Micheline Boland nous propose un extrait de "Voyages en perdition"
Je viens de manger une rondelle de carotte. Sa texture croquante et sa saveur un peu douce me restent encore en bouche. Un tel plaisir pour quelques millimètres de légume !
"Vous rêvez ma sœur !
- Je priais, Sœur Bénédicte… Je louais Dieu pour ces beaux produits de la terre, comme vous le louez, m'avez-vous dit, pour les jolies fleurs de notre jardin."
Sœur Bénédicte m'a surprise. Elle ajoute en souriant :
"Vous deviez être bien près du Tout-Puissant pour avoir ce regard béat…"
Je continue d'éplucher les carottes. Puis, je coupe les céleris. Cette odeur entêtante des céleris, promesse d'une ivresse gustative ! Sœur Bénédicte ayant quitté un instant la cuisine pour chercher des échalotes dans le cellier, j'en profite pour y goûter. Me reviennent des souvenirs de moules marinière, de potées, de soupes crémeuses.
Quand Sœur Bénédicte me retrouve, je suis occupée à mâchonner. "On voit que vous aimez ce que vous faites ma sœur. Avant votre arrivée ici, personne n'aurait eu l'idée de couper de fins bâtonnets de légumes, ni d'utiliser des échalotes plutôt que des oignons. Avant votre arrivée, personne n'attachait une telle importance à la préparation des repas. Et puis cette façon de goûter à toutes nos préparations, d'y ajouter cette touche qui change tout. Je dois dire qu'avec vous, cuisiner ce n'est plus le même travail !"
En quelques mois, Bénédicte et moi sommes devenues assez intimes. Elle est la plus jeune de mes consœurs, la plus sportive, la plus primesautière. Elle s'occupe des chants et est heureuse que je l'aie aidée à étoffer son répertoire. Si j'avais un pépin de santé, un problème spirituel ou autre, c'est à elle que je me confierais. Nous passons beaucoup de temps ensemble, à rapiécer, raccommoder, jardiner, peindre, choisir des chants et à cuisiner évidemment. Ses bavardages ne me gênent pas. Après le décès accidentel de son père, elle a été éduquée par sa mère et sa grand-mère : deux femmes qui ont investi dans la religion tout l'intérêt qu'il leur était devenu impossible de placer dans leur vie conjugale. Bénédicte a développé une conception poétique, naïve et quasiment romantique de la vie.
Onze heures trente. Le potage, la potée aux carottes aromatisée à l'huile de sésame et au vinaigre à l'estragon, la salade de fruits, tout est prêt. La table est dressée dans le réfectoire. Les fumets de cuisine parviennent jusqu'à la chapelle où nous sommes réunies pour prier.
Midi trente, nous passons à table. Sœur Joséphine me fixe un long moment. Son regard pétille et ce ne sont sûrement pas les passages de l'Apocalypse lus par Mère Geneviève qui ont cet effet sur elle. Depuis mon arrivée, j'ai pu constater que Sœur Joséphine avait pris quelques kilos. Sœur Joséphine, si malingre, à laquelle le docteur prescrivait des compléments alimentaires, va beaucoup mieux. Elle mange plus, elle tient mieux en équilibre sur ses jambes, est moins grincheuse et a demandé à faire partie du groupe "cantiques".
Quinze heures, Mère Geneviève m'appelle dans son bureau. Je rentre en laissant la porte entrouverte.
"Asseyez-vous, ma fille. Ce que j'ai à vous dire est délicat. Ma fille, j'ai constaté en faisant les courses que la liste des achats comprenait des articles luxueux, disons des articles d'épicerie fine. Je sais que vos parents et votre frère s'occupent d'une entreprise de service traiteur, je sais que vous-même avez donné des cours de cuisine dans une école professionnelle, mais voilà je me fais du souci pour vous, ma fille. Savez-vous que la gourmandise est un péché capital, au même titre que la luxure et l'orgueil ? Peut-être ne l'envisagez-vous pas ainsi ? J'ai pensé, un moment, que vous considériez que l'exercice de votre talent est une forme de louange à l'attention du Créateur. Le doute m'est venu de cette sorte de flamme que nous lisons toutes dans votre regard quand vous servez à table et quand vous mangez. Ce qui m'alerte, c'est que plusieurs de nos sœurs ont grossi et que nous consommons davantage de produits alimentaires. J'en ai surpris l'une ou l'autre occupée à vous demander le menu du jour. Ne sommes-nous pas, pour la plupart, engagées sur la voie d'une faute quotidienne ? Et cela est d'une extrême gravité. Jusqu'où cela va-t-il nous conduire ? Je crains pour notre salut, ma fille..."
Je reste immobile, muette. Je triture le bas de ma robe, puis fais rouler entre mes doigts les perles de bois de mon chapelet.
(Tiré de la nouvelle " Un péché capital")
Micheline Boland