PREMIER RENDEZ-VOUS
Mélodie… ce prénom trotte dans ma tête depuis ce matin. Je ne connais Mélodie que depuis hier soir, par le biais d’Internet, et me voilà déjà sur le chemin de son domicile. Je suis tout bouleversé car c’est mon premier rendez-vous !
Mélodie avait joint à son message électronique, une photo où elle apparaissait belle comme un coucher de soleil au-dessus d’une plage de sable blanc… elle me fait songer à cette collègue de bureau que je n’ai jamais osé aborder; Julie, un sacré brin de fille, flanquée en permanence d’un caïd bodybuildé, front bas et mine renfrognée.
Au fait, mon nom est… Machinchouette… un anonyme parmi les anonymes… enfin, pas tout à fait, puisque je porte un nom. Au boulot, dans mes relations sociales, ils me trouvent tous sympa sans cependant me juger digne d’un grand intérêt. Et les filles ? Elles se soucient de moi comme un poisson-chat d’une souris. Aussi, je le déclare humblement; je suis encore puceau… ne riez pas, peut-être plus pour longtemps ! Bien sûr, si j’avais eu le look d’un George Clooney ou d’un Brad Pitt… mais non, je suis plutôt du style Peter Brady... vous savez, l’homme invisible… où en étais-je ?...
Ah ! Oui… donc, ce matin, après tous les «après», c’est-à-dire mon habituel coup de pied dans la commode, qui ne l’est pas… commode… ma première cigarette et ma psychose post-réveil, j’ai reçu un e-mail surprenant; celui d’une femme splendide aux allures de croqueuse d’hommes... permettez-moi de me faire un peu de cinoche… qui m’invitait à dîner ce soir. Je poussai un Waouououououououououou digne du loup de Tex Avery avant que ma gueule de bois ne me ramène à la pondération, à la réflexion même en m’incitant à découvrir la raison de cet e-mail. Je fouillai mes historiques de conversation. En vain.
Finalement, il s’avéra que j’avais abordé Mélodie tard dans la nuit, sur un forum. Il s’ensuivit alors une discussion assez explicite, par messagerie instantanée.
Je ne me reconnaissais pas dans cette discussion. J’y apparaissais clair, vif, spontané, sûr de moi, beau parleur…
Faut dire que je revenais d’une soirée, et quelle soirée !... L’enterrement de la vie de garçon de mon cousin Roman. Quel chanceux ce Roman ! Plaisant à regarder, l’éternel sourire charmeur, drôle, surtout avec les femmes, élégant, habillé chez Gucci, le cœur sur la main et la main baladeuse. L’événement fut fêté avec dignité… si l’on peut dire…
En rentrant chez moi, malgré mon état d’ébriété et l’heure avancée, je décidai, sur les conseils éclairés de Roman, de me dégotter une compagne. Dans mon cas, rien de tel qu’une bonne cuite et Internet pour chasser toute inhibition et… Mélodie entra dans ma vie.
Je jette un œil dans le rétroviseur. Quelle gueule ! Je ne m’y ferai jamais, alors les autres, tu penses…
Pourtant, si je prends la peine d’examiner à la loupe trait par trait, chacun d’eux pourrait être gratifié d’une bonne moyenne…
La réunion des éléments ! C’est là qu’est l’hic. Quelque chose a foiré au montage. Je ne sais pas quoi mais le résultat en atteste : ça ne ressemble à rien. Un visage triste, banal à souhait, ennuyeux à l’infini… j’aurais dû intenter un procès à ma mère, j’aurais gagné plein d’argent. La première fois que j’ai entendu cette tirade, extraite d’un sketch, je m’étais senti personnellement visé, c’est tout dire…
Pour ce premier rendez-vous, je me suis fendu d’un déodorant bon marché. D’habitude, j’évite le rayon parfumerie d’un grand magasin. En effet, je sors peu… parfois au bureau pendant le temps de midi, quelques virées entre collègues quand on ne m’oublie pas et, deux ou trois escapades par an avec Roman. Maintenant qu’il s’est rangé des voitures…
Cloîtré chez moi, la plupart du temps, j’ai fini par dégager une odeur identique à celle qui circule dans mon appartement… l’odeur de renfermé !... Avec ce que je me suis aspergé, j’espère ne pas me faire dévorer d’amour par Mélodie, comme Jean-Baptiste Grenouille, le héros duPARFUM... je plaisante, ça ne risque pas de m’arriver… quoique, sait-on jamais, j’ai mis des atouts de mon côté. Outre le déodorant, j’ai également consenti un effort dans les fringues... un blazer sobre, une chemise crème sans tache et un pantalon noir avec le pli… classique, oui, mais sans la classe ! Comprenez-moi… dans mon cas, petit à petit, on perd espoir, on se convainc de l’inutilité d’essayer de séduire… les vêtements classieux ? Les marques ? Je les laisse à Roman. Je me souviens qu’à l’occasion d’un mariage, j’avais loué un smoking… j’avais l’impression de lui faire honte ! Franchement, je suis plus en phase avec mes vêtements amples, usés, délavés… ils me correspondent… je ne vaux guère mieux qu’eux…
J’arrive en bordure de l’immeuble où habite Mélodie. Aucune place de libre. Je me gare cent mètres plus loin. Au fond, c’est mieux ainsi; l’aile gauche de ma voiture est cabossée, ça lui donne un vécu que je n’ai pas.
«Holà ! Machin Cafard, tu me brises à la fin. Si c’était pour jouer à l’abominable homme négatif, tu pouvais rester chez toi !» O.K., j’y vais.
A présent, je suis planté comme un poireau devant l’interphone. D’ordinaire, cet objet électronique ne me pose aucun problème. J’ai même plus facile à parler dedans que face à quelqu’un. Or, voilà que je ne me résous pas à appuyer sur le bouton de la sonnette… l’appartement de Mélodie se situe au 7ème étage… pour un ange, on devrait dire au 7ème ciel…
«Dis donc, Machin Bidule, on ne va pas y passer la nuit ! Tu te décides ou quoi ? Arrête de fantasmer de l’intérieur et débloque-toi de l’extérieur !» O.K., je sonne.
La voix de Mélodie est douce. Elle m’indique que c’est la seconde porte, à droite en sortant de l’ascenseur, et que la sonnette du palier est en panne.
Durant la montée, je me regarde machinalement dans la glace. La lampe du plafonnier semble fatiguée; elle diffuse une lumière tamisée. J’aperçois ainsi mon visage dans une demi-obscurité… il a presque du caractère. Quand je vous disais que j’étais l’homme de l’ombre…
Arrivé sur le palier, mon cœur bat à tout rompre. Je me prépare à frapper à la porte quand j’entends des bruits de pas… ils viennent de l’intérieur; ils se dirigent vers moi… je veux fuir, il en est encore temps.
«Hep ! Machin Trouille, maintenant que le plus dur est fait, tu ne vas pas te dégonfler !» O.K., je reste… comme le candidat de «Questions pour un champion»…
La porte s’ouvre et voici qu’apparaît l’ange. Il porte une robe noire en satin, un décolleté plongeant laisse deviner une poitrine ferme et généreuse, et une paire de talons aiguille en vernis noir. Quelle créature, les amis ! La photo n’était pas truquée, croyez-moi. L’ange, plein de miséricorde face à mon trouble, pose un doux baiser sur ma joue.
D’une démarche souple et gracieuse, l’ange se déplace au cœur d’un décor sobre où chaque chose est à sa place. Il m’invite à m’asseoir à ses côtés dans un canapé moelleux adossé au mur d’un vaste salon meublé avec goût. Je me sens léger, léger… je suis en apesanteur… c’est beau le paradis; c’est tout simple, c’est tout propre et puis… il y règne une délicieuse odeur de petits plats occupés à mijoter. J’en ai l’eau à la bouche.
Je n’ose imaginer la déception de Mélodie pendant l’apéritif quand je lui récite l’indigeste litanie des banalités d’usage dont je suis spécialiste; « J’ai eu du mal à trouver une place pour me garer, c’est fou la circulation qu’il y a », « Il fait frais mais la météo annonce du beau temps demain », ou encore « D’ici, vous devez avoir une vue imprenable sur la ville ». Désolé, mon ange, on n’est pas sur Internet et je ne reviens pas d’une soirée bien arrosée…
Mélodie pose la main sur ma cuisse et me suggère de passer à table. Touché, coulé ! Par ce simple geste, elle m’a coupé le sifflet et fait comprendre que c’est elle qui dirigeait les opérations.
En guise d’entrée, Mélodie me sert des artichauts à la soubise… j’espère qu’elle n’a pas un cœur d’artichaut…
«Hé ! Hé ! Machin Suspicieux, serais-tu déjà jaloux ?»
Mélodie me fait tanguer sur l’océan de ses grands yeux bleus, Mélodie me fait chavirer quand elle effleure ma main de ses longs doigts effilés, Mélodie me fait couler à pic parce que je suis sans répondant, n’ayant jamais été désiré ainsi…
«Heu, tu veux dire, Machin Vantard, que tu n’as jamais été désiré tout court !»
Je me sens nu, innocent, vulnérable face aux yeux de Mélodie qui m’observent, me jaugent, me dévorent et dans lesquelles brûlent les flammes qui vont me consumer… cet ange est un vrai démon !
J’étouffe, je vacille, je vais tomber mais trouve in extremis une issue… je prétexte un besoin pressant. Je file dans les toilettes où je m’octroie quelques instants pour me remettre de mes émotions. Quelle tension, les copains !
De retour à table, le plat de résistance est là qui m’attend; une demi- longe de porc frais désossée cuite au four. La viande est tendre, charnue, maigre et donne de savoureux rôtis… le tout arrosé d’un Saint Amour, un cru de Beaujolais, à la robe rubis et aux arômes de kirsch, d’épices et de réséda. « Il a un corps tendre et harmonieux » précise mon démon, insatiable.
Avant d’en découdre avec les rôtis, Mélodie propose d’accompagner le repas en musique. Elle se lève et tend la main, m’invitant ainsi, d’un air complice, à venir choisir un CD. Je bredouille que je lui fais confiance; que son choix sera le mien. «T’es un gros nul, Machin Bourrin !»
Tandis que Mélodie farfouille dans son imposante collection de CD, me vient une idée toute bête.
Durant ma courte absence, Mélodie a rempli les verres de vin. Je les permute… de cette façon, nous pourrons lire dans nos pensées respectives. C’est beau l’amour, c’est grand l’amour, c’est le partage…
«Enfin, Machin dix tonnes, tu prends une initiative !»
Mélodie a choisi l’Opus 5 de Corelli, 12 sonates pour violon seul et basse. Nous levons nos verres à cette délicieuse soirée et à… Corelli, ce «chantre de la belle ligne mélodique», précise-t-elle.
«Allez, Machin Fou, vas-y, fonce, lâche-toi !»
Je me laisse aller… commence à parler de moi, de mon parcours… terne s’il en est. Toutefois, comme l’on pratique avec un mets fade, je le saupoudre (merci Beaujolais) d’anecdotes truculentes inventées de toutes pièces, l’épice d’humour taquin et de pics d’exagération.
J’ai dû forcer sur les aromates, mon plat est indigeste car, au bout d’un moment, je me rends compte que Mélodie ne m’écoute pas. Son regard a perdu tout éclat.
Elle bâille même et à plusieurs reprises. Elle s’excuse et dit se sentir très fatiguée. Je savais ma conversation assommante, mais à ce point…
J’aide Mélodie à s’installer dans le canapé. Elle pose la tête sur mes genoux et ne lutte pas longtemps avant de s’endormir et… ronfler !
Avec mille précautions, je libère mes genoux que je remplace par deux coussins décoratifs. Je me dirige ensuite vers la table pour la débarrasser, ça lui fera une bonne surprise quand elle se réveillera. Je découvre, surpris, un emballage de sédatifs planqué sous son assiette. Mélodie souffrirait-elle d’insomnie ?
«Minute Machin Futé ! Réfléchis, si cela était, elle aurait pris le médicament avant de se mettre au lit et non pendant le repas…»
Sur la notice, je lis que le cachet doit être dilué dans du liquide… le verre de vin, ou plutôt, les verres de vin… tout à l’heure, je les ai permutés… ce sédatif m’était donc destiné !… Pourquoi ? Dans quel but ?
J’ai bien envie de pousser la curiosité plus loin en fouillant l’appartement. Je sais, ça ne se fait pas mais, mettre un sédatif dans le verre de vin d’un invité, ça ne se fait pas non plus. Alors des deux actions, quelle est la plus condamnable ?
Je ne trouve rien de particulier, ni dans le salon, ni dans la chambre. Dans le bureau, par contre, une armoire cadenassée attire mon attention. Pourquoi son contenu bénéficie-t-il d’une telle protection ? Il doit exister une clé pour l’ouvrir…
«Elémentaire, mon cher Machin Watson !»
Où est-elle ? Je fouille dans les tiroirs… dans le sac à main de Mélodie et mets la main dessus. Je m’assure que la jeune femme est toujours en villégiature au pays des songes. Après quoi, j’entre dans la peau d’un voleur, donne un tour de clé et fais une découverte pour le moins curieuse…
Sur deux rayonnages sont entreposés des livres… des tas de livres… sur des thèmes récurrents comme les mantes religieuses, les veuves noires et, surtout,… l’anthropophagie !... L’anthropophagie, jadis, au milieu du Nouveau Monde avec les Hurons, les Mexicains, les Iroquois, les Caribéens… l’anthropophagie, aujourd’hui, dans les îles de la Polynésie, de la Malaisie, dans l’intérieur de l’Europe… un album photo, je le parcours, il me met mal à l’aise; Mélodie au milieu d’une tribu d’indigènes. Elle porte un collier de doigts humains et sourit à pleines dents… un sourire de carnassier !
«Calmos, Machin Lupin, en toutes circonstances, il faut raison garder. Si Mélodie est passionnée par le phénomène; elle n’est pas… cannibale pour autant ! En fouillant l’appartement, tu n’as d’ailleurs découvert aucun indice probant qui l’accuserait d’anthropophagie…»
Suis-je con !... La viande ! La viande que j’ai mangée… du porc, enfin c’était supposer en être… s’il en reste un morceau, je vais l’embarquer afin de le faire expertiser. Je me précipite dans le salon… pas de bol, c’était si bon qu’il ne reste plus rien. Horreur, je me suis goinfré avec de la viande humaine !… Beurk, c’est dégueulasse !
Je fonce dans les toilettes. Penché au-dessus de la cuvette du WC, je vomis mes tripes et tire aussitôt la chasse.
«Aïe ! Machin Stupide, t’aurais dû prélever un échantillon !»
Maintenant, c’est foutu. Je n’ai aucune preuve si je veux déposer plainte chez les flics. Les bouquins ? Pas suffisant… à ce compte-là, on pourrait enfermer tous ceux qui lisent des trucs bizarres... l’album photo ?... Des souvenirs de vacances, sans plus… si demain, je posais avec les Chippendales, cela ne signifierait pas pour autant que je serais des leurs… Oh, que non !... Le sédatif ?... Il n’est pas interdit d’en prendre… j’ai permuté les verres... oui mais, pas de témoin !... L’armoire cadenassée ?... Il y avait des éditions de luxe, nombreux sont les amateurs qui «enferment» leurs trésors…
«Pfff, tu gamberges trop, Machin Einstein, laisse tomber et puis, Mélodie n’a pas d’autres coordonnées que ton e-mail...»
Devais-je m’en réjouir ? Je ne savais plus très bien... une chose était cependant certaine; ce n’est pas encore aujourd’hui que je passerai à la casserole…
Je quitte l’appartement en trombe, dévale les escaliers quatre à quatre, l’ascenseur me ferait perdre du temps, et saute dans mon véhicule pour démarrer sur les chapeaux de roue.
Sur la route, une fois que j’ai mis les distances d’avec l’appartement de Mélodie, je me détends enfin… j’allume une cigarette puis la radio… elle passe un «vieux truc» de 1966, plus rigolo que bizarre; Monsieur Cannibale…
Alain MAGEROTTE