Seul l’amour compte
A la fin de sa nouvelle « Liaison téléphonique », parue dans le recueil « Le vertige empaillé », Laurence Amaury laisse le soin à ses lecteurs d’imaginer la fin de l’histoire. Je me suis pris au jeu et voici donc MA suite à moi.
Enguerrand se morfond dans son appartement de la rue du Calvaire. Les minutes s’écoulent goutte à goutte comme les larmes sur le visage d’un enfant. Le temps s’enfuit à la vitesse d’un escargot sous la pluie. Chaque minute qui passe lui semble durer un siècle.
Héloïse ne viendra pas. Héloïse ne téléphonera pas. Héloïse ne donnera plus signe de vie. Héloïse. Comme ce nom est doux à prononcer, doux et amer à la fois car il ramène Enguerrand à sa bêtise. Qu’a-t-il eu besoin d’user de ce subterfuge ? Il aurait pu l’aborder dans la rue ou dans le magasin où ils font leurs courses ou encore à la bibliothèque. Mais comment aurait-il pu faire, lui, le handicapé dans son fauteuil roulant pour engager la conversation avec cette femme aux yeux de braise ?
Bien sûr, il y avait Valéna. Valéna Murdochi et ses romans philosophiques auraient pu les rapprocher. Il n’ignorait pas qu’Héloïse vouait une fervente admiration à cette écrivaine, et même qu’elle préparait une thèse sur cette dame et son œuvre. Pas besoin d’être devin pour ça. Héloïse empruntait ses ouvrages, lisaient les écrits qui citaient son nom, prenait des notes,… Elle semblait totalement obsédée par cette femme. Et lui, à l’époque, il ne la connaissait pas. Il avait alors emprunté « Les matins submersibles » et s’était plongé dans l’œuvre de Murdochi, sans arrière-pensées, juste pour tenter de déchiffrer qui elle était, et en même temps, mieux connaitre Héloïse.
C’est en lisant ce livre qu’il avait eu l’idée de téléphoner à Héloïse, pour lui parler de ce roman, pour qu’ils puissent partager leurs opinions, pour parler littérature tout simplement.
Mais Enguerrand ne savait pas comment s’y prendre. Il ne pouvait décemment pas lui dire : « Bonjour Héloïse, nous nous côtoyons depuis des mois mais vous ne m’avez jamais adressé la parole. Nos chemins se sont croisés plusieurs fois mais vous m’avez toujours ignoré. Aujourd’hui, je vous téléphone pour vous parler de littérature. »
Il ne pouvait pas plus lui annoncer qu’il était amoureux d’elle, qu’il voulait mettre ses pas dans les siens. Tiens, ce serait comique, ça, « mettre ses pas dans les siens » alors qu’il était paraplégique et passait sa vie dans un fauteuil. Alors, il avait trouvé ce subterfuge : lui téléphoner en prétextant chercher quelqu’un d’autre, qu’une autre femme lui aurait donné un faux numéro de téléphone. Et Héloïse était tombée dans le panneau, directement, la tête la première !
Les mensonges s’étaient succédé, les conversations téléphoniques multipliées, une amitié (un amour ?) avait mûri, grandi jusqu’à ce qu’une rencontre se soit décidée. Un rendez-vous avait été pris dans un café « La mer à boire ». Enguerrand n’y était pas allé et il avait envoyé une missive à sa bien-aimée pour qu’elle ne s’y rende pas non plus. Il imaginait trop bien la réaction de la jeune femme lorsqu’elle se retrouverait face à un handicapé. Peut-être aurait-elle pitié de lui mais il ne voulait pas de sa pitié ! Ce que le jeune homme voulait, c’était de l’amour, un amour vrai et sincère, une relation solide et ferme entre un homme et une femme, pas entre un handicapé et son infirmière ! Même si elle acceptait de l’épouser, ils n’auraient jamais une vie normale. Certains plaisirs de la vie leur resteraient interdits.
Après ce qu’elle avait subi dans sa jeunesse, Héloïse avait besoin d’un homme doux et attentionné – ce qu’il était – d’un amant qui lui ferait oublier le viol qu’elle avait subi et ça, il n’en serait jamais capable. A moins que l’opération prévue lui redonne l’usage de ses jambes et qu’il puisse se mouvoir, mais ça, c’était un coup de poker. Aucun médecin ne pouvait certifier avec 100% de certitude qu’Enguerrand redeviendrait un jour un homme normal.
Peut-être aurait-il dû attendre avant de faire un signe à la femme qu’il aimait en secret. Il avait été trop impatient et il le payait aujourd’hui car Héloïse ne viendrait pas…
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Héloïse lit et relit la lettre qu’Enguerrand a déposée dans sa boite. Elle analyse ses propres sentiments et ne sait pas lequel dépasse les autres.
Bien sûr, elle est en colère. Enguerrand s’est moqué d’elle, enfin, pas vraiment. En tout cas, il lui a menti, il l’a contactée sous un faux prétexte et l’a menée en bateau pendant des semaines. La colère, c’est la première chose qu’elle a ressentie en lisant ses aveux.
Puis, elle s’est rendu compte qu’elle avait pitié, pitié de cet homme devenu paraplégique dans la force de l’âge et, par ce fait, extrêmement timide. Elle comprend qu’il n’ose pas aborder les femmes. Il doit se dire que celles-ci ne peuvent qu’éprouver de la pitié pour lui, jamais de l’amour. Or, de la pitié, Enguerrand n’en veut pas. Il veut certainement qu’on s’intéresse à lui pour son âme, pour ce qu’il est à l’intérieur de ce corps inapte aux activités physiques quelles qu’elles soient. Et ça, Héloïse peut le comprendre. Il aurait dû savoir qu’elle n’est pas comme les autres, ce n’est pas l’aspect physique qu’elle regarde en premier lieu chez un homme. C’est l’âme, la bonté qui émane de certaines personnalités, c’est ça qui la touche vraiment. Enguerrand est quelqu’un de bien, ça elle en est sûre même si elle ne l’a jamais vu. Leurs conversations téléphoniques ont suffi pour qu’elle puisse juger le jeune homme. Le ton de sa voix, les mots qu’il utilise, sa façon de lui parler, tout montre qu’Enguerrand n’est pas quelqu’un de superficiel. C’est l’homme qu’il lui faut, enfin, l’homme qu’il lui fallait.
Doit-elle en parler au présent ou au passé ? Héloïse hésite. Tout dépend d’elle. Pourra-t-elle lui pardonner cette mise en scène, ce mauvais Vaudeville ?
La jeune femme regarde sa montre : 23 heures. Elle ne peut de toute façon plus le rejoindre ce soir. Peut-être une vraie discussion, en tête à tête l’aiderait-elle à prendre une décision ? Elle hésite et hésite encore. Minuit approche. Elle se couche. La nuit porte conseil, parait-il.
Le temps continue à s’écouler comme une source engendrée par la montagne. Les aiguilles tournent comme un manège qui ne s’arrêterait jamais.
Une heure. Deux heures. Presque trois heures. Héloïse ne le sait pas mais, en ce moment-même, elle se trouve exactement dans la même position qu’Enguerrand : couchée, les mains jointes derrière la tête, les yeux grands ouverts, fixant le plafond, attendant une réponse à ses questions intérieures. Doit-elle lui pardonner ? Doit-elle l’oublier ? Doit-elle marcher, courir, voler à sa rencontre ? Elle ne sait pas et pourtant c’est ce qu’elle fait. Elle ne dormira de toute façon pas. Elle s’habille, sort dans le froid de la nuit. Elle n’est plus elle-même, elle ne se rend pas compte des pas qu’elle fait dans la nuit, elle est comme sous hypnose, inconsciente de ses actes, de son attitude, de ses pensées. Elle ne sait qu’une chose : elle l’aime et aucun obstacle physique ne se mettra entre eux. Que l’opération qu’il doit subir dans quelque temps réussisse ou pas, qu’Enguerrand puisse tenir sur ses jambes ou pas, l’honorer physiquement ou pas, plus rien n’a d’importance. Une seule chose compte : l’amour, l’Amour qui était là, tapi dans l’ombre, à deux pas de chez elle et dont elle n’avait pas conscience au numéro 36 de la rue du Calvaire. Héloïse s’arrête essoufflée. Enguerrand dort-il ? L’attend-il encore ? Sera-t-il heureux de la voir ? furieux de son arrivée si tardive ?
Tant pis, Héloïse n’hésite plus. Elle frappe à sa porte et, instantanément, elle entend : « Entre, je t’attendais… ». Le bonheur les attendait. Il n’était pas trop tard…
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Trois semaines plus tard, c’est main dans la main qu’Héloïse et Enguerrand pénètrent dans l’hôpital universitaire Hérodote. Enguerrand va enfin subir l’intervention chirurgicale qui lui rendra peut-être l’usage de ses membres inférieurs. Le professeur Lelong est plutôt optimiste même si les chances de réussite n’atteignent pas les 80%.
Si l’opération réussit, Enguerrand devra passer trois mois en rééducation pour réapprendre à marcher. Mais, toutes ces épreuves ne lui font pas peur puisqu’il a désormais quelqu’un à ses côtés.
Héloïse est une femme exceptionnelle, douce, prévenante, sensuelle,… Bref, un ange sans ailes ! Et Enguerrand remercie le ciel chaque jour de lui avoir permis de rencontrer une telle créature. Toutes ses idées noires sont passées à la trappe, envolées. Enguerrand est maintenant doté d’un optimisme à toute épreuve, et c’est confiant qu’il remet sa vie entre les mains du professeur Lelong.
En rentrant chez elle, Héloïse s’arrête dans l’église Sainte-Claire, allume une bougie et prie la sainte d’intervenir en faveur de son fiancé. L’opération doit réussir, non pas pour elle. Elle, elle est contente comme ça, que son amoureux soit valide ou pas, peu importe, mais Enguerrand ne voit pas les choses de la même manière, il remet sans cesse le sujet sur le tapis : « Voyons, Héloïse, tu n’es pas mon infirmière. Je ne suis pas un vrai homme, Héloïse, tu mérites mieux que ça, mieux que moi ! »
Héloïse tente à chaque fois de le rassurer mais le jeune homme ne l’entend pas de cette oreille. Ce serait un calvaire si l’opération n’était pas une réussite !
Si nous étions dans un roman à l’eau de rose, en peu de temps, Enguerrand redeviendrait un homme à part entière.
Si nous étions dans un conte, les deux amoureux se marieraient et auraient beaucoup d’enfants.
Mais nous sommes dans la vraie vie et les choses ne tournent pas toujours comme on le souhaiterait. L’opération ne fut pas une réussite et Enguerrand ne recouvra pas l’usage de ses jambes. Le professeur Lelong ne lui laissa plus aucun espoir. Enguerrand ne marcherait plus !
Dès lors, il tomba dans une grave dépression dont il ne sortit que lorsqu’ Héloïse accoucha de sa première fille : un enfant qui avait été programmé, conçu par insémination artificielle et qui ressemblait à sa mère trait pour trait.
Cette histoire n’est pas un conte de fées et le miracle attendu n’eut jamais lieu. Pourtant, la vie peut-être belle si l’on sait se contenter de ce qu’on a. Héloïse, Enguerrand et leurs trois enfants vécurent vraiment heureux.
Après la thèse qu’elle avait écrite sur Murdochi et qui avait obtenu un franc succès, Héloïse se mit à écrire des biographies et des essais. Enguerrand lui servait de correcteur. Lui aussi se mit à écrire et publia plusieurs livres de philosophie qu’aujourd’hui encore on lit dans les universités.
Leurs enfants grandissent ; bientôt ils quitteront le foyer et le couple continuera le voyage seul, main dans la main, jusqu’à ce que la mort les emporte dans une autre dimension.
Philippe Desterbecq
philippedester.canalblog.com