MON VOISIN PASSE AU CONTRÔLE TECHNIQUE
Lorsqu’il revient de son travail, mon voisin se gare généralement devant l’entrée de son garage ; il ferme sa voiture à clé, puis soulève deux fois la poignée et fait un tour complet de son auto avant de rentrer chez lui. Peut-être est-ce un rite imposé par une secte ?
Depuis quelques jours, son comportement est devenu encore plus étrange, le cérémonial s’est compliqué : avant de quitter sa voiture, il se met soudainement à inspecter un morceau de la carrosserie, comme s ‘il y avait vu subitement une énorme griffe, il se penche sous les bas de caisse, il saisit l’extrémité du pot d’échappement et l’agite vigoureusement, il s’appuie tour à tour sur les quatre ailes pour les secouer de tout son poids. Avant-hier, il a soulevé le capot et ausculté le moteur pendant dix minutes, comme si on l’avait averti qu’un ouvrier y avait oublié sa montre en or lors du montage. Il a vérifié trois fois les phares, les clignotants, les feux arrière, appelant sa femme à la rescousse pour contrôler les stops (Ils vont ? Oui ! Tous les deux ? Oui ! Et comme ça, c’est éteint ? ).
Aujourd’hui, j’ai compris : mon voisin a reçu la convocation du Contrôle technique. Il me l’a montrée, pestant parce qu’on le convoque un mois avant que sa voiture ait atteint les quatre ans. Il a pris rendez-vous pour la faire vérifier par son garagiste. Celui-ci a poussé un gros soupir, car il sait que c’est inutile : l’auto de monsieur Dupneu (mon voisin s’appelle Dupneu) a 15.678 kilomètres, le dernier gros entretien a été fait à 15.053 kilomètres, et les phares ont déjà été réglés deux fois - sous garantie – parce que monsieur Dupneu avait mesuré une différence de deux millimètres entre les faisceaux sur le mur du fond de son garage.
Mon voisin a sorti tous ses papiers de sa pochette en cuir d’assureur : bon de commande, facture d’achat, carnet d’immatriculation, carte d’assurance, certificat de conformité, garantie de la radio, virement pour la redevance radio. Il a relu quatre fois, en soulevant ses lunettes, le numéro du châssis en se demandant pourquoi il est si long (on a vraiment construit autant d’exemplaires de ce modèle ?).
Durant la semaine, monsieur Dupneu est passé trois fois devant la station de contrôle, estimant la longueur des files en fonction de l’heure, réfléchissant à sa stratégie : c’est décidé, il passera pendant midi. Il y a moins de personnel, mais il y a aussi moins de clients, et on risque moins de se retrouver derrière une voiture au démarreur hésitant, tractant une caravane qu’il faut peser et mesurer, le tout présenté par un automobiliste qui a égaré le certificat de conformité et qui a oublié de signaler qu’il avait besoin d’une demande d’immatriculation.
Le grand moment est arrivé : mon voisin est dans la file qu’il estime être la plus rapide
(comme il a pris congé pour toute la journée, la rapidité n’a pas vraiment d’importance, mais enfin…). Aucun autre automobiliste n’a l’air franchement joyeux, seul le préposé sifflote en venant s’emparer des documents (monsieur Dupneu soupçonne qu’il est payé pour siffloter, afin de rendre cette station plus accueillante que les autres).
Suspense : le contrôleur regarde fixement le carnet d’immatriculation : y-a-t-il une erreur ? Est-ce que le numéro de châssis serait identique à celui d’un véhicule volé ? Ouf : l’employé réintègre sa cabine de verre pour remplir son formulaire : mon voisin a eu chaud !
Le test des freins met monsieur Dupneu mal à l’aise : d’abord, il faut confier le volant au contrôleur (Sait-il où se trouve la première ? Ne va-t-il pas salir les sièges ? ). Et puis, est-ce que cela n’abîme pas la boîte de vitesses d’entraîner les roues par ces rouleaux si violents ?
Bon, le test est OK, et il a permis à monsieur Dupneu de vérifier que son épouse ne lui a pas menti : il a vu lui-même ses stops fonctionner.
Dernière épreuve : la fosse. Déjà, le nom ! Et ces appareils barbares qui secouent la voiture dans tous les sens ! La tension de mon voisin a grimpé de deux unités. Et lorsque le fossoyeur - pardon, le contrôleur - lui fait signe de s’approcher, c’est le cœur battant qu’il se penche pour entendre le verdict : il voit déjà son auto interdite à la circulation à cause d’un monstrueux défaut de construction que personne n’a vu jusqu’à maintenant, il se voit hurlant chez son garagiste, interpellant le service technique de l’importateur, il écrira à Test Achats !
Mais non : l’employé lui signale simplement que les disques de frein sont très légèrement rouillés (il faut dire que monsieur Dupneu freine surtout sur le moteur, comme on lui a appris au service militaire). Après que le contrôleur ait juré formellement que ce n’était pas grave, qu’il n’y aurait même pas de remarque sur le certificat de visite, mon voisin peut enfin se rendre à la caisse. Dernière appréhension : ne va-t-on pas égarer ses documents ?
Impassibles, avec le détachement qui sied à tout fonctionnaire ayant la retraite comme seul point de mire, les employés de la caisse se racontent leur dernier week-end, mettant la foule inquiète qui s’agglutine devant le guichet au courant de leurs préférences en matière de viandes pour barbecue.
Finalement, monsieur Dupneu reçoit ses papiers en échange d’un paquet de billets et de pièces de monnaie, car il a préparé une réserve de billets de cinq euros et de pièces de dix centimes pour être certain d’avoir le compte juste. Et lorsqu’il traverse la foule envieuse, on croirait voir clignoter sur son visage rayonnant l’inscription « Tranquille pour un an ».
Et c’est enfin le retour glorieux à la maison. Madame Dupneu, qui guettait derrière la vitre, sort dès qu’elle voit arriver son mari : à son sourire fourbu mais triomphal, elle comprend. Une fois de plus, le Contrôle technique a rendu des gens heureux !
Michel BEUVENS
"La Posologie des sentiments"