seulement des moutons blancs, disséminés çà et là, paissant en toute liberté. Une clarté particulière, reflétée par l’océan, donnait au paysage habituellement austère une agréable douceur. La brise marine faisait frissonner les bruyères.

Publié dans l'invité d'Aloys, extraits

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Didier Fond nous propose un extrait de son nouveau roman "Somnambules"

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

A ces questions non plus, je ne peux pas répondre. Il a raison. Rien, avant son retour, ne me retenait ici. Et même aujourd’hui, absolument personne ne se soucie de ce que je fais. Que je décide sur l’heure de partir, qui donc se mettra en travers de ma route ? Eux ? Ils n’en ont pas les moyens. Lui ? Il n’est pas un obstacle. Il ne me demande rien et je ne lui dois rien. Mais sa présence est un si bon prétexte pour ne rien tenter, une si bonne excuse à ma faiblesse…

 

Oui, je suis resté. Pas un seul instant, je n’ai songé à déserter une seconde fois la ville. Mon premier départ ne m’avait pas mené bien loin. Je pensais alors que je n’avais pas le choix, que ma survie dépendait de mes facultés d’adaptation à l’univers chaotique de l’extérieur. Je ne voulais plus rester dans la ville, assister à son agonie ; le spectacle de ses derniers soubresauts m’était insupportable. Un matin, à mon tour, je m’étais jeté sur les routes. Il était temps. Au fracas des cris avait succédé une rumeur de plus en plus ténue, et la vague de silence, descendue des collines, s’était lentement infiltrée dans les artères, étouffant les uns après les autres les centres vitaux, ensevelissant sous une chape éternelle l’ultime étincelle de vie. Je savais ce que j’attendais de ce départ : la vie avait déserté la ville, je devais la chercher ailleurs, n’importe où, sous d’autres cieux, proches, éloignés, je n’en savais rien. J’ai marché, marché, sans but précis, sous un soleil de plomb, J’ai contemplé, incrédule d’abord, puis envahi par un effroi monstrueux, ce que m’offrait l’extérieur : le désert, le vide absolu. J’ai compris alors que tout était inutile. Le silence avait été plus rapide que moi, il m’avait devancé, étendant son empire jusqu’aux lointaines montagnes qui barraient l’horizon. Il ne m’avait épargné que pour me permettre de contempler ma défaite, et il ricanait près de moi, me glissait à l’oreille que tous mes efforts étaient vains. Je pouvais bien me tourner de tous côtés, revenir, continuer, aller à droite, à gauche, je le trouverais toujours sur ma route, impitoyable, monstrueux. J’étais son jouet ; ce que j’avais cru être mon ultime sursaut de volonté n’était en fait que mon premier geste de soumission. Il ne me restait rien, sinon la certitude, aveuglante, qu’il n’y avait plus rien à chercher.

 

Un vent violent a tout à coup balayé la plaine, me jetant au visage la poussière de la route, m’obligeant à fermer un instant les yeux et à me détourner. Devant moi, plat, monotone, mais paré de toutes les séductions de la résignation, s’étalait le chemin du retour. Le silence et le vent m’ont enveloppé, m’ont chuchoté des mots que mon esprit se refusait à comprendre, et à la douceur insidieuse de l’un s’ajoutait la force pressante de l’autre. Je me suis senti poussé sur la route, en direction de la ville. Ma seule chance de salut, c’était d’obéir à l’instinct, de revenir chez moi, là où tout avait commencé et où, un jour, tout s’achèverait.

 

Et puis, cette ville était mienne. J’y étais né, j’y avais grandi. Mes racines étaient là, enfouies sous les pavés disjoints et brûlés par ce soleil de fin du monde. Nulle part ailleurs je n’aurais pu trouver meilleur refuge. Il le sait bien pourquoi nous nous sommes retrouvés tous deux au même endroit. Il m’arrive parfois de me sentir étranger dans ma propre ville ; je ne reconnais plus son visage. Ses rues vides, ses collines immobiles, ses quais silencieux appartiennent à un autre monde, presque à une autre dimension. Mais je me sentirais bien plus perdu s’il me fallait la quitter une seconde fois et essayer de vivre ailleurs, sous un ciel inconnu, entre des murs plus hostiles que ceux qui nous entourent et qui, eux, ne sont qu’indifférents à notre malheur. Ce décor tant contemplé, aimé et regretté est tout ce qui nous reste de notre passé. Il est tellement plus facile de se taire, de ne rien faire, d’attendre, tout simplement, avec nos souvenirs et notre angoisse pour nous faire prendre patience. Nous voulons à tout prix survivre, mais c’est pour mieux pouvoir effacer derrière nous toute trace de notre existence. Un jour, cette absurdité prendra fin. Il nous faudra bien mourir ; que ce soit chez nous, parmi les reliques de ce qui fut notre passé.

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Thierry-Marie DELAUNOIS nous propose un second extrait de son roman "Auprès de ma blonde"

Publié le par christine brunet /aloys

Elle ouvrit les yeux, le fixant instantanément de son regard brun acajou d’une profondeur insondable, le happant lui et toute son énergie d’homme, le laissant le souffle court, ce qui le fit stopper net dans sa progression, son désir évanoui, son envie de la connaître ayant fondu comme neige au soleil. Comment était-ce possible? Il ne cilla pas, prenant soudain conscience qu’il lui fallait ni baisser ni lever le regard pour tenter de lui échapper, belle et curieuse connexion incompréhensible à ses yeux, le cas de le dire, elle poursuivant son observation silencieuse, comme dans l’attente, son visage reflétant une indéniable franchise, mais quelque chose d’autre s’y mêlait. Un certain effroi? Et allaient-ils se parler? Bien qu’il n’en menait pas large, il soutint son regard limpide, crut soudain apercevoir comme une ébauche de larme dans le blanc de ses yeux. Serait-il le premier homme à ne pas battre en retraite, suscitant chez elle une émotion peu perceptible mais bien réelle?

Bien que rivés l’un à l’autre sans mot dire, un changement se produisit de part et d’autre: surgit en elle un singulier soulagement la menant à esquisser un sourire d’une infinie délicatesse; en lui, une volonté inébranlable, celle de se jeter à l’eau sans bouée non dans le but de la séduire, de la conquérir, mais d’atteindre ce tréfonds, le fond de son être. Car il avait ressenti comme un appel. Un S.O.S. lancé de très loin mais le message lui paraissait flou. Rêvait-il? Serait-il parvenu à franchir la barrière qu’elle avait dressée probablement pour la forme, histoire de ne pas passer pour une fille facile prête à se jeter dans les bras du premier venu par manque d’amour?

Le manque d’amour, du véritable amour qui unit deux êtres naviguant sur la même longueur d’onde, à l’unisson, reliés par cette mystérieuse alchimie tenant principalement du coeur et de l’âme… Cela existait-il? A cet instant il se le demandait; il lui semblait également qu’ils avaient tous deux de précieuses affinités. Sans qu’une seule parole ait été échangée, sans qu’ils aient eu l’occasion, la chance, de faire connaissance ne fût-ce qu’un brin. Possible? Il y croyait, l’auteur, l’expression de son visage s’étant entre-temps fermée. Retour sur sa garde, lui semblait-il, après une esquisse d’ouverture. Perplexe, il leva les yeux au ciel, se déconnectant d’elle à l’instant - heureux ou malheureux? - où un perfide pigeon lâcha sur lui son surplus - pas nécessaire ici de préciser… - qui atterrit brutalement sur son front. Un tir au but.

Sa stupéfaction, qui céda aussitôt le pas à un dépit manifeste, n’échappa point à la belle, déclenchant son hilarité à laquelle succéda un fou rire dantesque devenant en un quart de tour incontrôlable. La totale. C’était si drôle, un homme victime d’un pigeon! Elle le vit alors sortir son mouchoir, rouge de colère et de confusion, étalant sans le vouloir la fiente. C’était le bon mot. Le pauvre! Lui porterait-elle secours? Impossible à cet instant car elle se bidonnait assise sur le banc, les mains sur le ventre, sa chevelure dissimulant son visage, le buste incliné vers l’avant. Quand avait-elle autant ri pour la dernière fois? Elle ne s’en souvenait pas. Un siècle? Deux?

  • Fameux impact, et je vous fais donc tant d’effet, Mademoiselle? J’en suis heureux, même enchanté!

  • Séréna!

  • Pardon?

  • Séréna! Et toi?

(Auprès de ma blonde, Thierry-Marie Delaunois: extrait II)

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Micheline Boland nous propose un nouvel extrait de son nouvel ouvrage "Voyages en perdition

Publié le par christine brunet /aloys

Micheline Boland nous propose un nouvel extrait de son nouvel ouvrage "Voyages en perdition

"Ce dimanche-là, le hasard m'a amenée sur le marché pour acheter quelques fruits et légumes. Devant moi, Rose-Marie au bras d'un homme en costume sombre ! Ils sont à quelques pas de la basilique, ils y entrent.

Adieu maraîchers, tomates, laitues, prunes et cerises ! L'opportunité est trop belle ! Moi qui mets rarement les pieds dans une église, j'entre à pas feutrés… Je prends un livret de chants comme je l'ai vu faire par d'autres fidèles et je m'avance vers l'autel de la Vierge pour y faire brûler un cierge. Au passage, je salue Rose-Marie d'un signe de tête !

À la sortie de l'office, j'attends Rose-Marie et l'aborde : "Je me suis aperçue que nous étions voisines et que nous fréquentions les mêmes endroits. Puis-je vous proposer de venir prendre l'apéritif à la maison ?

- Qu'en penses-tu, Maurice ?"

Sans attendre la réponse, elle accepte… Je voudrais battre des mains ou sauter de joie comme je le faisais dans mon enfance. Nous regagnons mon appartement. En chemin, Maurice retrace l'histoire de la basilique et des œuvres qu'elle abrite. Rose-Marie raconte des anecdotes amusantes sur les remparts qui jadis entouraient la ville. Quant à moi, je les écoute en approuvant et en établissant le parallèle avec d'autres villes que je connais.

Nous arrivons chez moi, Rose-Marie et Maurice prennent place sur le canapé. Je sers le champagne acheté pour une grande occasion et je prépare quelques toasts au foie gras du Sud-Ouest. Que d'agréables, de si agréables moments ! Je n'en ai plus vécu de pareils depuis longtemps.

Maurice est un homme svelte à l'élégante barbiche assortie d'une fine moustache. Un homme charmant qui se montre fort amoureux de Rose-Marie. Il la couve du regard, sourit à toutes ses interventions. "J'habite à la Résidence Beaumarchais, juste à côté de chez Rose-Marie. Ce sont les travaux de peinture extérieurs des deux immeubles qui nous ont fait nous rencontrer. Nous comptons nous marier à la Pentecôte. N'est-ce pas, ma chérie ?"

C'est ainsi que j'entre dans la vie de Rose-Marie.

Désormais, par temps sec, l'après-midi, je vais m'asseoir au parc, à gauche de Rose-Marie tandis que Jocelyne est à sa droite. Parfois, Rose-Marie et moi allons faire des courses dans le quartier. Tout serait pour le mieux s'il n'y avait cette réticence que je sens chez Jocelyne. Rose-Marie m'en a parlé d'ailleurs ouvertement : "Jocelyne me dit de me méfier de toi. Je crois qu'elle ne t'aime pas beaucoup parce que tu ressembles à la maîtresse de son mari. Vous êtes toutes les deux petites et minces. Vous avez toutes les deux le visage rond et les cheveux permanentés. Elle trouve que je te fais trop facilement confiance. Elle est comme ça, Jocelyne, elle juge facilement sur les apparences. Depuis son divorce, elle suspecte souvent les gens de manœuvres pas très droites. Tiens, Maurice par exemple, elle trouve que mon fils n'a pas tort de le juger plus attaché à mon argent qu'à moi. Elle m'a même conseillé de le tester en disant que je ferai une donation à mes enfants avant notre mariage. C'est incroyable de penser ça !"

Les mois passent. Je continue à côtoyer Rose-Marie, Maurice et Jocelyne. Un goûter, une visite de musée ou une conférence sont souvent à l'origine de nos rencontres. Nous évoquons des sujets personnels. Nous abordons même la question du patrimoine que nous léguerons à nos proches. Rose-Marie évoque ses enfants et son intention de leur donner une grosse somme : "C'est quand on est jeune qu'on a besoin d'argent ! Et puis, c'est une belle façon d'éviter les droits de succession", ajoute-t-elle. Pour ma part, j'explique qu'en plus de mon appartement, je possède quatre studios dans un immeuble à la Côte d'Opale. C'est le dernier investissement fait par mon pauvre Camille ! C'est ma fille unique qui héritera de tout. Une confidence que je fais sans arrière-pensée.

Le temps s'écoule et je remarque que Maurice se fait moins présent. Il se montre aussi moins empressé à l'égard de Rose-Marie. C'est évident, il est moins prompt pour l'aider à enfiler son manteau ou pour avancer sa chaise. Il est vrai que, suivant les conseils de son fils et de Jocelyne, Rose-Marie s'est décidée à faire les fameuses donations.

Le vingt-quatre décembre au matin, Maurice me téléphone : "Danielle, je suis si malheureux de vous savoir seule en ce jour de réveillon. Voulez-vous me tenir compagnie ? Je serai seul également. Comme vous le savez, Rose-Marie est partie chez son fils. Je vais à la veillée à la basilique à dix-huit heures trente. En rentrant, je mangerai ce que j'ai commandé chez le traiteur. Quand il y en a pour un, il y en a pour deux ! Demain, je serai dans ma famille. Ce sera vraiment à la bonne franquette. Je viendrai vous chercher vers dix-huit heures, si vous le voulez bien."

J'accepte de bon cœur. Toute l'après-midi, j'essaie mes tenues de soirée avant de fixer mon choix sur une robe légèrement moulante en soie bleue. Je prends un bon bain. Je me fais un brushing. Je me maquille légèrement et je me parfume. Assise sur mon canapé, j'attends Maurice en me levant toutes les minutes pour vérifier dans le miroir du hall que rien ne cloche dans mon apparence. Jamais, je n'aurais imaginé ce réveillon de Noël en compagnie d'un homme !

On sonne. C'est lui ! Toute fébrile, je descends. Malgré le froid piquant, Maurice a laissé son pardessus ouvert. Pour l'occasion, il porte un costume noir, une chemise blanche et un nœud rouge fort élégant, ma foi !"

(Tiré de "Trois femmes sur un banc")

Micheline Boland

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