Concours pour le hors-série de la Revue, Les petits papiers de Chloé dans le sous-thème " : "Je me suis perdu(e)/désorientation" Texte 4...
Letizia et la bête
Alors que je pensais à Letizia, je le vis. Au fond de la coupe, il me regardait, alerté déjà. Je dressai lentement le fusil, avant de réaliser qu’il n’était pas armé. « Clac » et le dix-cors a déguerpi.
Je peste en mon for intérieur, Letizia est envahissante, elle me distrait et je fais des erreurs de débutant. C’est sûr, je ne m’en vanterai pas auprès des copains (ils se marrent déjà).
Sur un coup de tête, je décide d’y aller. Je n’ai rien à perdre et qui sait ? Les jours précédents, il a plu et aujourd’hui, il fait sec : une occasion idéale pour lire les traces. Je suis réputé pour mon décryptage des empreintes.
Deux heures déjà que je suis sa trace, bien nette sur le sol humide. La profondeur et la taille des ovales confirment que l’animal est très grand. Le temps devient long, j’éprouve de la fatigue et je commence à avoir mal aux pieds, malgré mon habitude de l’exercice. Je ne connais pas ce coin de la forêt, mais qu’importe. L’endroit est désolé, je me sens ailleurs, étranger. Il n’y a pas de réseau. Bientôt, cela grimpe et s’éclaircit, j’arrive sur le dessus d’une carrière abandonnée. A perte de vue, des arbres et du ciel, beaucoup de nuages. Le sol est caillouteux et je perds la piste. Dépité, je regarde autour de moi, scrutant à trois cent soixante degrés.
Il est là soudain, tête dressée qui me fixe, la ramure bien découpée sur le ciel gris. Il n’est pas près, mais je peux tenter de le tirer. Je me concentre et vise décidé, l’index sur la gâchette, il est à moi enfin. C’est mon tour. Et puis, dans le viseur, je vois le sourire de Letizia et ses cheveux, ses épaules et sa main toute fine, ce que je préfère chez elle. Mon doigt se relâche et complètement vidé, je baisse l’arme pour regarder le cerf. Il descend la côte lentement, hautain et indifférent, avant de s’évanouir dans la futaie.
Je reprends mes esprits, après une absence. Il va falloir rentrer et je suis éreinté, déboussolé. Déjà l’ombre recouvre la cime des hêtres.
Deux jours plus tard, un forestier m’a trouvé assis sur une souche, hagard, cramponné au fusil. Comme j’étais complètement déshydraté, j’ai été évacué en hélicoptère et ce n’est qu’après un passage à l’hôpital que j’ai pu rentrer chez moi. Lorsque j’ai émergé, Letizia lisait dans un fauteuil près du lit « La dernière harde » de Genevois ; elle m’a souri. C’est elle qui m’a tout raconté, car j’ai perdu le fil la seconde nuit de mon errance. Lorsque j’ai raconté que quelqu’un avait multiplié la forêt, ajoutant des arbres aux arbres, au gré de mes avancées, j’ai vu des moues dubitatives.
Les mois ont passé et le printemps est revenu. Je vois Letizia deux fois, trois fois par semaine. Elle embellit de jour en jour, je trouve.
J’ai remisé mon fusil, sans doute restera-t-il dans l’armoire, mais ce n’est pas encore déterminé. De loin en loin je l’ouvre, pour respirer l’odeur du bois et du plomb.
Je reviendrai flâner en forêt, il le faudra bien, mais je ne sais pas quand, je crains d’avoir peur. Je demanderai à Letizia de m’accompagner.