Enfin seule. Encore! Je me cale au lit avec un livre. J'aurai le temps de le finir avant qu'il ne revienne à la maison. Je prévois de m'épuiser en me débattant dans les vagues des lignes. Mon inconscience appelle la fatigue. Je la supplie de passer outre l'absence d'un être chéri. Comme d'habitude, j'aurai du mal à m'endormir. Un grand lit pour moi toute seule. Et... Orphée me boude! Que faire pour l'attirer dans mes bras? Je me tortille. Je joue à la crête, paf d'un côté, paf de l'autre. Rien n'y fait. Je commence sérieusement à m'interroger sur l'utilisation d'un placebo. Un moyen de tromper l'habitude. Une énorme peluche de nounours à placer dans mon lit. Juste le temps qu'il revienne. Je me lève pour réaliser mon idée quand un bruit se fait entendre. J'ai oublié! Un appartement vide, une femme seule, la proie idéale. Pour qui? J'en sais rien. Des cambrioleurs, violeurs, fous,... au choix.
Ça vient de la porte d'entrée. Un grattement, un coup contre le bois. Assez résistant, j'ose espérer. Je me cache sous une couverture. Le tic-tac du réveil prend de l'ampleur. Chaque craquement de meubles me fait sursauter. Et si c'était un fantôme?! C'est encore pire qu'un violeur! Je tomberai raide de peur. Le téléphone est à deux pas. Mais non. Je ne vais pas l'appeler. Il se moquerait de mon imagination.
Encore des frottements. Le palier cache des mystères. La cuisine n'est pas loin. Quel outil ferait l'affaire pour m'armer contre ma peur? Je me vois avec une casserole derrière la porte. S'ils arrivent à pénétrer dans l'appartement, aurais-je le temps de me glisser sous mon lit? Je pèse le pour et le contre de chaque option.
Les coups se calment. Le silence revient. Si ça se fait je n'aurai pas de place sous le lit. Mon chat, ce gardien de pantoufles, doit déjà y être. En même temps, d'habitude il profite de l'absence de mon chéri pour prendre sa place. Mais...
Un miaulement plaintif retentit. Ils ont enlevé mon gentil chat, quels salauds! Un afflux de courage m'envahit. Je m'approche de la porte. Des grattements, frottements, coups. Je surmonte ma peur pour jeter un œil à travers le judas. Il est là! Une boule de poils assise toute penaude sur le paillasson des voisins. Quand j'ouvre, il entre en flèche en me lançant un grondement de reproche. Il a voulu accompagner mon chéri et je l'ai enfermé dehors. Andouille!
Derrière la porte, je vais entrer dans un autre univers. Je vais retrouver un regard affectueux que je sais troublant comme un bord de mer à l’eau limpide, profond comme un océan de connaissances et frétillant de vie, malgré des déferlements de vagues qui l’ont tourneboulé au cours des nombreuses tempêtes passées. J’aimerais que le bonheur lové dans mon cœur transparaisse dans mes yeux, tel un souffle de caresses d’un vent de printemps tiède et délicat qui transporte de suaves parfums de tendresse.
Derrière la porte, que pense-t-il de moi ? Suis-je sa petite fée comme il m’appelle ? Son bouquet de gentillesse ? Cette idée me fait rire. Je suis moi tout simplement. Je viens parce qu’elles sont là. Celles qui se sont incrustées. Celles qui coupent l’appétit quand un voile humide floute les aliments. Celles qui réveillent la nuit quand des cauchemars surgissent. Celles qui angoissent quand un pied bute contre un tapis ou à chaque pas incertain. Celles qui font haïr le téléphone silencieux ou la télévision trop bruyante. Non ! Elles ne doivent pas occuper toute la place. Non ! Elles ne doivent pas en faire à leur guise. Si l’une se montre au grand jour, l’autre se devine sous la pudeur. C’est à cette dernière que j’en veux. Et celle-là, je peux la combattre. Alors, derrière la porte, je m’incruste souvent.
D’ailleurs, j’ai ma place dans le fauteuil rouge. Il m’attend avec son plaid à carreaux qui cache son tissu élimé. Il m’offre deux coussins qui servent à combler le vide de l’usure. Près de la cheminée, je me love entre les deux imposants accoudoirs. Dans le crépitement du feu, je m’installe. Dés lors, je suis ailleurs, dans un espace proche, tout proche du mien mais pourtant si lointain pour beaucoup. Me voilà prête à voyager dans le temps en chevauchant sur des mots et des phrases qui vont se bousculer dans une impatience contenue trop longtemps. Il me suffit de poser une question ou simplement de sourire pour que le tic-tac passé d’une vie résonne. Souvent, je me rappelle de certains passages. Je les redécouvre en savourant l’intonation qui image ces « avant » et ces « hier » lointains. Dans la musique des récits souvenirs, je suis à côté de lui. Ces richesses d’une existence qui s’étire me plaisent. Grâce aux photos encadrées de dorure, je l’imagine. Je le vois avec son charme d’antan. En l’écoutant, j’apprends ce qu’il fut un jour, ce qu’il est toujours à l’intérieur.
Mon doigt sur la sonnette, je souris. Derrière la porte, pépé Guy, mon cher voisin, va apprécier ma venue. Sa vieillesse et sa solitude n’ont qu’à bien se tenir. Ensemble, nous ferons un pied de nez à la première et nous éloignerons la seconde.
Pourquoi avançait-elle les yeux baissés, la démarche hésitante, sur le trottoir du boulevard en ce début d’après-midi ? Pour répondre, il fallait revenir quelques heures en arrière et l’observer.
Elle était installée à la table d’un petit snack, au bord du canal qui traversait la ville de ses méandres nonchalants. En face d’elle, un beau jeune homme à l’aire grave, lui annonçait qu’il avait trouvé du travail à l’étranger, à une dizaine d’heures d’avion d’ici. Il justifiait son départ par la chance inespérée que c’était, d’avoir trouvé ce job. Dans le monde actuel, cela relevait du parcours du combattant.
Ils s’étaient connus sur l’important campus de cette métropole régionale qui offrait à peu près tout ce qu’on peut espérer. Alors qu’elle faisait maladroitement queue pour prendre son déjeuner, dans ce restaurant universitaire qu’elle découvrait pour la 1èrefois, il avait pris pitié d’elle, lui le vétéran de quatrième année. Il l’avait abordée gentiment et l’avait guidée, lui évitant ainsi de se faire bousculer. Tout naturellement, ils s’étaient assis à la même table pour déjeuner. Elle était tombée sous le charme de cet homme, à l’aise dans ses gestes, à l’élocution facile et à la séduction évidente. Il fallait vraiment qu’il ait la tête ailleurs, se dit-elle, pour ne pas remarquer les regards furtifs, que lui jetait, à la dérobée, la gente féminine : il ne passait pas inaperçu, malgré son naturel discret.
Voilà maintenant plus d’un an qu’ils se retrouvent à l’occasion, pour déjeuner, à peu près une fois par semaine. Elle est, tout de suite, tombée amoureuse de ce beau jeune homme si gentil, sans jamais oser le lui avouer. Cette jeune fille de 18 ans tout juste, c’est un peu pour lui, la petite sœur (bien jolie ma fois), qu’il n’a pas eu, et il l’a prise sous son aile ; s’il est une raison pour laquelle il n’a pas cherché à la séduire, c’est bien celle-là, car d’habitude, il n’est pas indifférent au charme féminin. Il a quitté le campus et cherche du travail depuis 6 mois ; elle, poursuit ses études en 2ème année de droit.
En ce fameux jour, ils se sont séparés après s’être embrassés de façon un peu plus appuyée qu’à l’accoutumée, car, quoi qu’il arrive, il vient de lui faire ses adieux pour de longs mois. Ils sont partis chacun de leur côté, lui pour faire ses valises : son avion part demain très tôt, et il n’est déjà plus là. Elle, a quitté le petit restaurant pour rejoindre son appartement en ville, pas très loin. Peut-être, est-ce parce qu’il n’est déjà plus là, qu’il n’a pas vu le visage de la jeune femme se décomposer à l’annonce de son départ. Elle a pourtant tout fait pour faire bonne figure, mais une fois hors de sa vue, elle a lâché prise, ses épaules se sont affaissées, son pas s’est ralenti, sa tête s’est penchée, et ses yeux se sont embués. Ne serait-ce l’indifférence des passants pressés, l’évidence de son désarroi saute aux yeux, pour toute personne un peu attentive, qui prendrait le temps d’observer.
Elle chemine ainsi, le long de cette avenue, sur un itinéraire qu’elle connaît par cœur, pour l’emprunter quotidiennement. Là justement, elle va traverser la rue sur un passage protégé, à un endroit où la circulation des véhicules est ralentie, par un resserrement de la chaussée sur une file, avec une limitation de vitesse à trente. Limitation toute théorique, puisque, seuls quelques ahuris déphasés la respectent, malgré les radars pédagogiques.
Elle s’engage sans regarder, la tête ailleurs, le pas machinal habitué à l’itinéraire. Sur la chaussée, un conducteur de camionnette ne regarde que la route devant lui, préoccupé par ses livraisons : il est déjà bien en retard sur son planning, et respecter les limitations de vitesse, n’est pas vraiment au centre de ses préoccupations. Lui aussi connaît parfaitement la route… Elle traverse donc sans regarder… Il la découvre bien trop tard… Son freinage désespéré n’a aucune chance d’éviter le drame : l’avant droit de son véhicule, à peine ralenti, percute de plein fouet la jeune femme en pleine poitrine, et l’envoie à une dizaine de mètres de là, sur la bordure de trottoir où sa tête vient buter.
La caserne des pompiers est à moins de cinq minutes et, si le chauffeur de la camionnette est en état de choc derrière son volant, un de ces passants indifférents, trouve le temps de faire le « dix-huit », sur son smartphone.
Un bon quart d’heure plus tard, c’est le sourire réconfortant d’un jeune pompier qu’elle devine avant que les portes de l’ambulance se referment. Ils ont eu peur, les pompiers ! Ils l’ont trouvée inconsciente, à l’endroit où le choc l’avait laissée inanimée. Sa tête saignait abondamment, là où la bordure de trottoir avait entamé le cuir chevelu. Sa poitrine enfoncée, se soulevait avec d’énormes difficultés, c’est tout juste si elle respirait encore. D’ailleurs, à peine venaient-ils d’arriver, qu’elle avait cessé de le faire et que son cœur s’était arrêté de battre. Ils avaient réussi à la récupérer, à faire repartir le cœur, et ventiler les poumons, enfin, ce qu’il en restait. Ils étaient aussi parvenus à stopper le saignement du cuir chevelu. Et même, derrière le masque respiratoire qui lui dévorait le visage, elle avait fini par ouvrir les yeux, au moment où on la plaçait dans l’ambulance. Pour le reste, le diagnostic se ferait à l’hôpital : les urgences du CHRU l’attendent à moins de quinze minutes de là, malgré les difficultés de circulation.
Elle a vaguement conscience d’être descendue de l’ambulance sur un brancard, et d’avoir franchi toute une série de couloirs, un ascenseur, puis encore un couloir. Elle est entourée de personnes en blouses blanches ou vert clair, le visage caché par un masque de tissu ou de papier. Elle est éblouie pas l’éclairage aveuglant de lampes, celles du scialytique, au plafond. Puis, elle ne se souvient plus de rien…
Pour l’instant, elle attend avec impatience ce moment de la journée où ses parents et connaissances viennent la visiter. C’est qu’elle s’ennuie ferme dans cette chambre d’hôpital, où elle avait échoué après avoir été rafistolée par des médecins attentionnés, qui viennent régulièrement surveiller le bon déroulement de sa convalescence. C’est surtout la nuit, pendant son sommeil, qu’elle les entend parler, des bribes de phrases lui reviennent, « le pouls faiblit », « merde, faites attention, bon sang ! », « on va la perdre », « c’est un miracle qu’elle tienne encore ! ». Enfin, tout ça, c’est le passé : aujourd’hui, elle sort ! Derrière la porte de l’hôpital, là au bout du couloir, c’est la sortie vers laquelle elle se dirige maintenant. Et puis, à toute chose, malheur est bon : n’est-ce pas parce qu’on l’avait avisé de l’accident, que son amour a renoncé à partir, pour venir la veiller en attendant qu’elle émerge, et lui déclarer sa flamme avec des mots si doux.
Ce qui l’étonne cependant, c’est que personne ne soit venu pour l’accompagner. Elle se sent un peu seule, à présent. Elle ne ressentait plus du tout la douleur depuis maintenant quelques jours, alors ce mal de tête, cette oppression qui augmente à mesure qu’elle s’approche de la sortie, qu’est-ce que cela veut bien dire ? Elle est guérie, non ? Alors, pourquoi lui est-il de plus en plus pénible de marcher, pour traverser ce hall dans lequel le couloir l’a conduite, Enfin ! La porte est là, à sa portée, un dernier effort pour l’ouvrir, et derrière, elle sera dehors, où une nouvelle vie l’attend…
Voilà qu’elle traverse tout à coup, sans même avoir besoin d’ouvrir, surprise de se trouver soudain là, où rien n’a jamais existé, ni haut, ni bas, ni devant, ni derrière, ni jour, ni nuit, ni lumière, ni chaleur, ni froid, ni obscurité, ni sons, ni formes et couleurs, le temps lui-même, n’a jamais donné la mesure. Passée « derrière la porte », c’est un monde immatériel, sans repère, qui engloutit tout son être. Délivrée du poids douloureux du corps, elle est le néant, un état, que les humains ne peuvent pas concevoir. Ils n’en ont pas les moyens, englués dans « ce qui existe », là où tout se mesure. Parfois seulement, certains le ressentent, vaguement, juste comme « ce qui est ». Le néant ? Pas tout à fait cependant, il reste la conscience. Derrière elle, la porte ?… Quelle porte ?… Qu’est-ce donc que ce souffle qui emporte tout ? Voilà « Celui qui est », elle peut enfin sentir sa magnificence. Elle a, instantanément et de toute éternité, la révélation de cette plénitude infinie, qu’elle a toujours sue, « La » vérité absolue la subjugue.
Sur une tombe, où une jeune fille de dix-huit ans est enterrée, un vieil homme et sa femme, accompagnés d’un jeune homme revenu du bout du monde, pleurent en silence…
- J’ai peur de mourir, Ella. Je ne sais pas au juste à quoi la mort pourrait ressembler. Et c’est l’incertitude qui me fait peur.
- Et si la vie et la mort n’étaient que deux pièces séparées par une porte ? Imagine que tu naisses dans une pièce pour y vivre un certain temps et qu’un jour tu reçois l’ordre de la quitter pour rejoindre l’autre pièce. Tu n’as qu’à appuyer sur la clenche et bingo, tu y es. La symbolique de toute porte révèle la symbolique du destin humain : il y a toujours un « devant » et un « derrière » pour n’importe quelle porte et pour tout destin.
- C’est vrai... Le « devant » est la partie visible, c’est le palpable. Nous arrivons à connaître notre destin petit à petit à travers nos vécus. Si je ferme les yeux, je vois une porte blanche se dresser devant moi. Et je marche vers elle comme un aveugle qui tend ses mains pour toucher des objets qu’il ne voit pas, mais qu’il peut saisir au fur et à mesure qu’il avance. Pourtant, ce qui se cache derrière cette porte personne ne le sait. Y a-t-il le paradis ? Y a-t-il l’enfer ? Y a-t-il le cosmos ou le nirvana ou une autre vie qui nous attend tranquille sur un porte-manteau, prête à être enfilée ? Pas facile d’imaginer qu’entre deux soupirs on changerait de corps comme on changerait de chemise.
- Et pourquoi pas ? Tu peux imaginer tout ce que tu veux, mais sans que tu aies la moindre goutte de certitude. Malheureusement, personne n’en est revenu pour nous dire quoi…
- Moi je le ferai ! Enfin, je veux dire… s’il y a quelque chose là-haut, je te ferai un signe. C’est promis, Ella.
Quelques jour plus tard je prenais l’avion qui m’amenait à la maison. Je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à Marina et à notre jeunesse. Elle était la plus belle fille de l’école et la plus courtisée de la classe. Pourtant, malgré sa beauté olympienne et sa belle carrière d’artiste peintre, le destin ne l’avait pas épargnée. Brutalisée par un mari jaloux qui la battait en la laissant pour morte après chaque exposition où son talent lui attirait des admirateurs par dizaines, partagée entre sa passion pour l’art et son fils qu’elle élevait toute seule après l’abandon de son mari, Marina ouvrait à son insu la porte d’un tueur silencieux. Elle s’était battue pendant cinq années contre un cancer du sein aux métastases osseuses et pulmonaires. À moitié paralysée, vidée de sa féminité, une jambe écourtée de 25 centimètres, elle a vécu ses derniers jours dans une chaise roulante. Sans doute, elle était toujours très belle pour ses 50 ans (on lui donnait à peine une trentaine) avec son visage pâle, sans la moindre ride, et ses longs cheveux dorés qui couvraient d’une façon délicate la blancheur de ses épaules. C’est cette image que je garde d’elle, elle que je connaissais depuis l’âge de 2 ans, elle, ma meilleure amie qui m’avait accompagnée, fidèle et imaginative, dans toutes mes aventures enfantines et celles de ma jeunesse.
Et peu après elle quitta ce monde. C’est ma mère qui me l’a annoncé au téléphone : « Marina vient de partir. Si tu pouvais venir à l’enterrement… ». Non, je ne le pouvais malheureusement pas, je n’avais plus de congé.
Dans les jours qui suivirent j’ai beaucoup pensé à notre dernière papote. En attendant un signe d’elle, je trésaillais chaque fois que le rideau bougeait sans raison ou quand la porte s’entrouvrait toute seule ou quand un battement d’ailes venait trop près de la fenêtre ; et je pleurais en caressant des yeux ce papillon blanc qui s’attardait sur mon bras. Mais non, ce n’étaient pas les signes que j’attendais ! Marina, avec son imagination féconde, aurait sûrement trouvé quelque chose de plus personnel pour tenir sa promesse : « s’il y a quelque chose là-haut, je te ferai un signe ».
Le temps passait. Marina se taisait… et petit à petit je commençais à me résigner. Peut-être n’avait-elle rien trouvé derrière la porte…
…Trois semaines sans que j’aie le signe tant attendu. Mais une nuit j’ai rêvé d’elle. Dans une forêt automnale pavée de feuilles rouges, trois personnes marchaient dans l’allée sans se parler : moi, mon cousin Ioan et Marina. Habillée seulement d’une combinaison rouge et d’une culotte en dentelle de la même couleur, elle se blottissait contre la poitrine d’Ioan qui la portait dans ses bras (elle était toujours paralysée). Tout à coup, l’allée se perdit dans une lumière aveuglante et je me suis réveillée sur le coup, comme si je devais absolument me souvenir de ce rêve. Chose étrange, je n’avais jamais vu Marina en sous-vêtements de son vivant, elle ne m’avait jamais parlé de telles choses. Mais les rêves sont parfois drôles et d’une logique plus que surréaliste.
Le jour même j’ai appelé ma mère à l’étranger, pour lui parler du rêve. « C’est bizarre… Je vais raconter ça à sa sœur » m’a-t-elle dit. Le lendemain elle me rappelle :
- J’ai téléphoné à Vally. Tu te souviens d’elle, n’est-ce pas ?… Je lui ai raconté ton rêve. Elle est tombée des nues ! D’une voix tremblante elle m’a dit qu’une semaine avant sa mort Marina avait préparé minutieusement sa toilette d’enterrement. Tu sais combien elle était coquette… Elle avait demandé à Vally de lui acheter une combinaison rouge, ainsi que la culotte assortie. Elle a insisté pour qu’elle les porte sous sa robe noire, boutonnée jusqu’au cou. Sa dernière robe, ses derniers dessous, ses habits pour son rendez-vous avec l’éternité. Oui, Vally était très touchée, elle pleurait carrément en me disant tout ça. Elle m’a dit aussi que Marina t’avait laissé un tableau qu’elle avait peint quelques jours avant de partir. Quand tu viendras ici, tu pourras le lui demander.
Six mois plus tard, quand je suis revenue au pays, j’ai rendu visite à Vally. On a beaucoup parlé de Marina, nous sommes allées au cimetière pour poser une fleur et allumer une bougie. Et avant de partir, Vally m’a donné le tableau. « C’est Marina elle-même qui a fait le colis, elle a bien ficelé l’emballage, comme tu vois. Je ne sais pas ce qu’il y a dedans » m’a dit Vally en ajoutant : « elle ne m’a pas laissé le regarder ; c’est pour Ella, qu’elle m’a dit ».
Une fois chez moi, j’ai déballé le tableau et je l’ai posé sur la table, à la lumière jaune-rougeâtre du crépuscule. C’était un paysage automnal d’une forêt épaisse. Des feuilles rouges dansaient la sarabande alentour des trois silhouettes qui avançaient dans l’allée, en file indienne. Devant eux, tombée de nulle part, il y avait une porte blanche largement ouverte. À moitié dissoute dans une lumière aveuglante, une femme aux longs cheveux blonds tenait dans ses bras un immense bouquet de coquelicots. Vêtue d’une robe noire, elle avait devancé les autres et se préparait à franchir le seuil de la porte. Derrière elle… une traînée de pétales rouges.
C'est une pimpante maison en pierres grises, aux châssis peints en blanc. Elle est entourée d'un grand jardin fleuri aux arbustes parfaitement taillés et aux pelouses impeccables. Pas une mauvaise herbe. Elle se trouve à deux pas du centre du village où se trouvent la fontaine, l'église et quelques tilleuls.
Dans la pièce de séjour, une table, des chaises, un vaisselier et une commode en chêne clair. On y trouve aussi un feu ouvert, des fauteuils moelleux garnis de cousins à pois et des plantes vertes. Un intérieur cossu. C'est là que vivent François, son épouse Marie et leur fils Nicolas. Une famille ordinaire, appréciée des voisins. Le père est ébéniste. La mère surveille parfois des enfants après l'école. Quant à Nicolas, il est copain avec tous les gosses du coin.
Dès les premiers beaux jours, la porte d'entrée reste souvent ouverte. C'est que François et Marie sont friands d'air frais et aiment recevoir sans façons des voisins pour bavarder autour d'une tasse de café.
Pourtant, Laurence, une fillette, qui habite juste en face et se balade régulièrement à vélo avec Nicolas, remarque que même en plein été alors que les trois bicyclettes sont appuyées contre la façade de la maison de François, il arrive que la porte reste fermée ! Une question la taraude : Mais pourquoi, pourquoi donc ?
Un jour, où elle a envie d'aller jouer avec Nicolas, elle ne peut s'empêcher d'en parler à sa mère.
"Tu as vu Maman, la porte reste fermée chez Nicolas. C'est bizarre, non ?"
"Tu sais, Laurence, Marie prépare peut-être de la pâtisserie ou du pain et elle craint que la pâte ne retombe ! Ou bien peut-être ont-ils besoin de calme parce qu'ils ont la migraine. Ou reçoivent-ils des gens que tu n'as pas vu entrer chez eux… Tout est possible."
Le temps passe. Laurence et Nicolas se marient sans que Laurence ait eu de réponse à sa question. Ils habitent eux aussi une coquette maison en pierres grises entourée d'un beau jardin. Ils mènent une vie paisible et heureuse. Ils laissent volontiers ouverte la porte d'entrée.
Vous le savez tous, les premiers temps du mariage sont souvent idylliques. Mais un jour vient la première dispute.
"Laurence, qu'as-tu besoin de dépenser tant d'argent pour des vêtements qui se démodent tellement vite ?
- Je suis jeune, j'aime suivre la mode. On ne va quand même pas se priver bon sang !"
C'est alors que le ton monte encore un peu que Nicolas s'empresse de fermer à clef la porte d'entrée.
"Qu'est-ce que tu fais, chou ?
- C'est la tradition chez nous. Les disputes ça se règle sans témoin. Tout conflit trouve sa solution, il suffit de s'obliger à le résoudre en s'interdisant d'y échapper. Un conflit qui s'incruste c'est comme une maladie chronique…"
C'est ainsi que Laurence a obtenu une réponse à ses interrogations…
L'histoire se passe dans une petite ville du Hainaut. Jules est un garçon gentil, intelligent mais très, très curieux et aussi vraiment très, très vite dégoûté. Pour un rien, une forte odeur de cuisine ou de renfermé, un relent de moisi ou un parfum capiteux, il a le cœur au bord des lèvres. Il faut savoir aussi que Jules manifeste une imagination débordante. C'est sûr, Jules a tous les atouts qu'il faut pour devenir un véritable détective !
Un jour, son papa qui dirige un petit laboratoire de recherche sur les engrais naturels, lui dit : "Je vais faire une conférence en Suisse. Ta maman m'accompagne. Mamy viendra quelques jours ici pour s'occuper de toi. Voici un double des clés du labo. Je te les laisse juste au cas où je serais retardé plus de trois jours. Je t'interdis d'y aller. Je garderai le contact avec Paul, mon adjoint. Paul est au courant pour cette histoire de clefs. Tu as bientôt douze ans, je te fais confiance."
Son papa peut se montrer fort sévère et trouver des punitions bizarres. Jules en a bien conscience. Mais l'envie de voir ce qu'il n'a jamais vu, d'en connaître plus sur le fameux laboratoire est plus forte que tout son bon sens. Le soir même, tandis que sa grand-mère regarde son feuilleton favori, Jules va ouvrir la porte du labo. Et là, eh bien, non seulement, il est pris d'un fort haut-le-cœur mais en plus, il reste bouche bée…
Il y a d'abord cette odeur d'humus et de pourriture qui prend à la gorge, mais il y a surtout ces étiquettes qui lui font imaginer les plus mauvaises senteurs et les plus macabres scénarios : sang de vache desséché, cornes de chèvre broyées, poudre d'os de cochon. Jules veut en voir plus, en savoir davantage. Il avance vers le fond du laboratoire. Dans de grands bocaux, il observe de gros vers qui se tortillent parmi des déchets de fruits et de légumes.
Tout est à la fois propre et ordonné, mais également répugnant. Propre et ordonné parce que le sol, les murs, les bouteilles sont impeccables et que les étiquettes sont parfaitement calligraphiées à l'encre de Chine. Répugnant parce qu'il y a ces odeurs et ce flot d'images qui naissent à la lecture des étiquettes. Jules se croit dans un cimetière pour animaux ou dans une prison. Il a l'impression que les vers crient pour l'appeler à leur rendre la liberté.
Il a envie de vomir. Avant de quitter le laboratoire, il glisse une fiole contenant de la poudre d'os dans sa poche. Il la montrera à son copain Victor, un garçon qui n'a pas froid aux yeux et pour qui un secret est un secret. Il attendra pour ouvrir ce trésor, pour toucher la poudre du bout du doigt et peut-être la sentir…
Quand il rejoint sa grand-mère, Jules est pâle comme un lys. Il dégage une senteur âcre, tellement désagréable que sa mamy détache le regard de son captivant feuilleton. "Où donc es-tu allé te fourrer ? Tu as renversé une poubelle en jouant au foot dans le garage ?" Jules répond : "Non, Mamy. J'ai fait un tour dehors, au fond du jardin. Je croyais avoir entendu un chien."
"Donne-moi un bisou, lave-toi, brosse-toi les dents et va te coucher. Dans quelques minutes, j'irai voir si tout va bien."
Quand sa grand-mère arrive dans la chambre de Jules, elle relève un peu la couette en chuchotant : "Bonne nuit, mon grand."
Jules passe une nuit agitée. Il a hâte de parler de tout cela à son copain Victor qu'il rencontre tous les jours sur le chemin de l'école. Il a surtout hâte de lui montrer la fameuse poudre…
Le lendemain, comme tous les matins, les deux garçons arrivent en même temps sur la place Verte et traversent la grande pelouse d'un bon pas. Jules parle du labo, de ses découvertes et sort la fiole de sa poche. Victor propose à Jules de s'arrêter. Il examine la petite bouteille comme un orfèvre le ferait avec un bijou ancien. Il la penche, regarde la poudre qui glisse lentement le long de la paroi. Il l'ouvre, l'approche de son nez, fait "pouah", puis répand un peu de son contenu sur l'herbe, à deux pas du toboggan rouge.
Jules n'avait pas prévu une telle audace, mais il sourit… Bientôt, la fiole se retrouve à l'abri, au fond de sa poche.
Le soir même, profitant que sa mamy remplit le lave-vaisselle, Jules ouvre la porte du laboratoire, replace la fiole au bon endroit. Quand sa grand-mère entre dans le living, elle fait à Jules la même remarque que la veille concernant l'odeur désagréable. Elle insiste pour qu'il aille prendre une douche : "Et surtout, n'oublie pas d'utiliser du savon, mon grand et de bien frotter partout !"
Deux semaines plus tard, des herbes folles et des fleurs sauvages ont poussé tellement haut que l'on ne distingue plus le toboggan rouge ! Ailleurs, sur la place, on ne voit rien de semblable. Les autres espaces verts des environs sont restés tels qu'ils étaient avant les pluies de printemps qui se sont succédé les derniers jours.
Jules en est sûr, c'est la poudre d'os qui a agi de manière spectaculaire !
Il n'a jamais avoué qu'il avait visité le labo. Certes, il était curieux, mais il n'avait pas du tout envie d'être soumis à une punition bizarre comme celle de trouver trente mots en rapport avec le mot obéissance ! Victor, quant à lui, fidèle à son habitude, ne dit rien à personne.
Jules se demanda longtemps si ce fameux engrais n'était pas responsable de la grandeur des bambous qui poussaient au fond du jardin familial et qui provoquaient l'étonnement de tous les visiteurs.
Bientôt, un autre sujet de curiosité s'offrit à lui : depuis deux ou trois semaines une multitude de vers bleus avaient, en effet, fait du potager leur habitat favori !
Après de si longues années d’un silence coupable, j’ai décidé, au crépuscule de ma vie, qu’il était grand temps de libérer ma conscience. De tenter d’alléger enfin ce fardeau qui pèse si lourd sur mes épaules. De révéler au monde l’origine de ce remords qui me ronge sans répit. De confesser l’énormité de ma faute. Devant Dieu et devant les hommes, comme dit la chanson.
Alors, voilà… Tout était calme ce soir-là. À la réflexion, même un petit peu trop calme, me dis-je en réalisant que je n’entendais plus le chant habituel des grillons par la fenêtre ouverte sur le jardin. Légèrement intrigué, je m’en approchai tranquillement quand une vive lueur verte jaillit de l’obscurité, m’obligeant à fermer vivement les yeux.
Le décor familier avait dramatiquement changé lorsque je les rouvris, les protégeant d’une main qui se voulait ferme de la lumière glauque dans laquelle tout baignait, donnant au quartier un aspect absolument fantasmagorique. Stupéfié, puis paniqué, je perçus un bourdonnement continu provenant de l’autre côté de la maison, là où se trouvait la porte d’entrée.
Ne sachant trop si je devais tout de suite tenter d’en apprendre plus ou s’il était plus avisé de s’enfermer à double tour et d’attendre des nouvelles devant la télé, je me penchai pour risquer un coup d’œil prudent à l’extérieur. Ce qui me permit d’apercevoir une partie d’un drôle d’engin posé sur la pelouse, un objet massif et légèrement phosphorescent touchant apparemment à peine le sol.
Mon cœur se mit à battre la chamade. Ainsi, « ils » étaient là. Et c’était de toute évidence à moi qu’ « ils » en voulaient. Affolé, je fis en quatrième vitesse le tour des pièces de la maison pour fermer vivement les volets, et courus ventre à terre vers la porte que je verrouillai soigneusement, la bloquant même avec le dossier d’une chaise coincé sous la poignée. Puis, la gorge sèche, collai mon oreille contre la mince cloison de bois.
Un bruit de friction, nettement perceptible, acheva de me nouer les tripes. Bordel de bordel, qu’y avait-il donc derrière cette porte qui se mettait maintenant à trembler sur ses gonds ? Après bien des hésitations, redoutant vaguement de voir quelque chose que je n’aurais pas voulu voir, je fis glisser d’un doigt tremblant l’opercule fermant le judas optique.
Rien, le noir total. Compris… gros malins ! C’est à ce moment précis que je me résolus à aller récupérer le pistolet automatique qu’un oncle avait ramené en douce d’Algérie, un Mac 50 alors en usage dans l’armée française, planqué depuis des décennies sur la plus haute étagère de la cave. Merde, « ils » l’auraient bien cherché…
Je fis l’aller-retour en pédalant comme un fou. Haletant, je vérifiai rapidement la présence d’un nombre suffisant de cartouches dans le chargeur que j’engageai d’un coup sec dans la crosse de l’arme avant d’introduire une balle dans la chambre. Puis, appuyant avec détermination le bout du canon contre l’ouverture du judas, je pressai la détente.
Pan ! Une détonation assourdissante, un recul violent qui me fit mal au poignet et un trou fumant dans la porte. Et une odeur de cordite qui envahit aussitôt la pièce. Histoire d’assurer le coup, je recommençai. Une fois, deux fois, trois fois. Puis attendis, l’oreille aux aguets.
Au début, il ne se passa rien. Plus aucun bruit, à nouveau cet inquiétant silence qui m’avait fort pertinemment alerté. J’entendis alors comme un vrombissement allant d’abord crescendo pour décroître ensuite lentement. Comme quelque chose qui viendrait de redémarrer avant de s’éloigner. C’était ça… Victoire ! « Ils » foutaient le camp !
Après quelques minutes qui me parurent fort longues, une torche électrique dans une main et le pistolet dans l’autre, j’ouvris la porte avec moult précautions. Et, effectivement, leur engin n’était plus là. Pfft, envolé ! Sur le gravier de l’allée, par contre, « quelque chose » remuait faiblement. Maîtrisant avec peine ma répulsion, je m’avançai.
Bon… ça ressemblait vaguement à un bipède : deux bras, deux jambes et une horrible tête, le tout couvert d’écailles et baignant dans une mare violette et visqueuse que je présumai être du sang. Vu de plus près, un tube dépassant de ce qui lui servait de bouche et que je supposai être une espèce de filtre. Et, de façon parfaitement saugrenue, entre ses doigts griffus, une feuille souple couverte de signes !
J’approchai ma torche. Stupeur… Des mots sans suite, visiblement piochés dans différentes langues humaines ! Je reconnus d’abord du cyrillique que je ne sus déchiffrer. Quelques idéogrammes qui n’eurent pas davantage de chance. Et puis, « Frieden », « peace », « paix ». Paix !
Debout devant ce corps étranger maintenant parfaitement inerte, je commençai à réaliser ma tragique erreur. Moi, banal et insignifiant habitant de la planète Terre, obscur individu que rien ne distinguait parmi des milliards d’êtres humains, j’avais eu l’insigne honneur d’être choisi pour leur ambassade. Que je venais de faire aussi lamentablement échouer…
J’ai creusé discrètement, tout au fond du jardin, entre les rosiers et le massif de lauriers roses, un trou profond pour y enfouir ma victime. Oui, j’osais à présent la toucher. La honte avait remplacé la répulsion et si j’éprouvai du dégoût, c’était bien désormais envers moi-même…
Toutes les nuits, depuis cette soirée fatale, je scrute avidement le ciel étoilé. Reviendront-ils ? Peut-être même cette fois, au pire, avec tout autre chose qu’un message de paix ? Ou préféreront-ils nous ignorer à jamais ?
« Peuples des milliers d'étoiles
Qui palpitent loin d'ici,
Par delà les sombres voiles
Frères, vous chantez aussi ! »
La porte, d'habitude large ouverte, était invitation à satisfaire ma curiosité. Enfant déjà, je prenais plaisir à pénétrer dans ce lieu pourtant interdit. L'inaccessibilité est une invitation.
"Toujours honorer une invitation" me disait mon père. "C'est un chemin vers la découverte." Je lui ai toujours obéi. Je me suis assis contre le mur. Je doutais. Cette porte d'habitude accueillante ne l'était pas. Et donc pas d'invitation !
Que se passerait-il si j'osais ?
Le bâtiment, d'un gris triste, est entouré d'un riche muret. Sa taille me dépasse, je ne suis pas très grand. Mes frères me surnomment le p'tit et cela m'agace. Mais bon, c'est le lot des petits d'être traités de petits. Il doit être onze heures et ce matin je devrais être à l'école. Mais je suis malade. Mon frère aîné m'a dit "Pas question que tu sortes même si le soleil brille". Mes parents tous les deux travaillent. Mes frères sont à l'école. Je suis seul et donc…
La porte est close. Et ce n'est pas habituel. Je longe le muret autour du grand bâtiment. Le bruit des graviers du sentier accompagne mes pas qui se font hésitants. Tout à coup je ressens un malaise. Une douce inquiétude s'empare de moi. J'aime assez cette sensation de pénétrer dans un univers défendu. Je suis un rêveur, tout le monde me le dit ; parfois cela me fait plaisir, souvent cela m'irrite. Quand je rêve, je me balade. Peut-être est-ce l'inverse ? Je me souviens de cette dernière rêverie. Je marchais dans le quartier vers la maison interdite. C'est ainsi que nous l'appelions mes frères et moi. Un bâtiment austère, entouré d'un muret.
Mais je m'égare. A l'arrière du bâtiment, de grandes baies vitrées. Elles datent de la dernière rénovation. Avant, la bâtisse était une brasserie. Les entrepôts de stockage sont toujours visibles, habités par une faune singulière. "Ne parle pas à ces gens !", "N'approche pas ces animaux !" me répète-t-on. Mais je suis un rêveur et mon excuse est facile quand je désobéis. "Quoi, vous m'aviez-mis en garde ? Ah, mais je ne m'en souviens pas."
Prudemment, j'avance le long de la façade arrière. Le silence est total. Sur ma gauche un grand espace envahi par des herbes de toutes sortes. Quelques surfaces pavées apparaissent, du moins ce qu'il en reste. Les chariots de houblons se rangeaient là, attendant qu'on les décharge. Un cri soudain me surprend. La chevêche plonge du sommet d'un vieux marronnier. Cette fois, le mulot s'en sort. Je m'arrête, observe l'ancienne salle des cuves. Il y a de la lumière à l'intérieur. Je perds de mon assurance. Je sens que l'inquiétude alourdit mes mouvements. Une odeur m'accompagne. Le malt. Je suis tout proche de la malterie. Les brasseurs au travail, je les vois, je les sens, le grondement du feu sous les cuves, les cris, les ordres, le bruit des fûts qui roulent, les chevaux qui hennissent attendant la manœuvre. "Eh, p'tit, reste pas là, tu vois pas qu'tu gènes ?"
"Pardon, m'sieur !" et je fais un mouvement vers la gauche. Je me retrouve sous la voute de la grande salle d'entreposage : d'énormes barriques, des futailles sommeillent là.
Mon attention est attirée vers le fond de l'entrepôt. C'est sûr, il y a de la lumière. A moins que ce soit le soleil dont les rayons caressent les vitres sales. De la vie dans cette ruine ? Ne suis-je pas en train de me raconter des histoires en imaginant alors la main inconnue venue appuyer sur l'interrupteur ? J'entre plus avant. L'odeur de fermentation me monte à la tête. Je me sens fragile, les jambes molles, la conscience à l'ouest. Des détritus de toutes formes, espèces, usages parsèment le sol, les restes d'étagères, les armoires désarticulées forment un décor inconnu. On dirait un château hanté ? De longues et collantes toiles d'araignées me compliquent la marche. Mes yeux s'embrument mais les larmes sont des nuages de poussières humides, sales et gluants. Je panique. Je pense aux mises en garde paternelles. Pas con ce qu'il disait. Mon excitation croît au rythme de ma peur. Soudain je glisse. Le sol est très humide et, voulant récupérer l'équilibre, je fais un faux mouvement. Une douleur forte. Et brève. J'ai mal jusqu'au bout des cheveux. Je saute au-dessus de ce que je prends pour une un ruisseau; est-ce un égout qui rend le sol fuyant ? Calme-toi, me dis-je. Je respire profondément mais je sens la nausée m'envahir. Tout ce qui croupit autour de moi m'enivre.
Je m'apaise. Mais, alors que je reprends la maitrise de la situation, des choses me passent entre les pieds. Je crie. Très fort. "Maman !"
Un souffle lent, languissant me plombe. J'ai du mal à avancer. Et toujours ces petits pas furtifs autour de moi. Des rats mangent des graines. L'odeur est forte. Le blé moisi. A nouveau les nausées. Et petit à petit, la frêle lueur du début qui semble se rapprocher. L'ambiance change, les formes se précisent, l'odeur devient plus respirable. Une teinte ambre occupe aussi l'espace. Le noir se donne d'autres couleurs. Je me sens presque bien. Et puis surprise. Un son. Grêle. Et pourtant apaisant. Toujours je marche. Prudemment. Je ne pense plus, j'observe, je dévisage, je goûte un univers que je ne connais pas. Une note régulière, lancinante, entourée de tant d'autres. Et une mélodie. Serait-ce ça l'Ecosse dont le père parlait aux grandes occasions ? Et un énorme oignon apparaît tout à coup, il est grand, si dodu, d'une couleur qui me fait penser à maman faisant du caramel. "Ah, Maman !" Y penser me donne un coup de blues. Près du gros légume, un homme. Oui, un vrai, aux traits marqués, le visage en sueur dans une salle surchauffée où tout est vapeur, gargouillis et chaleur. Et cette odeur qui maintenant me saoule.
Mon esprit est sous l'emprise de cet homme et la surprise de cet oignon. Je plonge, plane, vole, éthéré, sans repère, comme en apesanteur.
Une douleur, cinglante et j'atterris. Le choc est brusque. Une gifle m'éveille. Je suis couché sur le sol. J'étais bien. Mon père me bouscule, me hurle dessus. "C'est quoi cette histoire ? Et cette bouteille vide ?" "T'es pas cap, m'avait dit mon frère, me tendant la bouteille, pas cap de la vider." Un flacon 15 ans d'âge que papa conservait pour les grandes occasions. Il se servait un verre, à lui tout seul. Je n'ai jamais goûté ce truc. "Bien meilleur que la bière" disait papa aux grandes occasions…
Me suis-je appuyé contre ce muret ? Ai-je débouché la bouteille ? Et vidé le flacon ? Qu'est-ce que je foutais là, couché par terre ? Mystère.
"Une cuite de première" a constaté le médecin de famille.
Quelques semaines plus tard, revenant de l'école. Je passe devant l'ancienne brasserie et c'est plus fort que moi… La porte est close, encore. Je la pousse, sans difficulté, la serrure est neuve. Je pousse la porte qui s'ouvre facilement.
J'entre. De la lumière, des voix. Je les connais ces voix. Je pousse plus avant et j'arrive devant une autre porte. Les voix viennent de là. Pas d'hésitation. Je me penche et regarde par le trou de la serrure. Deux hommes sont attablés près du gros oignon Je sais maintenant que cela s'appelle un alambique et celui-ci ronronne. Les deux hommes rient, ils discutent et lèvent des petits verres qu'ils vident avec un sérieux qui m'étonne, on les croirait pris dans un rituel. Serait-ce ça une grande occasion ?
Et puis, stupéfaction ! Le second célébrant de cet étrange rituel est mon prof de français. "Qu'est-ce qu'il fout là ?"
Et soudain je repense que demain je dois rendre un exercice de créativité en langue maternelle. Le titre ne m'inspire pas, mais alors pas du tout : "Derrière la porte".
Les invités ont poussé un hooooooo extasié en voyant la mariée s’extirper d’un carrosse de fer forgé peint en blanc, en forme de citrouille avec des vrilles de plastique entrelacées et deux laquais portant des masques de souris, tant secoués sur le marchepied arrière qu’un des deux a vomi sur sa tenue blanche. Il a sauté au sol pour soutenir galamment la main potelée de la mariée, et se tient courbé pour dissimuler la trainée de café au lait avec biscotte au fromage mixés dans l’estomac, qui empeste et décore l’avant de sa livrée. Hortensia-Marie, la mariée (Rose-Marie de son vrai nom, Grosse-Mariepour les coquins) fronce le nez aux relents acides dont elle n’identifie pas la provenance, et effectue un magnifique clap-clap de faux cils constellés de paillettes dorées.
Les invités applaudissent, quelques voix d’amies murmurent « tu es superbe, Grosse heuuuuh Hortensia-Marie ! » et certaines ricanent d’un air aimable en se lançant des coups de coudes. La mère de la mariée, un squelette vêtu de rouge sang, les cheveux brûlés par une permanente maison et une teinture abricot et mauve, les dents rouge-à-lèvrées avec abondance, s’avance en libérant des larmes noires de rimmel, se ruant sur sa fille qu’elle ne peut enlacer vu sa circonférence généreuse, mais elle arrive à déposer sur son épaule dénudée (oh mon dieu, pourquoi ne pas l’avoir couverte ?) un peu de noir et de rouge, l’estampillant ainsi d’un hématome assez réussi. Plus sans doute que le maquillage, parce qu’entre la bouche aux contours si brillants qu’on la dirait de plastique, le contour des yeux évoquant un pharaon tombé dans une cuve de confetti brillants, la coiffure avec tant d’extensions que le voile est en train de décrocher le tout depuis que le laquais qui a enlevé son masque de souris pour croquer un Mars – ajoutant des taches brunes à ses gants autrefois blancs –, l’a piétiné, le marié ne reconnaît sa bien-aimée qu’à son tour de taille.
C’est l’instant de la surprise du marié à la mariée : un orchestre de cariocas se met à jouer la Cucaracha, alors qu’on ouvre une volière de perroquets qui s’envolent en lâchant des salves de crottes d’effroi sur l’assemblée, au son des trompettes et de la voix de deux Mexicains du borinage qui contrairement à la cucaracha, ne manquent pas de marijuana à fumer…
C’est couverts de plumes colorées, serpentins, confetti et fientes de perroquets que le groupe s’entasse dans la salle des mariages, se disputant les chaises, envisageant un instant même de jouer aux chaises musicales car il n’y en aura pas pour tout le monde, c’est clair. Les plus malins ont emmené leur chaise pliante de pique-nique, et les plus gourmands … des sachets de chips. Les deux laquais à tête de souris les tiennent sous le bras, leurs têtes, fumant béatement un joint offert par l’orchestre de cariocas borin. La fumée, les bruits de mastication, les sanglots de la mère de la mariée, un rôt sincère du maire qui a pré-fêté au cidre tôt le matin, l’ambiance est à son comble. L’heure solennelle, profonde. Le maire rappelle aux époux leurs droits et devoirs en riant, Hortensia-Marie s’acharne sur sa bretelle qui glisse et libère son sein droit, lequel veut à tout prix s’échapper comme un goret d’un sac… Kevin-Marcel, son mari (Jean dans la vraie vie, J’en pense rien pour les autres ) lorgne ledit goret et se réjouit de jouer au cochonnet dans quelques heures. Son costume le serre, et il craint pour la couture de l’arrière de son pantalon, que sa mère a déjà dû renforcer deux fois depuis l’essayage.
Le petit Quinquin, fils de Laeticia-Josette, sœur d’Hortensia-Marie, s’avance avec un coussin en forme de cœur, surmonté des deux anneaux d’or émaillés de rose bonbon, avec un smiley aux yeux amoureux au milieu. Lorsque Kevin-Marcel saisit celle qu’il doit enfiler au boudin de son épouse, le coussin émet un pet sonore, et le maire salue la blague délicate d’un éclat de rire et d’une affirmation joyeuse : Un coussin péteur, quelle bonne idée !!!
Après le vin d’honneur plutôt allongé, la noce zigzague vers la salle des fêtes en chantant, dans un chœur incertain, c’est à boire qu’il nous faut…
On pénètre dans la salle par une porte représentant une énorme bouche ouverte, dans laquelle il faut entrer par un tapis pelucheux figurant la langue, sale et jonchée de mèches des extensions d’Hortensia-Marie ainsi que son voile souillé et déchiré, et au fond on pousse une glotte luisante et rouge, pour découvrir le décor du banquet : les tables rondes sont montées sur de petits carrousels, dont les sièges ne sont autres que les sept nains, Mickey et Minnie, Dingo et autres êtres échappés de Disneyland.
La mère de la mariée est assise sur le dos de Simplet, et retient difficilement une nausée, tandis qu’à côté d’elle, le petit Quinquin y cède avec élan : ce n’est pas que l’entrée soit mauvaise – Mozzarella rouge farcie de gelée verte et bonbons colorés – mais le roulis du manège commence à opérer. On n’est pas encore arrivés au dessert – des crêpes à la réglisse et crème fouettée à rayures oranges et violettes - que tout le monde a vomi du vert, du rose, du bleu, du jaune, et que seuls ceux qui ont vraiment beaucoup bu ont encore l’énergie de rire et chanter « tu me fais tourner la tête, mon manège à moi c’est toiiiiiiii ! ». Hortensia-Marie et Kevin-Marcel s’échangent un clin d’œil de victoire : « le prix du plus beau mariage de l’émission de TV… on va le remporter, les doigts dans le nez ! » Et pour mieux se faire comprendre, ils se mettent l’index dans le nez l’un de l’autre dans un éclat de rire heureux.
Le bal est une nouvelle réussite de haut vol, après qu’ils l’aient ouvert dans un tango époustouflant, d’autant que le porcelet s’est échappé du sac, le pantalon s’est décousu à l’arrière révélant un slip rapiécé, les trois poils sur le caillou de la mariée cliquetaient de toutes leurs épingles à cheveux inutiles sans voile et extensions, et en s’enlaçant les jambes, le couple est tombé au sol. On a dû mobiliser toute la gent masculine pour les remettre sur leur manège, dont ils ne sont plus sortis, et chercher le dentier de la mariée…
La nuit tombe. Derrière la porte de la chambre d’hôtel, deux gisants sur un lit comme des baleines échouées. Au sol, leurs habits de lumière de ce grand jour. Sur le couvre-lit, ce que ces mêmes habits ont plus ou moins caché. On ne s’y étendra pas. Kevin-Marcel rêve tout haut « salope, salope… », ce qui réveille Hortensia-Marie, non démaquillée, et dont les cils ne se décollent pas, englués par le rimmel, les confetti, les paillettes, quelques fientes de perroquets ayant fui à l’étage inférieur, et un hématome inexplicable. Un vague souvenir tourne dans sa tête. Prise de vertige elle se croit encore assise sur le dos de la reine des neiges, et un petit hoquet propulse sur le jeune époux un morceau de crêpe noircie par le réglisse. « Salope, Salope… » bave Kevin-Marcel, inconscient et égaré dans une fantaisie onirique. Et brusquement elle se dresse sur son séant XXL en poussant un cri. Tout lui revient. Même l’hématome à l’œil. Et comment !
Elle a oublié d’inviter les juges du concours. Et ils ne pas gagneront le voyage de Noces convoité, un magnifique prix d’une valeur de 500 € pourtant, pensez-donc : voyage en avion (en cale), transport à l’hôtel (à dos d’ânes galeux), pension complète (menus préparés par le cuistot de l’orphelinat local), plage privée (un champ de figuiers de Barbarie), boisson à volonté (l’eau du puits, pure et fraiche). Un reportage à la TV (leur entrée à l’aéroport de départ, le reste aurait été censuré…). Et là, par sa faute, toute à ses préparatifs élégants et originaux, elle a oublié d’envoyer les faire-part aux juges… Salope, Salope lui a reproché Kevin-Marcel dès qu’il a réalisé le désastre. « Et dire qu’on a fait un emprunt de 25000 € pour participer, et je me retrouve marié avec Moby Dick !!! Tiens, prends ça ! » Vlan !
Tu sonnes et sonnes encore. Pas de réponse. Tu attends quelques secondes. Ta montre te l’indique bien, il est dix heures dix. Tu as dix minutes de retard, soit. Bien sûr, la date du rendez-vous a été fixée le mois dernier et tu te dis que la personne a relégué tout ça aux calendes grecques. C’est pas la première fois que ça arriverait. Les gens prennent des rendez-vous parce qu’ils ont besoin de renseignements précis à un certain moment et puis les problèmes se règlent d’eux-mêmes, leurs enfants prennent les choses en main ou le fisc rembourse plus tôt que prévu et le rendez-vous tombe dans l’oubli. Ton smartphone vibre, tu décroches. C’est ton frère. Il te demande ton avis pour l’anniversaire de mariage de vos parents. Quarante ans, ça se fête, non ? Alors tu souris, tu lui dis, Waouwh, quelle chouette idée que celle-là, frangin. Ok, on discute de tout ça ce soir devant un p’tit rouge. On fêtera ces quarante ans-là en grandes pompes et avec un peu de chance il fera beau, ce sera encore l’été. À ce soir alors frérot, vers dix-neuf heures si c’est pas trop tôt pour toi. Et après tout on se fera une petite bouffe au resto italien juste en bas de chez moi. Ok ? À ce soir !
Tu sonnes encore, tu commences à râler. Tu vérifies que tu es bien à la bonne adresse. Rue du Panorama, numéro vingt-deux. Tu te dis que c’est bien là, tu ne t’es donc pas trompée. Ton gps se moque parfois de toi et t’envoie te perdre sur des chemins foutraques mais là, t’en es certaine, rue du Panorama c’est ici. De plus la secrétaire te l’a inscrit en deux chiffres ultra grands et en ajoutant avec une pointe d’humour, attention v’là les flics, 22. Tu jettes un regard circulaire autour de toi. La rue est déserte, pas une âme. Dans ces villages-ci, en dehors des heures de pointe, de rentrées et de sorties des classes, c’est Waterloo morne plaine. C’est curieux car tu perçois comme une musique et puis ensuite des voix joyeuses. Tu te dis que la personne est peut-être sourde et que et que… la radio c’est ça, c’est la radio qui fonctionne et les bavardages de l’animateur couvrent le ding dong de la sonnette. Et merde de merde. Tu penses aux autres visites de cette journée dans cette banlieue de ce maudit Pays Noir que tu connais à peine. Tu pousses sur la porte car tu te rends compte qu’elle est entrouverte. Le hall d’entrée est sombre et poussiéreux. Côté gauche, un porte-manteau sur lequel sont accrochés deux imperméables beige à l’encolure dégueulasse et deux gilets mités. De couleur verte et ça, ça te fait rigoler cette couleur verte. Tu te dis que c’est le côté campagne de cette demeure et tu remarques ensuite que les deux gilets sont identiques, même couleur et aussi même taille. Ça te ramène à l’anniversaire de tes parents car eux aussi s’achètent parfois des vêtements identiques pour leurs balades en forêt ou d’autres événements mais pour ce jour-là, tu espères qu’ils ne feront pas ça, oh non, oh non !
Tu trouves ça quand même étrange, cette immobilité dans ce hall d’entrée. Et puis cette impression de vide, de non-mouvement, d’immobilité totale. À part ce porte-manteau et ces machins qui pendouillent dessus, rien. Tu aperçois un escalier tout au bout d’un couloir qui prolonge le hall. Tu cries, Y’a quelqu’un, hou hou, y’a quelqu’un ? Tu relis encore sur ton pense-bête rose fluo l’adresse et les noms. Tu n’as pas vu de boîte aux lettres et donc comment t’assurer que Robert X et Jacqueline X habitent bien ici ? Ce serait une bonne blague, tiens, que tu ne sois pas à la bonne adresse. Une aventure de plus à noter ! Tu as de l’imagination, tu aimes les films fantastiques ou à suspense et tout ça alors tu sais pas pourquoi, des scènes de Psychose d’Alfred Hitchcock traversent tes neurones. Et justement ce mois-ci TCM passe chaque soir un Hitchcock. Tu penses, Putain de merde, ce soir c’est Sueurs froides et je serai au resto italien avec le frangin. En une fraction de seconde tu vois ton doigt qui actionne la touche R de ta télécommande et tu te dis que tu as intérêt à ne pas l’oublier, cet enregistrement-là. C’est pas souvent qu’on repasse Sueurs froides à la télé. Tu cherches le nom des acteurs, tu sais pas vraiment pourquoi. C’est comment déjà les noms de ces deux acteurs tu te demandes tout en t’apercevant qu’il y a de la lumière dans cet escalier tout au bout de ce couloir au lambris grisâtre et crevassé. Ah oui oui, Kim Novak et James Stewart, ça te revient après quelques secondes d’hésitation. Tu cries de nouveau, Y’a quelqu’un ? tout en sortant ton ordinateur portable de ton sac rouge Hedgren. Tu relèves la tête et il te semble apercevoir une porte tout au bout du couloir, juste à droite de l’escalier. Tu fais quelques pas tout en continuant à crier, Y’a quelqu’un, y’a quelqu’un ? Et puis une odeur de rat crevé te prend à la gorge. Mais ce n’est pas la première fois dans ta jeune carrière d’assistante sociale que tu te retrouves les deux pieds au milieu de la crasse. Une ou deux poubelles oubliées dans la cuisine ou alors des boîtes de conserve, ça pue aussi une boîte de conserve quand elle reste ouverte durant plusieurs jours. Et puis tu repenses à Psychose, à Norman Bates, et à certaines scènes de ce film. Ah, quel stress, quel suspens, quel as cet Hitchcock ! Ça te fait presque sourire, l’image de ce vieux fauteuil à bascule et de cette femme momifiée. Mais tu zappes tout ça car cette puanteur s’intensifie de plus en plus et te soulève à présent le cœur, maintenant que tu pousses la porte tout doucement. Et que tu découvres une scène d’horreur qui te laisse sans voix.
Deux cadavres. Celui d’un homme et celui d’une femme. La femme est allongée sur un divan en cuir brun. Elle semble endormie. L’homme est recroquevillé sur le carrelage. Entre ses mains, une couverture de laine.
À la radio, on annonce pour ces prochaines heures des chutes de neige, une accumulation au sol de cinq à quinze centimètres, et blablabla et blablabla. Mais tout ça, tu ne l’entends pas. D’ailleurs, tu n’entends plus rien. Ta vue se brouille et tu mets quelques secondes avant de réagir et d’appeler les secours.
Cette fiction est librement inspirée d’un fait divers survenu en janvier 2019 dans la région de Charleroi. Ils s’appelaient Robert et Jacqueline, ils étaient frère et sœur. Ils vivaient tous les deux dans une petite maison, à Aiseau-Presles. Ils sont morts seuls.