Le nouveau livre de Jacques Degeye est passé en "Collection". Je reçois le BAT et commence à le feuilleter avec curiosité et un vrai intérêt. Une évidence : je dois interroger Jacques au sujet de ce livre qui ne peut qu'interpeller le lecteur... d'autant que, je le rappelle, Jacques a publié aussi bien du roman que de la poésie !
Cette fois, je ne vous livre pas mes questions mais seulement ses réponses. Je pense que vous comprendrez pourquoi...
Je ne suis pas lié à un genre littéraire. Je suis attaché à la liberté d'écriture.
Délivrance (Chloé des Lys, 2010) est un recueil de nouvelles. Chaque nouvelle est un mini-roman. Certains personnages passent d'un récit à l'autre, donnant au texte une continuité analogue à celle d'un roman. Des personnages réels tels Romain Gary ou Nicolas de Staël, Marilyn Monroe ou Romy Schneider, Virginia Woolf ou Diane Arbus, Sylvia Plath ou Ernest Hemingway... Des personnages de fiction : Alban, Alexia, Stephen George, Michael Appelbaum...
Voilà une première analogie avec « SALE TEMPS POUR LES HÉROS... » : un récit et de nombreux personnages. Et aussi une différence : dans ce dernier cas, tous les personnages sont réels.
Délivrance a pour thème la mort volontaire. Ah, quel sujet rebutant ! Pouah, quelle noirceur !
‒ Assurément, la mort volontaire exprime une fracture, une grande douleur et du ressentiment quelquefois.
‒ Par contre, elle traduit une tentative désespérée de se soustraire aux affres du temps, aux avilissements ou aux humiliations, devenus insupportables et que l'on noie parfois dans l'alcool ou dans d'autres addictions.
Poèmes inédits (Chloé des Lys, 2015) : ses vingt-quatre poèmes permettent d'entrer dans l'univers intime du poète. Quelques thèmes :
l'enfant et la nature sauvage, l'enfant et l'attachement, l'enfant et la séparation ; la mémoire de l'enfance ; la beauté du monde ;
un monde défiguré par la violence, par la privation de nos libertés et par le non-respect de la dignité humaine ;
le courage de ceux qui résistent aux systèmes oppressifs. Voilà une deuxième analogie avec « SALE TEMPS POUR LES HÉROS... ».
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Sale temps pour les héros. Le prix de la liberté sous le règne de M. Poutine
(Chloé des Lys, 2016 ).
Je reviens à mes premières amours : l'histoire. Impossible de le nier ! Mais en renouant avec l'histoire, est-ce que je tourne le dos à l'univers romanesque pour autant ? C'est le contraire. Ceux qui avaient cru sortir de l'histoire après la chute du mur de Berlin(1989) ont été sidérés de constater le retour de l'histoire et du caractère tragique de celle-ci : guerres, terrorisme, immigration massive... L'histoire est tragique, comme les romans et le théâtre universels sont tragiques.
Qu'est-ce que le tragique ? C'est prendre conscience de notre destin et des risques de mort ou de dislocation qui menacent nos sociétés.
Sont-ce « des thèmes compliqués » (voir le point 4 de ton mail du 22/3/2016) ? Je ne puis répondre à ta question. Au lecteur de le dire !
Ce gros livre m'a pris presque dix ans de ma vie.
Des années de bonheur... et de labeur : recherches, recoupements, construction du récit, écriture, remise sur le métier...
Jusqu'à la décision favorable du Comité de lecture de Chloé des Lys. Puis la publication dans Chloé des Lys Collection.
Le sujet de « SALE TEMPS POUR LES HÉROS. Le prix de la liberté sous le règne de M. Poutine » (Chloé des Lys, 2016) :
‒ Ce livre m'a été inspiré par l'assassinat de la journaliste Anna POLITKOVSKAÏA et par l'empoisonnement, en plein Londres, de « l'espion » Alexandre LITVINENKO, et ce à un mois de distance (octobre-novembre 2006). Deux « faits divers », pourrait-on dire.
‒ D'autres événements se sont ajoutés à ceux-ci : les assassinats d'hommes politiques, de défenseurs des droits de l'homme, de juristes, etc. : Natalia Estemirova, Sergueï Magnitski, Vassili Aleksanian...
‒ Puis l'arrestation, le jugement et l'emprisonnement du magnat du pétrole, Mikhaïl KHODORKOVSKI, et le démembrement de sa société, Ioukos.
Tous ces « faits divers » forment un puzzle qui a pour cadre la Russie de M. Poutine. Il me fallait donc démêler l'écheveau, voir ce qui se tramait derrière ces histoires dramatiques. J'ai découvert un homme, mais surtout un Système.
Ce livre résulte-t-il d'une envie ou d'un besoin ?
D'un besoin, évidemment. D'une exigence même.
- Les acteurs de cette histoire : ils doivent sortir de l'oubli.
En Russie précisément, les origines du Système Poutine en disent long sur sa nature : les attentats sanglants de 1999 pour préparer le peuple à la guerre (Tchétchénie), la mise au pas des médias, la manipulation de l'opinion publique.
Attention ! Nous ne connaissons pas toujours ceux que nous élisons. Nos dirigeants se révèlent petit à petit, et nous sommes surpris de les découvrir autres que ce que nous les imaginions. Dans nos régimes démocratiques, l'alternance permet de changer de représentants et de dirigeants. Ce n'est pas le cas partout, notamment en Russie.
Ce livre nous invite à réfléchir sur l'avenir de nos propres sociétés. Nos libertés ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Si nous ne sommes pas vigilants sur nos choix politiques, sur notre vote, sur la qualité de nos représentants politiques, si nous ne défendons pas chèrement notre peau d'hommes et de femmes libres, si nous ne résistons pas aux tentatives de réduire nos libertés, si nous n'essayons pas de comprendre les grands enjeux de notre monde, ALORS nous courons le risque d'être asservis un jour et de payer cher et pour longtemps nos étourderies et nos lâchetés.
J'explique que tout n'est pas perdu et qu'il existe des raisons d'espérer.
Je montre les blocages de la société russe.
Je montre comment le peuple russe a été réduit au silence en quelques années.
Je montre comment le Système Poutine a été mûrement réfléchi et comment il a été mis en place, bien avant que l'on « découvre » à la télévision le jeune et sémillant Vladimir Poutine, un jour de 1999.
« SALE TEMPS... » appartient à L'HISTOIRE et à LA LITTÉRATURE.
Je livre au lecteur ce que j'ai trouvé : le fil conducteur des événements et les motivations des hommes. C'est de l'histoire totale, comme l'ont pratiquée les historiens Lucien Febvre, Marc Bloch, Jacques Le Goff, Georges Duby, Pierre Chaunu, etc., de l'École des Annales : axée sur les hommes, l'économie, la société, la politique, les mentalités...
L'histoire, c'est aussi de la littérature. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi le titre « Sale temps pour les héros... » : un héros ne relève pas de l'histoire, mais de la littérature. Par ce titre et par tout le livre, je veux célébrer les retrouvailles ‒ mieux : les noces ‒ de l'histoire et de la littérature. Il n'est pas de plus grand roman ou de meilleure pièce de théâtre que l'histoire : tragédie, satire, comédie, amour, haine et mort.
« La froideur » de l'analyse (au scalpel, pourrait-on dire) est compensée par le récit vivant : celui de la vie des personnages (voir le point 3 de ton mail du 22/3/2016). Dans ce livre, qui est un livre d'histoire, j'ai voulu un équilibre entre les deux.
J'adopte un ordre chronologique général pour la facilité de la lecture. Mais avec des discontinuités dans le récit, comme dans un roman. Le point 2 de ton mail du 22/3/2016 : je compare simplement la façon dont j'écris l'histoire avec l'art du roman (voir 5.2 ci-dessus).
Mes sources ?
J'ai mobilisé toutes les sources disponibles. De très nombreuses sources russes (traduites en français). Beaucoup de dissidents et de journalistes. Les articles de l'ancienne correspondante du journal Le Monde à Moscou, Marie Jégo. La presse a été pour moi une source privilégiée.
Merci Jacques pour cet exposé très complet et précis de ta démarche : un livre que tu me donnes envie de découvrir !
Christine Brunet
www.christine-brunet.com