TEXTE 1 concours "ma première dédicace"
Séance de dédicaces
Ils m’ont placée juste devant les toilettes, en me disant qu’au moins on me verrait de loin et que je ne serais pas sur le chemin des chariots. Je me suis imaginée sur la piste de Santa Fe avec un défilé de chariots bâchés suivis de vaches et chevaux, et moi assise à l’ombre d’un cactus, attendant de vendre ma biographie de Kit Carson.
Mon livre, mon premier-né encore relié à moi par un cordon maternel, est dressé sur un présentoir, comme un brave petit soldat dans sa guérite. Rien encore comme article de presse pour appuyer le sérieux de mon travail. Pire encore… l’affiche que le supermarché a imprimée pour déplacer les lecteurs mentionne qu’il s’agit de mon tout premier livre, et ils ont choisi une photo de moi dans mon album Facebook, j’y ai 25 ans, une robe hippie et une monstrueuse fleur d’hibiscus dans les cheveux.
Une dame myope et pressée m’a déposé 50 centimes sur la table avant de pousser la porte étiquetée « Dames », me reprochant peinée « oh, vous n’avez pas une petite assiette ? ». Le gérant du supermarché passe de temps à autre avec l’air d’un souteneur qui vérifie le compteur, me souriant d’un air tout va bien dans mon monde en redressant le menton avant de retourner aux choses sérieuses.
Un homme âgé s’approche… enfin, il doit avoir mon âge mais je trouve que lui le porte mal avec ses rares cheveux blancs teints en blond Barbie noués derrière la nuque, comme une queue de rat blond qu’on lui aurait greffée. Il fait aussi trop de banc solaire et est tacheté comme une banane agonisante. Il regarde l’affiche devant ma table, fronce les sourcils, s’approche, enlève et remet ses lunettes, inspecte la hippie et puis moi, la bourgeoise respectable que je suis devenue, et sa bouche se contorsionne pour exprimer le doute. « Vous tenez le fortin pour votre fille ? ». Il expose des dents récemment blanchies et si régulières que je frissonne comme si la mort elle-même me souriait. Il prend mon livre chéri dans sa vieille main tannée, et me demande, d’un air qu’il croit absolument charmeur « Si je vous les achète tous… viendrait-elle me les dédicacer à domicile ? »
Je lui offre mon air le plus bourge, avec élégance mais la saine distance que l’on met entre soi et un homme trop séduisant pour que la tentation ne fasse aucun dommage, et sans sourciller lui dis : « Mais naturellement, elle s’en fera un plaisir ! Il est rare de rencontrer un lecteur qui d’emblée sait identifier la bonne écriture… donnez-moi donc votre adresse et votre numéro de GSM par précaution, voici le sien d’ailleurs » et je lui griffonne un numéro sorti de mon imagination que la sienne le fait empocher avec la vivacité d’une langue de caméléon.
Il s’éloigne et revient avec un chariot non bâché, et le remplit, avec un clin d’œil complice, de la quarantaine d’exemplaires de mon tout premier livre.
Comment a marché votre première séance de dédicaces ? J’ai tout vendu en une heure !