extraits
Un extrait de Meurtres Surnaturels, volume I : Les Métamorphoses de Julian Kolovos Par Joe Valeska
Sa douleur à l’épaule l’éprouva de nouveau, toujours sans prévenir, mais un peu plus violente, cette fois… Il grimaça.
– Ça ne va pas recommencer…
Une furieuse envie de sucre le poussa à redescendre dans le grand salon où, peut-être, avec de la chance, des chocolats et des pâtes de fruits traîneraient encore sur la table. Il avait surtout besoin de s’éloigner de sa chambre, tout au moins un instant, le temps de retrouver son calme.
La présence d’Ornella dans la pièce, toute seule, à genoux devant la cheminée et semblant fixer son contrecœur – Excalibur dans la pierre –, le surprit quelque peu. Son boa en plumes traînait par terre comme une vieille serpillière. Il s’approcha d’elle à pas de loup… mais s’arrêta net quand sa belle-mère éclata en sanglots.
– Ornella ? Est-ce que tout va bien ? lui demanda-t-il.
– Julian ! cria-t-elle. J’ai failli… mourir de peur ! Ça ne se fait pas, voyons, d’arriver dans le dos des gens de cette manière !
– Excuse-moi…
– Il est tard. Tu n’arrives pas à dormir ?
– J’ai fait un affreux cauchemar… Je recevais la visite du fantôme des Noëls passés.
– C’est fascinant, répondit-elle, hagarde.
– Et ça ? Qu’est-ce que c’est ? voulut-il savoir après avoir remarqué le papier froissé dans ses mains. C’est à cause de cette lettre que tu pleurais ? Et ne viens pas me dire que tu ne pleurais pas. Ton rimmel coule.
– Tiens, lis, je t’en prie, dit-elle en tendant le papier à Julian. Mais je dois te prévenir : tu ne vas pas apprécier ce qui y est écrit… Surtout après ce réveillon de Noël lamentable.
– Ne remue pas le couteau dans la plaie, s’il te plaît, Ornella.
Inquiet, intrigué, les sourcils ébauchant une fronce, Julian s’assit en tailleur, croisa les pans de son kimono sur ses cuisses musclées de façon convenable, prit la feuille que sa belle-mère lui tendait et commença la lecture. Ses narines se gonflaient. Ses yeux s’écarquillaient au fur et à mesure qu’ils vagabondaient sur le satané document.
Dans son esprit, le doute n’était plus possible.
Du tout.
– Mais… c’est le testament de mon père ! se récria-t-il. Comment peut-il oser ? Où l’as-tu trouvé ? Et puis, je m’en contrefiche… Ce n’est pas vraiment une surprise. Qu’il aille au diable !
– Comme tu dis, opina Ornella. Comme tu dis, Julian.
– Je n’en crois pas mes yeux ! C’est bien là la preuve qu’il ne m’a jamais aimé. Mais je l’ai toujours su, je crois…
– Aucune attention… Ni reconnaissance… gémit Ornella. Ni pour toi ni pour moi. Rien ! Tout pour ta sainte-nitouche de sœur. Il lui lègue toute sa fortune. L’intégralité. J’ai ramassé ton père à la petite cuillère, moi, quand son maudit théâtre a disparu dans les flammes ! Est-ce qu’il l’aurait déjà oublié ? Comment peut-il me faire ça à moi ?
Et elle se remit à sangloter, avant que son visage ne se changeât en un masque de pure haine qui pétrifia Julian quelque peu.
– Je pourrais le tuer pour ça… susurra-t-elle enfin. Je pourrais les tuer tous les deux. Après tout, ce ne serait que justice.
– Justice ? C’est ta colère et ta déception qui s’expriment là, ma chère.
– Tu crois ça ? Tu te trompes lourdement, Julian. Je veux qu’ils meurent… Oui, qu’ils meurent ! Toi et moi, nous allons assassiner ces deux misérables…
– Les quoi ? Les assassiner ? Tu m’inquiètes, tu sais… Arrête un peu tes conneries, Ornella !
– Vraiment, mon a… ?
Finalement, elle ne prononça pas le mot amour, car elle savait que Julian aurait explosé en entendant ce mot sortir de sa bouche. Il l’avait déjà avertie. À plusieurs reprises.
Son regard seul suffit.
Comme s’il espérait réussir à lire dans ses pensées macabres après la découverte des dernières volontés du vieux, Julian considéra un très long moment la femme de son père, laquelle était devenue son amante d’un soir après qu’il ait tourné dans Wonderful Men.
Cela avait été une chose parfaitement absurde, certes, mais c’était arrivé malgré tout, et ce, malgré quelque quinze ans de différence d’âge.
Alors que toute la famille Kolovos avait été conviée, seule Ornella s’était rendue à la soirée organisée par la société de production pour remercier honorablement les acteurs, toute l’équipe technique et les scénaristes, suite au succès retentissant du film au box-office. Et si Julian avait trouvé le moyen de ranger cette incartade dans le coin le plus reculé de son cerveau, Ornella, elle, en avait-elle fait autant ? La réponse était non. Un grand, un simple NON. Elle était amoureuse de son beau-fils. Elle l’avait toujours été.
– Ornella… Si, d’aventure, je te suivais sur cette voie, que nous arriverait-il, d’après toi ? Réponds, s’il te plaît.
– Nous pourrions vivre tous les deux, se décida-t-elle. Toi et moi. Rien que toi et moi.
– Ça, c’est ce que tu voudrais… dit-il, cinglant. Je faisais allusion à la prison, moi… La prison, Ornella ! Ressaisis-toi, que diable ! Aurais-tu perdu la raison ? Bordel ! Que de haine dans ses yeux…
– Mais je t’aime, Julian ! avoua-t-elle. Je t’ai toujours aimé… Et maintenant que nous savons le mépris que ton père a pour nous deux, je suis prête à tout pour te récupérer ! À tout, mon amour ! Est-ce que tu m’entends ?
– Me récupérer, dis-tu ? Pour un simple écart de conduite sur une banquette arrière ? Tais-toi, Ornella… Je ne veux plus rien entendre ! Ce qui s’est passé entre nous n’était qu’une regrettable erreur, O.K. ? J’ai profité de toi comme tu as profité de moi, et cette histoire honteuse s’est arrêtée au moment même où nous avons pris notre pied. C’était tout ce que tu veux – de la faiblesse, de la frustration –, mais ce n’était pas de l’amour. Ce n’est pas ça, l’amour, Ornella.
– Honteuse ? Tu refoules tes sentiments parce qu’ils te font peur, Julian ! Mais tu ne me trompes pas… Je ferai ce qu’il faut, avec ou sans toi. Pour nous ! Et tu me remercieras.
– Pour nous ? What the fuck ! pensa-t-il, horrifié et plus que jamais sur ses gardes. Je fais quoi, moi, maintenant ? Je fais quoi !?! Si je préviens mon père, ça va tourner au drame… Nous allons tous nous déchirer et l’on m’accusera, moi, d’avoir détruit la famille. Bordel de merde ! Putain… de bordel… de merde !
Julian resta un moment dans l’incapacité de desserrer les mâchoires, espérant que cette soirée se révélerait être un cauchemar saugrenu et rien de plus. Inutile de se pincer, cependant… Il ne rêvait pas. Il le savait.
Il réfléchit longtemps, pressé par une Ornella fébrile.
– Parle-moi, amour… Dis quelque chose. Allez, dis quelque chose !
Mais l’acteur, stoïque, réfléchissait, ouvrant parfois de grands yeux, fronçant parfois les sourcils. Il rumina très longtemps, oui. Et puis, il se ranima brusquement…
– C’est toi qui as raison, dit-il enfin, les yeux au bord des larmes. J’ai assez souffert de son amour sans bornes pour cette abrutie d’Ivana… Ça suffit, la coupe est pleine.
– Julian ? hésita Ornella. Qu’essaies-tu de me dire ? Sois très clair dans le choix de tes mots.
– Je dis qu’il nous faut nous débarrasser d’eux, car il n’y a qu’ainsi que nous serons pleinement vengés. Qu’ils crèvent ! Tous les deux.
– Et comment te faire confiance ? se méfia-t-elle d’abord. Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense, Julian !
– Et là, tu me fais confiance ? s’enquit-il, l’attrapant dans ses bras et la pressant contre lui pour l’embrasser avec fougue.
Elle resta sans voix, puis se mit à pleurer, se laissa aller à un gémissement empreint d’une vive satisfaction. Il la serra contre son torse puissant encore plus fort, jurant ses grands dieux qu’il était avec elle, à la vie, à la mort, et qu’il en avait plus qu’assez de faire semblant, à cause de cette maudite bienséance. Ivana avait toujours reçu tout l’amour, mais ils auraient la vengeance… Ce n’était en rien une question d’héritage ou d’argent, mais une question d’amours-propres blessés uniquement.
Bouleversée à l’extrême, elle le crut.
– Je suis fatigué, lui dit-il en se libérant.
– Est-ce que tu veux…
– N’en dis pas plus, Ornella… Nous devons la jouer plus fine.
– Tu as raison, mais j’ai tellement envie d’être dans tes bras, Julian !
– Moi aussi, mais patience… Et tu dois me promettre une chose.
– Dis-moi…
– Tu ne fais rien d’irréfléchi cette nuit, Ornella.
– Julian… Je ne peux plus ! Je ne veux plus !
– Ornella, pour l’amour de Dieu ! Tu veux briser ma carrière ?
– Mais non, enfin… Tu n’as pas le droit de dire une chose pareille.
– Il faut que nous continuions à faire comme si de rien n’était…
– C’est facile à dire, objecta-t-elle.
– …jusqu’à ce que nous trouvions le plan sans faille, poursuivit-il.
Tout en la couvrant de baisers et de caresses presque indécentes, Julian lui susurra qu’il n’avait pas vraiment envie de faire les gros titres. Pas ces gros titres-là… Qu’ils devraient, en attendant, faire comme si le testament de Francesco n’existait pas.
– Est-ce que je peux te faire confiance, Ornella ? lui demanda-t-il.
– Très bien, abdiqua-t-elle après avoir geint. Comme tu voudras.
– Ne t’inquiète surtout pas, tu n’auras pas à supporter mon père bien longtemps encore, promit-il. Va te coucher, maintenant… Nous avons besoin de prendre un peu de repos pour affronter la journée qui vient.
Sans un regard en arrière, Julian quitta la pièce sous le regard de sa belle-mère transie d’amour. Rapidement, à son tour, elle se leva, résignée à regagner, au prix d’un effort surhumain, la chambre conjugale. Jusqu’à ce jour, elle n’avait pas réfléchi à cela, mais, maintenant qu’elle se sentait trahie et humiliée, Francesco lui semblait rien moins qu’un horrible vieillard miteux. Elle n’avait que quarante-huit ans, après tout, et lui la soixantaine… le fumier !
Joe Valeska nous propose un extrait de son premier tome des Meurtres surnaturels
Jacobo Kolovos
Un extrait de Meurtres Surnaturels, volume I :
Les Métamorphoses de Julian Kolovos
Par Joe Valeska
Le ciel bleu immaculé s’assombrit tout doucement, alors qu’un beau soleil brillait jusqu’alors au-dessus de l’océan Atlantique. Les dauphins tachetés qui surfaient et faisaient des bonds prodigieux aux étraves du Theϊκόs Kolovos disparurent dans les profondeurs.
La pluie commença à tomber, se transformant bien vite en une violente tempête, et les vagues enflèrent jusqu’à devenir bien plus pointues que les ailerons des requins.
Le second, un Gallois trentenaire très distingué de Cardiff répondant au nom de John Lloyd, hurla à tout l’équipage de retourner à son poste. Le bosseman, un homme à la mine renfrognée, nettement plus âgé, reprit l’ordre et commanda les matelots aux manœuvres du pont et des gréements nécessaires, vitales, en de pareilles circonstances. Dans leurs oripeaux trempés qui leur collaient à la peau, leur glaçant cruellement l’échine, ils s’exécutèrent, mais, malgré leur expérience maritime, ils avaient compris où ils se trouvaient, car tel était le but de leur expédition, et cacher leur inquiétude semblait tout bonnement impossible.
La chanson qu’ils se mirent à chanter pour se donner du courage n’y changerait rien.
Ils se turent quand le capitaine Jacobo Kolovos, ancien corsaire du roi George IV, sortit enfin de sa cabine, son singe Saïmiri sur une épaule, lequel jappait, terrifié.
– Du calme, mon petit Laurence… Du calme… susurra-t-il à son compagnon.
Jacobo Kolovos était un homme grand, solide, à la peau hâlée et aux yeux verts expressifs. Il avait de longs cheveux noirs qui tombaient en cascade sur la veste de son uniforme. Un homme qui devait plaire aux femmes, immanquablement. Il sortit une figue de sa poche et la tendit à l’animal. Ce dernier, reconnaissant, avait adopté Jacobo Kolovos après avoir été sauvé de l’étreinte d’un boa constrictor affamé… Cela s’était passé lors d’une expédition au Costa Rica, en Amérique centrale.
Le capitaine ne semblait point troublé, du moins extérieurement, mais étrangement excité. Qu’importe si le Theϊκόs Kolovos tanguait dans tous les sens. De bâbord à tribord et de la poupe à la proue.
Monsieur Lloyd lui demanda comment il pouvait afficher un tel stoïcisme face au destin funeste qui les menaçait tous. La seule perspective d’une mort certaine ne l’effrayait-elle donc pas ? De plus, il avait une femme et des enfants qui attendaient son retour, là-bas dans le Kent, comme lui-même avait une épouse et un tout jeune garçon qui attendaient son retour, à Cardiff, et comme certains des hommes d’équipage avaient leur propre famille, quelque part au Royaume-Uni. Ou ailleurs dans le vaste monde. N’avait-il pas peur de ne plus jamais les revoir ? Lui, il avait très peur.
– Nous voici enfin face à l’aventure de notre vie, Monsieur Lloyd ! lui cria le capitaine. Messieurs, nous avons trouvé ce que nous cherchons depuis des mois ! Le Triangle des Bermudes est là, sous la coque de notre bon vieux rafiot !
– Nous avons une voie d’eau, Capitaine ! hurla un jeune matelot en remontant de la cale à la hâte. Nous pourrions perdre tous nos vivres !
– Eh bien ! Prenez deux ou trois hommes avec vous et faites votre travail, Monsieur Winchester ! Ne désespérez donc pas !
– À vos ordres, Capitaine ! Monsieur Beckley, Monsieur Mason et Monsieur Williams, avec moi ! Le temps presse !
– Quant aux autres, allégez-moi ce navire ! décida Jacobo Kolovos. De la proue à la poupe !
– À vos ordres, Capitaine ! répondit le bosseman. Allez, fillettes, on jette tout ce qu’on peut jeter par-dessus bord !
– Capitaine, la voilure… Nous devrions la réduire, lui suggéra alors son second, faisant des efforts surhumains pour rester debout.
– Et je suis d’accord avec vous, Monsieur Lloyd, acquiesça Jacobo Kolovos. N’ayez pas peur, mon petit Laurence, dit-il à son compagnon qui jappait de plus belle, sur ses épaules. Nous avons traversé tellement d’autres tempêtes… Nous traverserons aussi celle-ci ! Réduisez la voilure ! ordonna-t-il enfin.
Mais les vagues s’élevaient de plus en plus, semblant danser tout autour du navire, l’encerclant et se moquant de son évidente fragilité. Elles atteignirent une hauteur monstrueuse en quelques ridicules petites secondes.
Tous les hommes, trempés jusqu’aux os, grelottaient. Un mousse, accroché au mât d’artimon, pleurait. Un gabier chuta de sa hune. Le malheureux tenta de se rattraper à un hauban, persuadé qu’il y parviendrait, mais il se brisa la nuque en s’écrasant lourdement sur le pont du Theϊκόs Kolovos.
Le petit Saïmiri sauta de l’épaule de Jacobo Kolovos et, tout en gloussant, partit trouver refuge dans la cale où s’activaient monsieur Winchester, monsieur Beckley, monsieur Mason et monsieur Williams. Mais les quatre hommes désespérés se sentaient dépassés…
Un autre gabier se fracassa le crâne en tombant sur un cabestan. La foudre frappa le guetteur tétanisé resté tout ce temps dans son nid-de-pie, le tuant sur le coup.
Le bateau, à la merci de la fougue destructrice de l’océan qui n’en finissait plus de se déchaîner, tanguait dangereusement, et les hommes s’accrochèrent aux cordages en chanvre de Manille du gréement, à tout ce qu’ils pouvaient, aux haubans, aux mâts.
À quoi bon ? Les vagues immenses qui bondissaient par-dessus le pont emportaient avec elles les membres de l’équipage les uns après les autres. Et les abysses avides de chair fraîche les attendaient avec la plus grande impatience…
Jacobo Kolovos, pensant avec émotion à sa famille dans le Kent, bien loin de cet enfer, murmura des prières. Il réalisa enfin, mais trop tard, la folie de son entreprise : percer le mystère du Triangle des Bermudes. Il comprit qu’ils ne reviendraient pas. Aucun ne reverrait la mère patrie. Aucun ne reverrait sa famille. L’océan Atlantique serait leur dernière demeure, et leurs corps nourriraient les poissons. Ou quelque autre créature géante cachée dans les profondeurs de ce Triangle de la mort… Le Léviathan de la Bible, peut-être.
Les vagues géantes dansaient toujours, étrangement belles.
– Ce fut un honneur pour moi de servir sous vos ordres, Capitaine, dit Lloyd, blême, en écoutant le navire craquer sous le talon de ses bottes.
– Que dites-vous là, Monsieur Lloyd ? fit mine de s’étonner Jacobo Kolovos. Vous et moi, nous n’avons pas fini de briquer les mers et les océans !
Mais il mentait. Ils le savaient tous deux.
– Mais où diable est passé Laurence ? Laurence ! cria-t-il. Reviens, Laurence ! Ne m’abandonne pas…
Dans un dernier acte de foi, le capitaine Kolovos courut pousser le timonier, monsieur MacCorkindale, pour prendre sa place à la barre. Les éclairs illuminèrent les ténèbres. Une vague titanesque souleva alors le Theϊκόs Kolovos qui s’inclina à tribord. Le bateau parut se déchirer par le milieu, le grand mât se brisa à sa base, puis le mât d’artimon et le mât de misaine, à l’unisson, et le Theϊκόs Kolovos fut broyé comme une vulgaire noix. Empêtrés dans les voiles, des hommes ne comprirent que trop tard qu’ils sombraient avec les innombrables débris de leur navire…
Le capitaine Jacobo Kolovos coula le dernier, les deux yeux grands ouverts et les bras en croix.
Il se sentit écrasé par la formidable pression de l’eau !
Une chute lente et incroyablement longue, mille fois trop longue, s’amorça alors pour le capitaine du Theϊκόs Kolovos à demi inconscient. Il crut voir nager son petit singe Saïmiri, Laurence, tout près de lui. Il semblait tout guilleret… Ses yeux noirs, entourés d’un masque clair, presque blanc, étaient pleins de vie. Les dauphins tachetés étaient là, eux aussi, très nombreux. Ils lui offrirent un ballet, évoluant tous en parfaite synchronisation. Non loin de là, quand les animaux disparurent, il crut voir apparaître sa femme, Abigail, sourire aux lèvres – ses belles lèvres roses qu’il rêvait d’embrasser. Son visage au teint de porcelaine était encadré d’une longue chevelure noire qui se mouvait très mollement sous l’action de l’eau. Elle lui tendit la main dans un doux mouvement fantomatique.
Des hallucinations.
Loin sous la surface, ses poumons finirent par s’effondrer sur eux-mêmes, mais Jacobo Kolovos n’éprouva point cette terrible agonie. Il était mort noyé entre-temps.
Les ténèbres étaient à présent absolues. L’homme chutait toujours…
Rouge Chlorophylle (Version longue inédite) 2e partie : un extrait de Contes épouvantables et Fables fantastiques 2 proposé par Joe Valeska
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Angela chiffonna la feuille du journal avec agacement et la jeta par-dessus son épaule. Elle poursuivit son exploration, méfiante.
– Seigneur Tout-Puissant !!! s’écria-t-elle au détour d’un chemin, portant ses mains devant la bouche. Mais qu’a-t-il bien pu se passer ici !?!
À la vue de ce nouveau tableau perturbant, tout lui revint violemment en mémoire, jusqu’à son saut dans le vide, sans réfléchir, par-dessus le garde-corps en verre acrylique de son balcon.
Le terrain qui s’étendait devant elle était parsemé de plusieurs centaines de cadavres desséchés vomissant des racines noueuses par tous les orifices. Et même des fleurs… De jolies petites fleurs colorées ayant pu éclore grâce à cet engrais naturel. C’était un spectacle monstrueux. Il n’y avait pas d’autres mots pour définir cette horreur.
Mais le plus atroce était encore tous ces corps empalés sur des racines encore plus grosses, s’effilant à leur faîte et alignées de loin en loin. Comment pareille chose était-elle arrivée ? Les racines avaient soulevé leurs victimes en pénétrant dans l’orifice de leur rectum et en ressortant par leur bouche, en même temps qu’une bouillie sanglante et organique. Angela se laissa tomber à genoux et vomit. Encore… C’en était beaucoup trop. Elle tremblait, se disant que son tour viendrait assurément et que ce n’était qu’une question de temps. Paradoxalement, elle était presque heureuse d’être en vie…
Quelques heures plus tard, elle put enfin se lever et marcha, hésitante, au milieu des marionnettes puantes. Ses larmes se mirent à couler, car il y avait aussi des enfants. Des innocents. Elle resta là longtemps, interdite, à contempler ce pauvre petit corps pourri qui fleurissait. La cage thoracique du blondinet avait explosé et les violettes les plus splendides avaient poussé. Le gamin, comme tous les autres – ou peu s’en faut –, n’avait plus d’yeux. À la place, perçaient des racines meurtrières.
Angela fit le signe de croix. Cela ne changerait rien à rien, mais elle le fit.
Un peu plus loin, elle aperçut le bras tatoué d’un homme qui dépassait des lobes refermés d’une plante carnivore géante, mais morte. Elle poussa des sanglots… Quel funèbre cauchemar ! Elle aurait voulu simplement rêver…
Dévastée, elle entendit un bruit semblant provenir des nuages… Elle essuya l’eau sur ses joues, se retourna, puis leva des yeux hébétés au ciel. Il ne s’agissait point d’un cauchemar. Alors, elle ferma ses paupières, espérant une mort rapide et indolore, priant pour ne point se retrouver en Enfer, mais au paradis. Elle n’avait jamais fait de mal…
Une boule de feu, grosse comme un minibus, la pulvérisa, creusant profondément le sol.
Correction : 26 août, population mondiale : 0.
Ω
Zeus et Hadès regardèrent Déméter et éclatèrent de rire, pareils à deux enfants pourris gâtés. Ils portèrent, après cela, l’ambroisie à leur bouche, un tantinet méprisants.
– Non, mes frères ! Non ! Il n’appartenait qu’à moi de la faire disparaître ! Elle était la dernière ! Pourquoi êtes-vous intervenus ? s’indigna Déméter. Pourquoi ? J’aurais pu la jeter en pâture à ma toute nouvelle et fabuleuse création : mon merveilleux… mon magnifique… drosera géant ! Le pauvre bébé va mourir de faim ! Vous devriez avoir honte ! Zeus, mon frère, ramène-la à la vie, s’il te plaît. Que je puisse parachever mon œuvre…
– Cela suffit, maintenant, ma sœur !!! gronda le dieu des dieux, menaçant la déesse de son terrible foudre. Tu n’es… (Il s’arrêta, rouge de colère.) Tu n’es qu’une petite mégère capricieuse, Déméter !!!
Poséidon acquiesça, mais il préféra, cette fois, ne pas piper mot. Tout comme l’imperturbable Hestia, d’ailleurs, restée en retrait, comme toujours.
– Une mégère capricieuse, moi ? s’offusqua Déméter. Es-tu sûr d’être le mieux placé pour oser parler de caprices, ô grand Zeus, mon très cher frère ? Voudrais-tu que je te rafraîchisse la mémoire ?
– Mais de quoi te plains-tu !?! reprit Zeus. Tu l’as eu, me semble-t-il, ton paradis vert !
– Mais elle, je ne l’ai pas eue, elle !!! s’entêta la déesse, se sentant terriblement frustrée et offensée. Sa misérable existence m’appartenait ! À moi ! Vous êtes des rabat-joie, mes frères !
Zeus soupira. « Tu nous épuises », murmura-t-il. Quant à Héra, elle fit les gros yeux à sa sœur, l’invitant à jeter l’éponge. Il valait mieux…
– Déméter, tu as réussi, et sans l’aide de tes frères, à purifier la Terre de l’arrogance destructrice des hommes, lui rappela Poséidon. Pour ma part, j’aurais fait se soulever les mers et les océans, mais notre frère m’en a empêché. Pour te faire plaisir, chère sœur.
– Poséidon a parfaitement raison ! dit Hadès, solennel. Tu devrais te montrer un peu plus reconnaissante, très chère sœur. Quand je pense que j’aurais pu libérer les morts et les laisser envahir le monde des vivants pour les plonger dans une indicible terreur… Des plantes carnivores, bah !
Déméter, sous le regard de tous les autres dieux et déesses de l’Olympe, considéra son frère Zeus et admit, à contrecœur, qu’elle avait dépassé les bornes. Elle s’excusa.
– J’ai détruit leurs armes et leurs usines, oui ! J’ai fait cela, moi ! Toute seule ! J’ai accompli de véritables prodiges, c’est la vérité.
– Car c’était très imprudent de provoquer mère Nature, chuchota Apollon, moqueur, à l’oreille de sa sœur jumelle, Artémis, qui lui donna un violent coup de coude.
– Faire plaisir à l’obsédée des plantes et des fleurs est bien joli, mais qu’allons-nous faire, nous, à présent, sans nos jouets !?! s’emporta Arès, lui aussi frustré et extrêmement courroucé. J’étais à deux doigts, moi, le grand Arès, de déclencher une toute dernière guerre mondiale ! J’aurais pu occasionner tellement de souffrances… J’aurais pu déchirer des familles entières ! La Terre aurait été bien plus belle, teintée de rouge… Qui se soucie des plantes ? Qui se soucie de la chlorophylle et de ces stupides fleurs ? Je ne respecte que deux choses, moi ! Destruction et conquête !
– Toi et ton goût du sang ! déplora Athéna. Tu me fais pitié, Arès, mon demi-frère belliqueux !
– C’est bien la déesse de la Guerre qui dit cela ? ironisa Arès. La sage Athéna ? Celle qui transforma la ravissante Méduse en un monstre hideux ? Pitié, ma demi-sœur… Pitié ! Nous sommes tous des dieux cruels. Nous avons tous trahi et nous avons tous comploté, un jour ou l’autre… Mais nous sommes bien peu à avoir le courage de l’admettre ! Alors, garde tes sarcasmes pour toi, Athéna !
– Tu ne parles pas pour moi, j’espère ? lui lança Apollon, menaçant. Je suis peut-être le dieu des arts et de la beauté, mais n’oublie pas ceci, mon demi-frère : tous ceux qui ont osé me défier l’ont chèrement payé de leur vie. Comme mes demi-frères, mes neveux et mes nièces… De vous tous, je suis assurément le plus vengeur et le plus courageux. As-tu quelque chose à redire à cela, Arès ? Je t’écoute.
– Et le plus prétentieux… Tu veux te battre, Apollon ? Tu veux te battre ? le provoqua Arès. Viens te battre, viens ! Je vais me faire un plaisir de montrer à tous que tu n’es pas à la hauteur et que tu n’es pas le plus fort, sinistre m’as-tu-vu ! Sodomite hypocrite !
– Mesure tes paroles, Arès, car je pourrais t’écorcher vif comme j’ai écorché l’effronté Marsyas ! cracha Apollon.
Artémis retint fermement son jumeau par le bras.
– Vous étiez pourtant les meilleurs amis du monde, lors de la guerre de Troie, leur rappela Hadès. Pourquoi tant de haine, aujourd’hui ? Expliquez donc cela à votre oncle…
– Apollon a traité mes enfants de fous et de criminels ! répondit Arès. Moi seul ai le droit de dire qu’ils sont fous !
– Je n’aurais rien dit, si mon cher demi-frère n’était pas si méprisant, marmonna Apollon. Qu’est-ce que ça peut lui faire, si je couche avec autant d’hommes que de femmes ? Tous les humains réclament mes faveurs… En quoi suis-je responsable ? Et, me semble-t-il, je ne suis pas le seul à coucher avec des personnes du même sexe, ici… Mais je ne m’en cache pas, moi, et je ne les prends pas au berceau.
– Il suffit, Apollon ! tonitrua Zeus, plutôt embarrassé par le regard accusateur de son fils. Chacun fait ce qu’il veut, tu as raison… Quant à toi, Arès, je ne tolérerai aucune discrimination sur l’Olympe… Est-ce bien clair ?
Le grand Zeus n’avait certainement pas envie que son fils lui rappelle sa liaison « secrète » avec le jeune et sublime Ganymède, le plus séduisant des mortels, devenu son échanson personnel. Poséidon n’avait certainement pas envie que sa courte liaison avec un adolescent, Pélops, lui soit jetée au visage… Certains des demi-frères d’Apollon, eux aussi, étaient bisexuels : Hermès et ses amants célèbres, dont Pollux. Ou Dionysos, qui eut pour tout premier amour un adolescent, à l’instar de Poséidon. Quant au demi-dieu Héraclès, nombreux étaient ses amants… dont son neveu.
Arès aurait tant voulu bondir sur Apollon, mais il le savait : tout dieu de la guerre qu’il était, il n’était pas le plus fort. Il était très puissant, mais Apollon l’était davantage, et si son demi-frère était assurément le plus beau et le plus accessible des dieux, presque aussi accessible que leur demi-frère Hermès, il était également sans pitié, si on commettait la bêtise de le défier…
– Ne t’inquiète donc pas, Arès… susurra Déméter, allant caresser la joue du dieu en colère, évitant ainsi un combat entre les deux mâles gonflés de testostérone. Tu pourras toujours retrouver l’âme de ces humains ridicules dans le royaume d’Hadès. Qui t’empêche de les torturer là-bas ? Et, un jour, l’obsédée des plantes et des fleurs te fera regretter tes paroles… Bien ! se récria-t-elle brusquement. Vous m’excuserez, mais j’ai aussi de somptueux jardins à entretenir ici. Poséidon, mon cher frère, je vais avoir besoin de tes dons avec l’eau… Aurais-tu l’amabilité de bien vouloir m’accompagner, s’il te plaît ?
Zeus hocha la tête, en signe d’assentiment, et le dieu des mers accompagna leur sœur un peu plus loin dans l’Olympe resplendissant.
– Mon père… hésita Arès. Maintenant que la folle va être occupée des semaines durant avec ses fleurs, j’espère que vous allez ressusciter les hommes… Je veux ma guerre !
– Mais bien sûr, mon fils, lui répondit Zeus. Chacun aura le droit de les persécuter, s’il en a envie. Vous savez bien que je ne pouvais pas contrarier Déméter… Elle aurait recouvert tout l’Olympe de mauvaises herbes rien que pour nous…
– …faire chier ? se permit Arès, sachant pertinemment le dégoût qu’avait son père pour ce genre d’expressions.
– Arès ! Je n’apprécie guère ce langage du XXIe siècle, tu le sais ! À présent, Apollon et toi, vous allez vous réconcilier… Ou je vous enfermerai mille ans dans le Tartare avec les Titans. Ou, à tour de rôle, vous remplacerez le géant Atlas.
– Mais non, père ! s’indigna Arès. Ce n’est pas moi qui ai commencé ! C’est Apollon. Je te hais, mon frère…
– Silence !!! Apollon ne t’a dit que la vérité ! Serrez-vous la main, maintenant, ou ce sera le Tartare…
– Très bien, père, abdiquèrent les demi-frères fougueux, parvenant, pour une fois, à parler d’une seule voix.
Ah ! Les dieux…
De son côté, à genoux au milieu des fleurs, Déméter se mit à chantonner, toute guillerette : « Elles m’aiment… un peu… beaucoup… passionnément… à la folie… »
FIN
Rouge Chlorophylle (Version longue inédite) 1ère partie : un extrait de Contes épouvantables et Fables fantastiques 2 proposé par Joe Valeska
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– C’est toi, ma sœur…
Un demi-sourire se dessina sur la bouche de la déesse, superbe dans sa tunique virginale. Presque aussi superbe que la déesse Aphrodite.
– Tu m’aurais presque fait peur, le sais-tu ? Car, vois-tu, j’étais plongée dans mes pensées. Je crois qu’il s’agissait de pensées mélancoliques, mais je n’en suis pas sûre. Cela étant dit, il me plaît de revoir ton doux visage. Viens… Viens donc t’asseoir à mes côtés, s’il te plaît, Hestia. Cet isolement, bien que volontaire, n’a que trop duré. Mille fois trop. À présent, j’ai besoin d’un peu de compagnie. De nectar et d’ambroisie, pareillement, car je me sens assez… affaiblie. Regarde ça, Hestia… La vue n’est-elle pas époustouflante ? N’est-ce pas magnifique ? Je ne me lasserai jamais de ce spectacle qui s’offre à nos yeux : l’Olympe !
– C’est exact, approuva Hestia, la déesse du foyer. Nous sommes privilégiés, nous, les dieux, ma chère Déméter.
Une demi-heure s’écoula. Puis une autre demi-heure. Les deux sœurs restèrent là, contemplatives. Qu’est-ce donc qu’une poignée de minutes pour des divinités ? Ou même quelques années ? Leur existence, en aucune façon, n’est soumise au temps qui s’égrène.
En vérité, elle l’est, oui… Mais jamais les trois Moires n’oseraient menacer la vie des dieux de l’Olympe.
La mort, symbolisée par un fil coupé sur le métier à tisser du destin, était le choix d’Atropos, mais cette hideuse vieille femme décharnée, qui ressemblait davantage à un squelette voilé qu’à une femme âgée, craignait la colère de Zeus plus que tout. Sur un coup de colère, le grand Zeus aurait pu détruire leur merveilleux métier à tisser et leur raison d’être, par la même occasion.
Ils étaient donc, demeuraient donc, immortels.
Et le XXIe siècle agaçait fortement certains d’entre eux. Mais il agaçait Déméter, tout particulièrement…
– N’es-tu point lasse, ma sœur ? Car je le suis, moi. Je te l’avoue sans ambages… C’est pourquoi je suis restée assise ici, en tailleur, sur ce surplomb rocheux. Des heures et des heures durant.
Elle regarda l’horizon et fronça les sourcils. Son visage paisible se durcit quelque peu. Elle poussa un soupir, puis retrouva finalement sa quiétude. Hestia, elle, ne prononça pas une parole de plus. Elle préférait écouter. De tous les dieux, elle était la plus effacée.
– Des mois et des semaines, en réalité, reprit Déméter. Plusieurs fois, au loin, j’ai vu passer Apollon sur son char, ainsi que son demi-frère, Hermès, qui volait grâce à ses jolies sandales ailées à ses côtés. Ces deux-là sont enfin réconciliés, ha ha…
– Il était dans l’intérêt d’Hermès de s’aplatir devant son demi-frère. Apollon voulait lui arracher les bras, m’a-t-on rapporté.
– Apollon sait être magnanime, si on sait le charmer… Et Hermès a su le charmer grâce à sa lyre, le petit malin… J’écoutais le bruit de l’eau qui coule, enchaîna Déméter, le bruit de cette cascade majestueuse qui nourrit le fleuve, bien plus bas… Et s’il est vrai que son chant est passablement tonitruant, il a quelque chose d’apaisant. Car il n’est que pureté. Écoute le chant de l’eau purificatrice… C’est beau, n’est-ce pas ? Non, ne dis rien… Écoute avec moi, encore un instant, et savourons cet instant magique, ma très chère Hestia.
Mais le regard de la déesse s’assombrit une fois encore. Elle prit la main de sa sœur et la serra dans la sienne. Puis la relâcha.
– Qu’as-tu donc ? s’enquit Hestia. Tu peux tout me dire, tu le sais… Tu peux tout me confier.
– Ma sœur, si tu savais ! Il y a cette colère, là, en moi ! Cette haine… Peut-être ont-ils raison, en fin de compte ? Je parle de nos frères, bien entendu. La terre leur a tout donné. Tout ! Absolument tout ! Et de l’eau, et du bois, et le feu… Pas le feu, non. Suis-je sotte ! Ça, c’était un acte délibéré du Titan Prométhée, tu as raison. Mais, en l’enchaînant sur le mont Caucase et en le condamnant à avoir le foie continuellement dévoré par un aigle, Zeus l’aura bien puni ! Où en étais-je ? Il est vrai que je me trouble facilement… Et des fruits ! Les animaux ! J’ai même partagé avec eux mes grains de blé, Hestia ! Mes précieux grains de blé… Tous ces cadeaux auraient dû leur suffire, mais non ! Non, ma sœur ! Ceux de leur espèce : les mâles… Stupides singes arrogants ! Ils en ont voulu toujours plus. Et des armes, et des chars… La bombe H. Ils ont piétiné les fleurs avec leurs pieds ignobles ! Mes jolies petites fleurs sans défense. Pure mégalomanie, je te le dis ! Oppression, même ! Toujours plus de terres, mais pour quoi ? Toujours plus de pouvoir ? Ah ! Le pouvoir ! Ils piétinent la vie et leurs propres frères, et ce, au détriment de la nature. Toujours au détriment de la nature… Car ils ne respectent rien ! Car ils ne respectent personne ! Mais apprendront-ils, un jour ? J’ai des doutes, ma sœur… Ils soulagent leur conscience avec le « bio », mais le bio est encore pire, les idiots ! Mes arbres… Mes forêts… Ma belle Amazonie ! Je suis si lasse, ma sœur… Ils ont éventré la Terre et pollué les mers. Ils ont fait un trou énorme dans le ciel. Ils ont fait un trou gigantesque dans mon cœur… Nos frères ont peut-être raison, alors… Je ne me dresserai pas sur leur route, non. S’ils ont pris leur décision, qu’il en soit ainsi, et advienne que pourra… Qu’ils engloutissent les hommes dans les entrailles de la Terre ! Qu’ils les brûlent, tous, sans exception ! Que la planète vomisse sa lave sur les gouvernements corrompus ! Qu’ils fassent monter les eaux ! Qu’ils libèrent le Kraken ! Qu’ils laissent exploser la foudre ! Je m’en moque ! Je m’en moque éperdument. Je rebâtirai tout plus tard, et tout sera encore plus beau.
La furie prit une profonde inspiration pour retrouver un semblant de sérénité. Après quoi elle porta les mains à ses cheveux blond vénitien pour vérifier qu’elle n’était pas décoiffée. Elle poursuivit, « apaisée ».
– Peut-être, même, que je pourrais leur apporter mon aide ? Qu’en penses-tu ? Ou, alors, prendre les commandes ? Je pourrais faire cela, oui… Je le pourrais, très chère sœur. Car il est très imprudent de provoquer mère Nature ! Vous allez maintenant subir les foudres de Déméter, pauvres mortels ignares… Zeus ! Viens à moi, mon très cher frère ! Nous avons à discuter, toi et moi !
Dans le bruit terrible d’une explosion accompagnée de mille éclairs, le dieu des dieux apparut, majestueux, devant ses sœurs. Il tenait, à la main, le tonnerre. Il s’avança et invita sa sœur à parler librement de ses tourments.
Hestia préféra s’éclipser et laisser Déméter et leur frère et maître suprême en tête-à-tête.
A
Les rares survivants couraient en tous sens, tentant de leur échapper. Mais c’était chose vaine… Et se cacher était tout aussi inutile – elles les retrouvaient toujours. N’importe où. Comme si elles pouvaient sentir la vie.
Amérique du Nord, du Sud, Antarctique – quoique très peu en Antarctique… –, Asie, Europe, Afrique, Océanie… C’était partout la même chose. Elles étaient là, impitoyables, vicieuses, et elles traquaient les rescapés, se gorgeant de leur sang et les asséchant. À la fin, ils n’étaient plus que des momies. Des enveloppes grimaçantes et racornies.
« Maudits végétaux ! », entendait-on. Et puis, en l’espace de quelques secondes, c’était des hurlements rauques et des cris stridents quand les racines et les lianes les pénétraient, ou quand des plantes carnivores de tailles inhabituelles les capturaient pour les dévorer, puis les digérer lentement. Très lentement.
De son balcon tout fleuri, au premier étage, Angela vit l’horreur se déchaîner à la vitesse de la lumière dans le parc situé au pied de son immeuble résidentiel. Sa voisine, qui promenait ses deux chiens comme chaque jour à la même heure, fut la première à casser sa pipe. Une racine épaisse jaillit de la terre, s’enroula autour de sa cheville, remonta le long de sa jambe, de son tronc, s’enroula autour de son cou flétri et s’arrêta, menaçante, devant ses yeux cachés par de grosses lunettes noires. La racine ondula un moment à la façon d’un cobra, puis, rapide, elle pénétra dans la bouche de la vieille femme, lui remplit la gorge et, enfin, ressortit en faisant un trou énorme dans son abdomen.
Ensuite, ce fut le chaos. Le parfait chaos…
Les voisins et les gens encore dans le parc, tentant de fuir, subirent le même sort, à quelques variantes près – et peu ragoûtantes… Quant aux deux malheureux petits chiens, ils furent stoppés net dans leur course éperdue et gobés par une plante carnivore mutante, de genre dionaea muscipula. Autrement dit, une dionée attrape-mouche géante…
Quand les plantes sur son balcon grossirent tout à coup et l’attaquèrent fissa, Angela ne réfléchit pas et sauta dans le vide. Tant pis si elle n’était vêtue que de son vieux boubou bariolé tue-l’amour.
Quelques mois plus tard, Angela se réveilla en hurlant, sans rien savoir du temps qui s’était inéluctablement écoulé. Elle était allongée sur un lit, dans une chambre d’hôpital. Des mouches domestiques constellaient les murs, et d’autres bourdonnaient au-dessus d’une vieille tranche de jambon collée sur le plateau-repas trônant encore sur le chariot abandonné là. D’autres agonisaient sur le linoléum et faisaient le bonheur des fourmis.
Personne ne répondant à ses appels désespérés, il ne fallut que quelques minutes à Angela avant de réaliser qu’elle était seule. Complètement seule.
Terriblement ankylosée, elle mit un très long moment avant de réussir à se mettre sur son séant. Elle se leva, tituba, comme si elle était avinée, et arracha ses perfusions avec rage. Elle aurait aimé comprendre cette mésaventure.
L’odeur infâme soulevée par le porc conditionné la rendit malade. Elle se hâta de sortir de la pièce avant de vomir ses tripes. Ce fut un échec. Guère après, elle arpentait les longs couloirs vides où le silence n’était rompu que par le bruit des ampoules qui grésillaient. Elle essaya de se souvenir, faisant de gros efforts à cet effet, mais ce fut impossible.
Dehors, un spectacle des plus étranges s’offrit à ses yeux pas encore tout à fait réhabitués à la lumière vive du Soleil. La nature avait entièrement repris ses droits. Le monde était redevenu sauvage. Toutefois, pareils à de vulgaires carcasses de gnous et d’éléphants au milieu de la savane, d’inquiétants squelettes d’autocars et de citadines, calcinés ou désossés, ou les deux à la fois, demeuraient apparents. Moult réverbères et quelques kiosques, insolites dans ce décor, se dressaient encore, eux aussi, ainsi que des immeubles, çà et là, détruits en tout ou partie, tous envahis par les racines et les lianes omnipotentes.
Tout en commençant à explorer ce monde perdu, Angela remarqua des tracts collés sur des panneaux d’affichage :
EST-CE LA FIN DE NOTRE MONDE ?
Étrange… Mais Angela continua d’avancer et resta coite en découvrant, plus loin, un avion encastré dans ce qui devait être, autrefois, un multiplexe. Sidérée, elle ne vit pas la feuille de journal qui volait et qui se colla à son visage. Elle s’en saisit et découvrit les gros titres – une rétrospective stupéfiante. La publication était datée du dimanche 5 août.
1er AVRIL : LES PLANTES CONTRE-ATTAQUENT…
6 MAI : LES VOLCANS ÉTEINTS SE RÉVEILLENT !
LA FOUDRE TOMBE DU CIEL SUR LES RÉSIDENCES PRÉSIDENTIELLES, SUR LES SIÈGES DE L’OTAN ET DE L’ONU, ET SUR TOUTES LES BASES MILITAIRES !
LA FIN DU MONDE SERAIT-ELLE À NOS PORTES ?
5 AOÛT : LES PLANTES MUTANTES SONT PARTOUT ! DÉJÀ PLUSIEURS MILLIARDS DE MORTS. RETOUR DE MANIVELLE OU, PIRE : COLÈRE DIVINE ?
CECI POURRAIT ÊTRE NOTRE ULTIME PUBLICATION.
26 août, population mondiale : 1.
À suivre…
Séverine Baaziz nous propose un extrait de son roman, "La petite fille aux yeux d'or"
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Un simple mot sur la table de la cuisine disant que je m’en allais faire du vélo, un jus d’orange bu tout rond, un croissant englouti entier, et j’ai filé plus vite que mon ombre à bord de mon vélo à panier. Le plus chouette, je trouve, quand on grandit, c’est que la liberté grandit avec nous.
Maintenant que j’avais onze ans, j’avais l’autorisation d’aller jusqu’à l’extrême limite du village. Pile devant le panneau. Pile au niveau du grand champ de lavande. Et j’adorais la lavande ! On pourrait croire que c’était pour l’odeur, mais non, pas du tout. J’aimais la lavande parce que les papillons en raffolaient. D’où ma robe du jour.
Je me suis allongée dos au sol, j’ai respiré à fond les narines, j’ai raconté tout un tas de trucs à ma mère, des machins hyper intéressants et des bidules sans importance, puis j’ai attendu que les papillons se posent sur moi, déroulent leurs trompes et m’aspirent comme si j’étais une vraie fleur. J’aurais pu passer des heures à les admirer, les papillons, leurs ailes pleines d’écailles invisibles, sauf pour moi. Des fois je plisse très fort les paupières pour m’amuser à les compter, mais ils ne restent jamais assez longtemps pour me laisser finir.
Et là, pour la première fois, j’ai découvert un de leurs secrets. Totalement incroyable ! Les petits butineurs offraient un peu de leurs couleurs. Celles de leurs ailes. Oui, je vous jure ! En fait, à y regarder vraiment bien, j’ai compris un truc complètement fou : les papillons déposaient des gouttes microscopiques et colorées sur les fleurs, un peu comme le soleil nous recharge en vitamine D. Vrai de vrai !
J’en étais là de mes explorations du jour quand une voix m’a fait sursauter.
— Bonjour Fleur !
De peur, tous les papillons sur ma robe se sont envolés.
Moi, sur le coup, j’ai pas vraiment eu peur, surtout que je pensais que c’était la voix d’Hagrid, mais j’ai jamais eu l’oreille très fine.
C’est quand je me suis retournée que mon cœur, franchement, a failli tomber en panne. Non seulement c’était pas Hagrid, mais l’inconnu qui connaissait mon prénom n’était pas seul. Ils étaient trois.
Séverine BAAZIZ
Joe Valeska nous propose Erzsébet (part. 2), un extrait de "Contes épouvantables et Fables fantastiques 1"
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Erzsébet, redevenue la petite fille qu’elle était l’espace d’une poignée de secondes, se mit à tournoyer au milieu des lapins et des écureuils, des hiboux et des faisans, des cervidés… Comme si, de nouveau, elle était heureuse.
Elle voulut ensuite pénétrer dans la maisonnette, mais la porte était fermée à clé. Alors, elle cogna. Trois petits coups. Des bruits de pas frottant sur le plancher se firent rapidement entendre. Une vieille femme au teint grisâtre, toute courbée, vint ouvrir et lui demanda d’une voix chevrotante si elle pouvait faire quelque chose pour l’aider.
– Je le crois, répondit Erzsébet, recouvrant ses esprits. Vous pouvez m’aider, j’en suis certaine.
D’un geste adroit et prompt – excessivement contrariée, il faut le souligner, par la présence d’une étrangère dans ce qu’elle considérait toujours comme sa maison –, elle brisa la nuque de la pauvre vieille qui s’écroula lourdement à ses pieds, les yeux écarquillés.
Les animaux prirent la fuite.
La meurtrière se concentra alors sur l’image de la grand-mère et prit son apparence. Ensuite, elle la souleva par les chevilles et traîna son cadavre pour le cacher sous le lit, dans la chambrette.
Il ne lui restait plus qu’à attendre le retour de cette perle d’innocence dont lui avait parlé son beau miroir magique. Elle n’attendit pas bien longtemps. Au bout d’une heure, une voix toute guillerette, en provenance de la forêt, vint tintinnabuler jusque dans ses oreilles. Elle sourit.
– C’est moi, grand-mère ! s’écria l’enfant en poussant la porte entrouverte. Je suis rentrée ! Grand-mère ? Où es-tu ?
– Dans la chambre, ma chérie ! Je me repose. Je suis une très vieille dame, tu sais. Les vieilles dames se reposent.
Erzsébet gloussa.
À l’intérieur, tout son organisme et son squelette avaient entamé une fort douloureuse modification. Mais elle devait contenir cette souffrance atroce – l’enfant pourrait fuir ! Et tout serait alors fichu !
La petite fille encapuchonnée de rouge s’inquiéta… Elle fit rapidement irruption dans la pièce.
– Viens… Viens donc à mon chevet, mon rouge-gorge, dit Erzsébet sur ce ton diaboliquement cauteleux qu’elle maîtrisait à la perfection.
L’enfant s’approcha tout doucement, l’air passablement dubitatif.
– Grand-mère… Tes oreilles ! se récria-t-elle tout à coup, ouvrant de très grands yeux.
– Mes oreilles ? ricana l’intrigante. Quelque chose ne va pas avec mes oreilles ? Qu’y a-t-il ?
– Et tes yeux ! Et tes bras ! Et ta bouche !
Erzsébet, achevant sa monstrueuse métamorphose en hyène-garou, se redressa…
– C’est pour te manger, s’exclama-t-elle.
La bête se saisit de l’innocente qui s’époumonait, figée sur place, ne pouvant, à cause de son jeune âge, comprendre cette diablerie. Mais qui aurait pu comprendre cela ?
Un dernier hurlement strident glaça le sang des animaux de la forêt tout entière. Erzsébet se repaissait de l’enfant. Elle ne laissa ni viscères ni os. La seule chose pouvant témoigner du carnage était le sang un peu partout dans la chambrette. Des touffes entières de cheveux étaient également collées dans l’hémoglobine.
Erzsébet quitta la maisonnette sous sa forme animale, la panse bien tendue et ne pouvant s’empêcher de rire de façon machiavélique. Les atrocités commises ne la touchaient plus. C’était si banal ! Elle se hâta de regagner son château et sa tour.
– Miroir magique au mur, qui a beauté parfaite et pure ? demanda-t-elle une fois de plus, à nouveau humaine après une seconde transformation éprouvante, bien plus éprouvante que la première.
– Toi, Majesté ! lui garantit le miroir. Toi. Il n’y a pas le moindre doute.
Erzsébet s’approcha d’un pas mal assuré, assez fébrile. Elle contempla son reflet. La jeunesse et la beauté lui avaient été rendues. Elle semblait n’avoir que trente ans. Trente ans tout au plus. Quelle importance, finalement, si le contrat qui la liait au démon arrivait bientôt à terme ? Aucune. Elle était jeune ! Et elle était belle ! Elle se mit à danser, merveilleusement insouciante. Après quoi elle ramassa le cadavre momifié d’une ancienne servante et dansa la valse avec elle.
Un sourire radieux illuminait la perfection de son visage.
– Je suis jeune ! Je suis belle ! criait-elle. Belle. Si belle !
Elle le clama encore et encore, tourbillonnant sans se lasser. Pourquoi diable réfréner ce bonheur enfin ressuscité ? Pourquoi tempérer cette vive euphorie ? Azazel avait fait des merveilles. Ingérer cette enfant innocente lui avait fait gagner vingt ans. Vingt ans ! Elle alla se mirer. Maintes et maintes fois. La fraîcheur de son visage l’enchantait. Elle se trouvait, même, plus belle que jamais. Elle était heureuse. Tellement, incroyablement heureuse.
– Savoure tes derniers jours… grommela une voix.
C’était elle… La voix du démon qui remontait du vide abyssal, du désert des souffrances éternelles. Cette voix troublante venue de l’autre côté du miroir, là où les images sont en constante métamorphose, pour s’insinuer dans le cerveau comme des asticots dans la chair en putréfaction.
Mais Erzsébet ne l’écouta pas. Elle fit comme si elle ne l’entendait pas. Elle savourait pleinement son bonheur. Elle était au comble de la joie. Il aurait pu pleuvoir de l’acide, tout autour – elle s’en moquait !
Une semaine passa, puis deux. Un lundi, puis un mardi, un mercredi, un jeudi et, enfin, un vendredi. Erzsébet n’avait plus que deux petites journées devant elle, mais sa beauté irradiait toujours, et de plus en plus, alors que l’échéance se rapprochait inéluctablement.
Le samedi, elle pensa passer cette dernière journée dans la forêt, au milieu des arbres et des petits animaux. Peut-être, même, la nuit tout entière. Son créancier intransigeant la retrouverait n’importe où. Autant respirer de l’air pur, alors, avant de respirer des odeurs de fumées éternelles dans l’Enfer qu’il lui composerait sur mesure… Un désert infini avec pour seule compagnie des boucs malodorants, très certainement.
Le Soleil venait de se coucher. Elle était allongée au bord d’un ruisseau et appréciait le clapotis. Quel bruit délicieux ! Tout lui avait semblé délicieux, ces dernières semaines. Elle avait même réussi à oublier qu’elle n’était qu’une méprisable meurtrière obsédée par sa propre image. Un monstre ! Une sorcière !
Se sentant observée, elle se releva prestement et fit volte-face. Un homme quadragénaire se tenait là, tout près d’un arbre. Ses longs cheveux étaient noirs comme le plumage d’un corbeau et ondulés. Il arborait une moustache épaisse, mais soignée. Il n’était pas particulièrement beau, mais quelque chose, émanant de tout son être, exerçait une irrépressible attraction. Il ne s’agissait pas simplement de charisme, non – c’était bien davantage que du charisme. L’aura de cet individu était ensorcelante. Hypnotique.
– Tu es le Dragon, dit Erzsébet à mi-voix. Je t’ai déjà vu, il y a fort longtemps. C’est bien toi.
– Vous devez me confondre avec mon père, gente dame. Il est vrai que nous nous ressemblons énormément.
– Votre père ? Votre père était un assassin !!! lâcha-t-elle. Un assassin et un immonde pleutre !
– Calmez-vous… Punirez-vous le fils pour les péchés du père ? susurra-t-il, charmant et charmeur, un brin conquérant.
Erzsébet fut incapable de répondre. Et l’homme, à son insu, sondait son esprit pernicieux. Il ébaucha un sourire, voyant se profiler une opportunité inespérée de cracher au visage de Dieu.
– Je peux vous délivrer du pacte qui vous lie à Azazel, et vous vivrez éternellement… Belle à tout jamais et, surtout, jeune à tout jamais. Vous n’avez qu’à hocher la tête. Dire oui.
Erzsébet resta sans voix. L’impie la fascinait.
Elle opina. Elle ne pouvait faire que ça, opiner.
À la vitesse de l’éclair, l’homme se dirigea vers Erzsébet et la plaqua contre un arbre. Elle se laissa faire quand il posa ses lèvres sur les siennes.
Puis il y eut cette douleur moyenne, dans son cou, mais considérablement érotique. Erzsébet supplia l’homme de la pénétrer, et quand il fut en elle, elle lui demanda son nom. « Vlad », répondit-il.
Dimanche, afin de réclamer son dû, le démon tout bouffi d’orgueil se matérialisa devant Erzsébet, laquelle l’attendait avec patience, sereine, dans sa pièce autrefois secrète au faîte de la plus haute tour de son château. Ses grands airs allaient vite être balayés, ainsi que les flammes qui accompagnaient ses pas.
– Échec… et mat !!! se moqua la morte-vivante, altière et d’humeur accorte. Notre pacte est nul et non avenu. Fini ! Je ne te dois rien. Ha ha !
– Non, c’est impossible… maugréa le démon, humant Erzsébet. Comment as-tu fait ? Comment ? Ton âme, je ne la sens plus. Cela ne se peut. Personne n’est plus rusé que moi. Personne… Sinon Lucifer ! Le maître ne va pas être très content… Comment as-tu fait ? Où as-tu caché mon âme ? Où ? Elle est à moi ! Je la veux ! Comment as-tu fait, maudite sorcière ? DONNE-MOI… MON ÂME !!!
– Ton âme ? Mais… elle est déjà loin, mon très cher Azazel ! Très, très loin. Le vampire m’a fait boire son sang divin, et j’ai vaincu mon terrible ennemi, enfin ! Ô temps ! Tu l’as finalement suspendu, ton vol ! Merci à toi, Vlad !
Erzsébet éclata de rire, amusée par les joues cramoisies de son visiteur – et le rouge foncé était déjà sa couleur naturelle ! Ses pupilles, complètement dilatées, traduisaient une haine farouche. Comme bien des fois dans l’Histoire, il s’était fait posséder. Lamentablement. Par une meurtrière démente. Pire ! Par une femelle.
– Tu oses te moquer d’Azazel ? Lucifer te fera payer cette traîtrise, Erzsébet ! Tu souffriras plus qu’aucun être…
– J’ose tout ! le coupa-t-elle. Car, avec la jeunesse et la beauté, je possède tout ! Absolument tout, tu m’entends ? Maintenant, mon pauvre petit Azazel, retourne dans ton désert et va baiser tes amis les boucs !
Ainsi, débuta la légende de la Comtesse Dracula…
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Merci à vous d’avoir pris de votre temps pour découvrir cette version inédite d’Erzsébet. Toutes les histoires incluses dans les rééditions de mes Contes épouvantables sont soit des versions longues, soit des versions non censurées, soit les deux en même temps. Je remercie Christine Brunet de me permettre de vous faire redécouvrir mon petit univers horrifique et vous dis à bientôt.
Prenez bien soin de vous, Joe Valeska
Joe Valeska nous propose Erzsébet (part. 1), un extrait de "Contes épouvantables et Fables fantastiques 1"
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– Mille fois, j’ai cru le tuer. Mille fois, j’ai pensé l’avoir, lui, l’ennemi implacable. J’ai vendu mon âme à ce démon, dans le désert, et j’ai sacrifié des enfants. Je me suis lavée dans leur sang… Rien n’y fait, je me meurs ! Ô temps, pourquoi tant de cruauté ? Une ride, ici. Une autre, là. Mon teint s’affadit, ma fraîcheur s’en va. Je savais mes actes ignobles, mais… comprenez-moi !
Un raclement de gorge lointain se fit entendre.
– Qui se permet ? s’écria Erzsébet, exaspérée d’avoir été interrompue en plein milieu de son monologue quelque peu théâtral. Parlez ! Qui va là ? répéta-t-elle d’une voix impérieuse. Est-ce toi ?
Un froid presque polaire s’installa brusquement dans la pièce, toute ronde et remplie de vieilleries superflues : des étoffes défraîchies jetées au hasard, des fragments de parchemins illisibles, jaunis et abandonnés çà et là, ou encore des dizaines de bocaux contenant des animaux de petite taille, des cœurs, des fœtus, des yeux et Dieu seul sait quoi d’autre…
Cette pièce, autrefois secrète, se trouvait au faîte de la plus haute tour du château d’Erzsébet. Un château sinistre entièrement cerné de bois épineux et de brumes éternelles. Y pénétrer était impossible. Seule la maîtresse des lieux se souvenait de l’unique chemin sûr. Elle seule, car, dans ce château, elle était depuis longtemps la résidante exclusive. Ou presque.
– Quel est l’objet de ton tourment, ma reine ?
Erzsébet esquissa un sourire pour le moins affecté. Elle tourna la tête lentement, puis son corps suivit. D’un pas assuré, elle alla écarter deux rideaux couleur rouge sang qui masquaient un miroir suspendu. C’était de ce remarquable objet ciselé, tout en or, que s’était élevée la voix solennelle.
– Miroir magique au mur, qui a beauté parfaite et pure ? demanda Erzsébet.
– Célèbre est ta beauté, Majesté. Pourtant…
– Pourtant !?! se récria la femme, terriblement offensée.
– Mais je ne puis dire que la vérité, ô reine ! Et tous tes sacrifices n’y changeront rien, je le crains, car le temps ne saurait être repoussé et repoussé encore.
Erzsébet se figea. Pourquoi, après tout, faire mine d’être indignée ? Ce que lui rapportait son miroir, elle le savait pertinemment – se baigner dans le sang des innocents était devenu parfaitement inutile. Les rides du front, les rides du lion, les pattes-d’oie, les plis du cou… Nous avons beau tricher, le temps toujours nous rattrape ! Erzsébet approchait la cinquantaine, et ses rituels barbares ne servaient plus à rien.
C’était une très belle femme, pourtant, mais plus une femme jeune. Cela, elle ne le tolérerait jamais. Non, jamais !
– Que me conseilles-tu, alors !?! Bientôt, il n’y aura plus assez d’enfants dans le village voisin. J’ai dû me résoudre à sacrifier mes propres serviteurs… Les bains de sang ne marchent plus, et ce maudit château est vide. Vide !
– Il y a peut-être quelque chose à faire, Majesté… dit le miroir. Quelque chose d’épouvantable, oui.
– Quelque chose d’épouvantable ? Quoi donc ? Parle !
– Il y a une jeune fille, au fin fond de la forêt. Une jeune fille sage… Toujours de rouge, elle est vêtue.
– Et après ?… Explique-toi !
– Cette enfant est l’archétype même de l’innocence, ô ma reine. Peut-être que son sang te permettrait de rester belle et fraîche jusqu’à l’échéance. Peut-être, oui… Car c’est bien ce que ton cœur désire plus que tout au monde… N’est-il point vrai, Erzsébet ?
– Oui, persifla la femme. Oui… Où trouver cette enfant ? Montre-moi ! Montre-moi, miroir magique ! Vite !!!
La surface du verre poli commença à se brouiller. Une image se dessina, se faisant plus nette, peu à peu.
– Ici… dit la voix dans le miroir. Et tu le connais, cet endroit, Majesté. Tu le connais très bien…
– Plus que bien, en effet… acquiesça Erzsébet. C’est en plein cœur de la forêt, tout près de la maisonnette où vivait mère-grand. Je n’étais encore qu’une toute petite fille quand le Dragon a surgi. (Elle s’arrêta un instant, comme si elle se retrouvait prisonnière du passé.) Le Diable ! explosa-t-elle tout à coup.
– Que comptes-tu faire, ma reine ?
– Je te l’ai dit ! Les bains de sang ne marchent plus, et le contrat arrive à échéance. Il est plus que temps !
– Temps pour faire quoi ? Si je puis me permettre.
– Pour faire quoi ? Mais pour renégocier avec le démon, pauvre fou ! Et maintenant, transporte-moi !
Erzsébet effleura le verre. Aussitôt, elle fut aspirée à l’intérieur de son miroir magique.
Il faisait noir – difficile de distinguer la moindre petite créature dans cette purée de pois –, il faisait froid. Mais pas plus froid que dans la pièce glaciale d’où elle venait, en vérité. Elle se retourna. La fine couche de tain du miroir semblait onduler, comme la surface de la mer quand elle n’est que peu agitée.
– M’entends-tu, miroir magique ? hésita-t-elle. Miroir ?
Mais c’est une autre voix qui lui répondit.
– Erzsébet… Erzsébet !
Bien des années auparavant, elle l’avait déjà entendue, cette voix. Elle ne s’était nullement altérée. C’était toujours la même, étrange, profonde et séductrice. Elle l’aurait reconnue entre mille, avec l’assurance de ne point se tromper.
En moins d’une minute, l’endroit devint plus clair. Ce n’était pas la pièce derrière le miroir – la pièce inversée –, mais était-ce la pièce d’un quelconque château, d’ailleurs ? Quel était ce décor fantasmagorique ? Elle ne connaissait pas ce lieu. Quand le pacte fut conclu, ce n’était pas ici, mais en plein désert. Ici, Erzsébet se tenait sur un damier gigantesque, lequel était gravé sur la souche d’un arbre gigantesque – un séquoia, probablement. C’était tout ce qu’elle pouvait voir. C’était tout ce qui n’était pas enténébré – les murs, s’il y avait des murs, restaient invisibles à ses yeux. Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, il n’y avait que du brouillard. Et un amas vaporeux et opaque au zénith.
À l’autre bout de l’échiquier, assis sur un trône en bois sculpté entremêlé d’ossements d’animaux, souriait le roi. Deux boucs l’entouraient, et il caressait leur tête.
– Erzsébet, reprit-il. Que viens-tu faire dans mon antre ? Que viens-tu faire… déjà dans mon antre, devrais-je dire ? (Il se mit à ricaner.)
– Je vous reconnais, dit-elle, ne cillant point. Vous êtes le même que dans mes souvenirs. Exactement le même monstre, sans vouloir être offensante.
Comme par magie, l’être disparut, puis se matérialisa devant l’intruse à l’ironie bien mal placée. Elle n’eut aucun sursaut. Avec tous les crimes odieux qu’elle avait commis, il lui en faudrait beaucoup plus pour être intimidée. Beaucoup, beaucoup plus…
– Monstre !?! Mais, de nous deux, c’est toi, Erzsébet, le véritable monstre… Alors, que se passe-t-il ? Tu n’es pas satisfaite de mon cadeau ? Serait-ce la raison de ta présence en ces lieux ? s’enquit le sinistre personnage aux cheveux noirs, aux pupilles de chat et à la peau cramoisie. (Il était, néanmoins, très étrangement séduisant.)
– Les bains de sang, ils ne m’apportent plus la jeunesse ! clama Erzsébet. Ils ne me servent plus à rien… Aidez-moi, je vous en prie. J’ai besoin de plus !
– De plus ? Mais notre pacte était clair, ma douce… Une dizaine d’années à rester fraîche, grâce au sang. Et l’heure de me céder ton âme immortelle approche à pas de géant. Tic-tac… Tic-tac… Tic-tac !
– Mais je veux rester jeune ! Et je veux rester belle !
– Et à quoi te servira la beauté ? De quelque façon que ce soit, tu rejoindras bientôt ma merveilleuse collection d’âmes humaines !
Erzsébet n’entendait rien. Il lui restait quelques semaines avant de perdre son âme – elle ne faisait que réclamer son dû !
– À moins d’avoir mal compris les termes de notre pacte, ne m’aviez-vous pas promis jeunesse et beauté dix années durant ?
– C’est vrai… marmonna la créature sur un ton empreint d’exaspération. Et ?…
– Et trouvez-vous réellement que j’ai l’air jeune !?! J’ai droit à mes dernières semaines ! J’y ai droit ! Faites quelque chose, je vous en conjure.
– Ah ! La grande, la vaniteuse Erzsébet qui demande à genoux l’aide d’Azazel. Soit ! Qu’attends-tu exactement de moi ? demanda le démon. Mais ne quémande surtout pas une année de plus ou je te transforme en bouc sur-le-champ ! Ainsi, tous tes ridicules petits problèmes seraient résolus.
– Eh bien, il y a, paraît-il, une enfant, dans la forêt. On dit qu’elle serait l’innocence incarnée, répondit-elle. Le sang, sur ma peau, n’aura aucun effet régénérateur, mais si je pouvais me métamorphoser… Si je pouvais la manger !
Le démon, devinant déjà ce qu’il allait accomplir, éclata de rire. Ses yeux de chat se mirent à étinceler. Il se sentait d’humeur à accomplir le plus tordu des miracles. Ce serait son chef-d’œuvre. Son maître serait satisfait.
– Ce que tu me demandes est un brin abscons… mais je pense pouvoir improviser un petit quelque chose.
Après avoir murmuré : « À bientôt, très chère ! » sur un ton goguenard, le démon claqua des doigts, et Erzsébet se retrouva aussitôt dans la forêt, à quelques mètres à peine de l’ancienne maison de feu sa mère-grand.
Curieusement, l’endroit était resté coquet. Comme dans ses souvenirs – enfouis au plus profond, sous une épaisse couche d’amertume et de cruauté –, c’était vert, très fleuri, avec des arbres majestueux qui semblaient caresser le ciel. Sur leurs branches, il y avait des oiseaux multicolores qui gazouillaient. Des animaux mignons gambadaient de-ci de-là, gaiement, comme pour célébrer la splendeur de la vie.
Joe Valeska
Didier Fond nous propose un extrait de son ouvrage "Les somnambules"

Malgré moi, je me mêle au groupe, je cherche déjà à deviner d’où surgira la première lueur qui, là-bas, déchirera l’obscurité. Louis s’est glissé près de moi. Je sens son bras trembler contre le mien. Terreur ? Dégoût ? Ou est-il, comme moi, la proie d’une curiosité malsaine qui l’oblige à rester là, blotti contre le parapet, le regard fixé sur la Presqu’île, dans l’attente d’un spectacle qui ne peut être que monstrueux ? Pas une seule lumière, pour l’instant, de l’autre côté de la rivière. Nous-mêmes avons éteint nos lampes, sur l’ordre d’Axel. La ville baigne dans un silence total. Le temps semble s’être arrêté, à l’image de ce groupe figé dans une immobilité si parfaite que même le vent s’est lassé de le tourmenter. Quel geste, quelle parole pourraient rappeler à ces pierres, à ces fleuves imperturbables, à cette ville dont des millénaires n’ont pu venir à bout mais qu’une seule nuit a irrémédiablement vaincue que ces statues abandonnées à elles-mêmes le long du quai possèdent encore une étincelle de vie, un atome de conscience ? Pas un seul battement de paupières ne vient rompre leur inertie. Elles sont entrées, pour quelques interminables secondes, dans l’éternité.
Et soudain, en face, une lumière. A peine moins rapide qu’un éclair. Elle disparaît aussi soudainement qu’elle a surgi.
« Ce sont eux ! crie Mona-Lisa. Ils arrivent ! »
De nouveau le silence, intolérable. M’arrachant à la contemplation de l’autre rive, je regarde mes compagnons. Ils ont oublié le cabaret, les histoires qu’ils se racontaient, leurs regrets, leurs larmes. Je suis prêt à parier qu’ils ont même oublié jusqu’à la précarité de leur situation. Pendant quelques minutes, ils vont se sentir forts, heureux, vivants, si merveilleusement vivants… Ils sont du bon côté de la rivière. Sur la rive opposée, ceux qu’ils guettent, ceux qu’ils attendent, ce sont les renégats, les damnés, les laissés-pour-compte d’une mort plus distraite qu’à son ordinaire. Peuvent-ils, malgré l’avertissement de Raphaël, oublier qu’eux aussi, peut-être, passeront un jour le pont sans la moindre chance de retour ?
« Regardez ! s’écrie Arabella. Sur la place, là !… »
Débouchant d’une rue parallèle au quai, des lumières se dirigent lentement vers le centre de la place. Elles vacillent et avancent pas à pas. D’autres torches apparaissent à l’extrémité sud de la place. Elles s’approchent de leurs compagnes, s’arrêtent un instant, reprennent leur marche silencieuse –on dirait qu’elles glissent sur les pavés- puis commencent un va-et-vient régulier de la droite vers la gauche. Elles finissent enfin par s’immobiliser. Les autres lumières se sont elles aussi arrêtées. L’une d’elle se détache du groupe, traverse l’esplanade, s’engage dans la rue qui conduit au pont. De nouvelles lumières surgissent de l’obscurité, traversent le quai et, ne sachant apparemment pas de quel côté s’aventurer, tournent sur elles-mêmes, se penchent en avant, incapables de se décider. Le choix paraît crucial et la mésentente profonde vu les oscillations des torches. Là-bas, sur la place, les lumières se sont regroupées au pied de la statue tandis qu’une autre se dirige vers nous, d’une pas lent et égal ; parvenue à l’angle du quai, elle hésite un instant puis trace un large cercle autour d’elle et s’agite de bas en haut. Encore un signal, sans doute.
« C’est étrange, dit Eralda. D’habitude, ils ne font pas tant de simagrées. Ils se contentent de se réunir sur la place. »
En face, sur le quai, la jonction entre les lumières s’est opérée. Tournant le dos à la rivière, elles remontent la rue en direction de la place. Leur démarche est à la fois ferme et hésitante. Seuls les ivrognes et les somnambules, avant, allaient de ce pas hasardeux, donnant une constante impression de déséquilibre, et cependant miraculeusement assuré.