Mais comment fait-il ? Je n’y comprends rien : il m’a fixé des yeux, un regard intense, profond mais empreint d’une franche douceur, avant de m’affirmer que la vie que je mène n’est pas celle qui me colle le mieux, qui me corresponde le mieux. « Tu es fait pour communiquer, écouter, compatir, soutenir, non pour t’isoler à moins que ces périodes de solitude te servent ensuite à mieux repartir. Sur des bases plus sûres, plus saines et plus sereines. » Je n’ai en effet jamais été fort bien dans ma peau, je me suis toujours senti à côté de tout, comme dans un état second. Il a alors ajouté : « Ta sensibilité n’est pas une fragilité mais bien une force et un nettoyage de l’intérieur n’augure que du bon. Pars quelques jours, change d’air, respire, change-toi surtout les idées. Sérénité et recentrage. »
Stupéfait, je l’ai contemplé, le magicien ! Cela relevait du tour de force, non d’un banal tour de cartes. Il voyait juste, le bonhomme ! Brun, la coupe en brosse, les yeux émeraude, un pull-over au col roulé, une fière allure. Un être rare en quelque sorte ! Des soucis plein la tête à en remuer les neurones et sans classification possible, c’était moi en ce moment ! Limite dépressif à ne plus savoir que penser ni que faire. Proche de la saturation, l’épuisement physique et psychique garanti si je ne prenais pas garde ! La Berezina en vue…
- Vous pouvez ainsi lire en moi ? Peu importe ! Un certain temps m’est nécessaire, remonter…
- Le temps n’est pas important, seules les intentions comptent. Trois jours ou trois mois, c’est toi qui sais quand le moment vient. Tu es en cet instant tel un homme ivre qui ne peut que dessoûler, rassure-toi ! Pardon, je t’ai coupé. Tu allais dire ?
- Moi ivre ?
Le choc, mais je mets peu de temps à me ressaisir. Je connaissais sa réputation : Gino perçait sans grande difficulté les cœurs et les âmes égarées, dont les défenses s’étaient amenuisées, et comme mes expressions sont, paraît-il le parfait reflet de mes pensées, ce n’était pour lui pas bien difficile de me décrypter, moi et ma piètre condition d’être fragilisé, secoué par la vie. Une plume au vent. Etrange…
Comment en étais-je arrivé là, à cet état que seul Olivier Adam, l’auteur ténébreux, décrirait le mieux ? Où était passée mon assurance ? Ma fierté ? Evanouie avec les épreuves, volatilisée tant les vents contraires ont soufflé. Le Cap Horn, mais j’étais malgré tout toujours là, bien vivant, debout face à Gino qui me considérait avec sympathie. Qu’il était rassurant malgré ses étranges pouvoirs ! De la lumière émanait de lui, également de la chaleur, je la ressentais. Il donnait sans compter, c’en était touchant, même bouleversant.
- D’une certaine manière ! Je sais à présent ce que tu allais me dire : un certain temps m’est nécessaire, remonter la pente ne se fait pas du jour au lendemain. D’un claquement de doigts. En un jour ou en une courte semaine ! Le principal, c’est la volonté, la détermination, mais un autre élément, capital, entre en considération.
Et il se tait, un sourire énigmatique aux lèvres, laissant planer les pensées et les sentiments qui nous animent chacun. En musique, la pause ou le soupir, avant la reprise, allegro ou adagio. De quel élément parle-t-il ? Mystère ! Je me creuse les méninges, pense trouver ; il le remarque et son sourire s’élargit.
- Cet élément, une des clés du bonheur, c’est de ne pas rester seul dans son coin !
- Bingo, Arthur ! Ouvre les bras, ton cœur, ton esprit, laisse venir l’autre, accueille-le en toi et tu reverras la lumière. Tu retrouveras ta vigueur. Si la vie ne t’avait pas conduit à t’isoler, tu aurais déjà trouvé ta voie. Tâche de positiver ! Tu es fait pour aimer, donner, offrir.
- Ce n’est pas si simple ! D’ailleurs, qui voudrait de moi ? De ma compagnie ? Plus de situation, un capital en péril, une solitude innommable, une santé pas terrible, un look de zombie à faire gémir toute…
- … mais un cœur d’or et une générosité incomparable, je le sens. Je le sais !
Gino et moi sommes seuls autour de la table où il est en dédicaces, son œuvre trônant encore en une petite dizaine d’exemplaires devant lui. « Ces forces que l’on occulte », tel en est le titre. Il a raison, le gars : c’est à moi à me démener pour m’extirper de mon état d’ivresse mais, seul, impossible ! Me faire aider par un psy pour parvenir à « dessoûler » ? Un spécialiste me disséquerait, ce n’est pas la meilleure solution. Je suis et compte rester une entité à part entière, personne ne me découpera, la table d’autopsie attendra. Moi, un cœur d’or ? Je retiens malheureusement tout, accumulant en moi frustrations, déceptions, douleurs et j’en passe, ne libérant rien, n’exprimant rien de crainte d’être taxé de sentimental, d’émotif. Moi, d’une générosité incomparable ? A d’autres ! Pourquoi me tournerais-je vers autrui avec un tel plein en moi à filer le vertige ou le bourdon ? Et la pression est si forte qu’un rien suffirait pour que j’éclate. Je craque. Je m’effondre ; apparaîtrait alors un tel vide, semblable au néant que c’en serait fini de moi. Réellement fini ? Un étrange sentiment vient de m’envahir.
- Moi ? Tout ça ?
- C’est justement ton vrai moi mais tu as érigé autour un mur que nul ne pourrait franchir et qui t’emprisonne, te coupant des sentiments, de l’affection des autres…
- Qui pourrait aimer un type comme moi, nul et alcoolique ?
Là je me rabaisse. Pourquoi ? Parce que j’ai cette affreuse sensation de ne valoir que dalle ? De n’être qu’un moins-que-rien ? Je songe subitement que j’ai pourtant des diplômes, que je suis un créatif, puisque j’ai été publié, que j’ai un jour été à la hauteur de mes propres espérances. Mais à présent… Que s’était-il passé ?
Attentif, Gino me scrute ; il paraît suivre le cheminement de mes pensées quand soudain apparaît auprès de lui une femme, belle, grande, élégante, qu’il connaît puisqu’il se redresse pour l’embrasser avec tendresse. Des amis de longue date probablement ! Alors l’arrivante fixe les yeux sur moi, des yeux d’un bleu azur, mon cœur se mettant à jouer du tambour. Etrange…
- Maria, voici Arthur, un homme de qualité ! Arthur, voici Maria, ma cousine !
- Enchanté, Arthur !
- Moi de même, Madame !
- Madame ? fait-elle, surprise et rougissante. Gino tu entends ça ? Ton Arthur me prend pour une dame ?
- Il s’agit là d’un compliment, ma douce Maria !
Nous nous observons tous les trois, comme dans l’expectative. Un carrefour de sentiments, de perspectives, de destinées. Flotte une certaine incertitude mais elle est exempte de malaise, nous le sentons. Le savons tous. L’empreinte de l’invisible sur les cœurs, les âmes, avant même que le cerveau, l’esprit, n’imprègne l’information. Un temps mort mais sacré, où ne vivent que les regards. Les expressions. Maria me contemple, reconnaissante ; touché, je ressens un curieux frisson. Un étrange frisson. Le regard de Gino voyage d’elle à moi, nous pénétrant, nous violant d’une certaine manière mais sans réel dommage.
- Merci infiniment, Arthur ! C’est la première fois que…
- Arthur est un intuitif, un sensitif, intervient Gino, un être de qualité qui sait reconnaître de manière instantanée le beau et le pur en toute personne, d’où ce compliment justifié. Merci pour elle, Arthur !
- Merci à toi, Gino ! Où en étais-je ? J’ai perdu le fil !
En fait je ne l’ai pas perdu mais parler en présence d’une inconnue de ce qui me préoccupe ? Au grand jamais ! Pourtant Maria me semblait d’une nature réceptive et compatissante.
- « Emporte dans ta mémoire, pour le reste de ton existence, les choses positives qui ont surgi au milieu des difficultés. Elles seront une preuve de tes capacités et te redonneront confiance devant tous les obstacles. » C’est de Paulo Coelho, précise ensuite Gino, serein.
Je ne peux m’empêcher de rougir, intensément, je le sens ; pudique, Gino détourne aussitôt le regard tandis que Maria me prend doucement par la main. Magie…
- Je…
- Ne t’explique pas, Arthur ! C’est inutile ! coupe-t-elle, émue.
Elle a deviné, je le sais ; quelque chose passe, d’indéfinissable. Nos yeux s’accrochent. Je suis dans une mauvaise passe, je vis ma traversée du désert avec l’espoir d’atteindre une belle oasis où me poser, elle l’a compris. Dans ce supermarché Carrefour, au rayon librairie, malgré une forte affluence nous sommes à présent seuls au monde. En un monde parallèle. Tous les trois car Gino est avec nous, c’est pour moi l’évidence. Autour de nous, la cohue, des cris étouffés, des grincements de chariot que l’on pousse, une société qui consomme et consomme ; au centre, trois êtres réunis par la destinée. Existerait-il un grand plan astral, divin, qui nous aurait menés ici tous les trois ? Je sais que, pour Gino, il n’y a pas de hasard, ce qu’il tente à démontrer dans son ouvrage en dédicaces. Maria, Gino et moi, une rencontre qui a sa raison d’être ou même plusieurs ? Etrange…
- D’accord, Maria ! Puis-je te tutoyer ?
- Gino, le roi Arthur peut-il tutoyer une princesse de sang ?
On éclate alors de rire tous les trois, ce qui nous reprojette dans le réel et attire l’attention. Que va-t-on penser de nous ? Peu importe car je viens de découvrir que je suis toujours capable de rire. Je ne suis donc pas complètement éteint. Souhaitant essuyer mes larmes - oui, j’ai ri aux larmes !-, j’ôte mes lunettes à l’instant où Maria me fixe une nouvelle fois :
- Tu es bel homme, Arthur, et ton visage est très expressif. N’as-tu jamais songé à porter des lentilles ? Je suis certaine que tu ferais des ravages auprès des femmes…
- Ma douce Maria, tu vas déstabiliser notre ami. Arthur, ne…
- C’est moi qui suis déstabilisée, mon cousin ! Arthur possède un charme fou.
Nouveau choc. Je reste sans voix. Quel franc-parler ou se moque-t-elle ? Je réagis enfin :
- Je vais vous quitter, je vous laisse entre vous. Je pense avoir suffisamment abusé de…
- Non, reste ! lancent-ils simultanément comme si j’étais pour eux tel une bouée de sauvetage. Que se passe-t-il donc ici ? Etrange situation ! Immobile, je les dévisage. Enfin une oasis, un point d’eau où me désaltérer ? Me ressourcer ? Curieux, cette chaleur qui vient à présent de m’envahir. De m’investir totalement. Une autre ivresse ? Nouvelle, d’un autre type ? Je ne sais point ce qui me prend subitement - la magie de l’instant peut-être ? - mais je commence à fredonner sans peur - croyez-moi ! - ce fameux air de West Side Story qui s’adresse à Maria mais de manière douce, feutrée, les laissant tous les deux bouche bée, quelques clients du supermarché s’approchant de nous trois, curieux, m’obligeant bientôt à m’interrompre, intimidé.
- Et il a une belle voix, notre Arthur ! J’applaudis ! s’écrie Maria qui aussitôt bat des mains. Et il n’a pas bu, j’en suis sûre !
Bu ? Moi ? Juste euphorique une once car je passe là un agréable moment ! Un couple abordant Gino au sujet de son œuvre, Maria lance à son cousin :
- Gino, Arthur et moi allons au Lunch Garden boire un café ! Nous revenons dans une demi-heure, d’accord ?
- D’accord mais soyez sages tous les deux !
- Tu me connais, mon cousin !
- Oui, je te connais !
Et moi ? On ne me demande pas mon avis, belle Maria ? La trentaine accomplie, la démarche gracieuse, le port altier, elle m’entraîne rapidement par le bras, menant la barque mais quelque chose clochait. Son assurance ne serait-elle pas feinte ? Le cœur net, je n’oppose aucune résistance, suivant le mouvement sans mot dire. Ils ont du pouvoir, les mots ; répétés, ils se glissent, s’insinuent, nous convainquent mais le silence, comme l’on sait, est d’or, valant parfois mille discours. Tout le monde se tourne sur notre passage ; l’on sourit ; avec sa chevelure d’un blond doré et son tailleur d’un rouge flamboyant, Maria est telle Carmen entraînant Don José vers l’aventure, une aventure épique mais l’histoire s’était mal terminée ! Prosper Mérimée n’avait sans doute été que peu heureux en amour !