Samedi dernier 14h. Une petite galerie marchande.
Moi, une table, une chaise, vingt et un livres.
J’étais persuadée que les heures à venir allaient toute se ressembler. Creuses, longues, prévisibles. Non seulement j’en étais persuadée mais l’idée même me rassurait. Pour une première séance de dédicaces, faire simplement face au temps qui s’étire et vous laisse dans ce bain de solitude en pleine foule me contentait amplement.
Sauf que le cours des choses décida pour moi d’une toute autre tournure.
15h03, je revois la disposition de mes livres.
Enfin, pour être plus exacte, je les déplace pour pouvoir les replacer à nouveau. Je les pousse un peu par ici, les décale par là, j’essaie une présentation sur deux niveaux, puis trois, pour enfin revenir à l’identique de départ. Sous les lumières artificiels, mes petits bleus resplendissent…
C’est pas tout, en attendant mon prochain remaniement absurde, il va falloir faire preuve d’un peu de contenance. Mmmm, je réfléchis… Ah mais oui, je sais ! Je vais sourire. Voilà, c’est une bonne idée. Sourire. Quoi de plus avenant. Oui, mais comment. Discrètement, continuellement, joyeusement, pudiquement ; le regard franc, fuyant, appuyé, serein, pétillant. C’est comme en cuisine, il faut savoir doser. Bon, je laisse tomber.
Ah, mon dieu, un homme approche.
Un jean un peu trop large, les mains dans les poches. Le genre décontracté. Il y a des personnes comme ça qui provoque au premier coup d’œil un élan de sympathie. Ca y est, il prend un de mes petits bleus en main. Le premier dans le coin droit de la pile.
Comment ça, c’est gratuit !? Ca se voit pas, c’est un bouquin, pas le dépliant alimentaire du supermarché ! Je fais non de la tête.
15h26, une petite grand-mère me sourit. Elle s’approche.
- C’est vous qui l’avez écrit ?
- Oui. C’est mon premier roman.
- La couverture est vraiment jolie. Tout ce bleu, c’est poétique.
— Merci beaucoup. Et l’histoire est sympa ! (petit clin d’œil presque naturel). Au dos, vous avez un petit aperçu. Prenez-le en main n’hésitez pas, ils sont là pour ça.
Ma première lectrice inconnue. Là, j’y crois. Vraiment. Je vais imprimer son visage dans ma mémoire. La toute première personne à…
- Dommage que je sois incapable de lire depuis mon cancer de la cornée.
Oui, dommage.
Je regarde mon ex-première lectrice inconnue malvoyante s’en allait.
15h56, je soupire.
Odeurs de café et croissants chauds. J’ai le salon de thé en pleine ligne de mire. Non, non, non et non. Dans une heure je ne suis plus là, pas question de céder, je ne quitterai pas mon poste.
Entre ma chaise et l’étal sucré, la porte tambour. On rentre, on sort. Aucun visage connu finalement aujourd’hui. Je suis restée une inconnue au milieu de parfaits inconnus.
Jusqu’à cette minute fatidique. Celle que je n’oublierai jamais.
16h03, il entre. Il a mis le pull que je lui ai offert pour son anniversaire. Rouge vif.
Il me fait un grand geste de la main.
Ca y est, je vais perdre tous mes moyens. Je le connais, il va en faire des tas, essayer d’attirer du monde, crier à tout vas que je suis plus talentueuse que Musso et Levy réunis, que mon petit bleu est le plus merveilleux des livres… Ah, bizarre, il va s’asseoir. Il prend un café. Je ne comprends pas.
Rapidement, quatre hommes le rejoignent. Puis deux femmes. Trois couples. Un adolescent…
Je les connais tous.
Comme des grains de sable portés par le vent, ils viennent à ma rencontre. M’embrassent. S’intéressent. Le plus sincèrement du monde. Tous me prendront un petit bleu. Parce qu’ils me connaissent. Parce qu’ils sont curieux de découvrir mes mots. Les grains de sable se dispersent mais le souffle a pris.
Les inconnus s’approchent. Echangent. Simplement.
17h00, il ne me reste que deux petits bleus. Merci papa.