Tout a commencé dans mon appart. Un samedi soir.
J’étais tranquille-peinard au fond de mon canapé tout neuf Troc En Stock, je tenais mon ticket du Loto, et puis les boules sont sorties. Une par une. Enfin, comme d’hab quoi. Sauf que là, j’avais tous les numéros. Tous !
Celle qui emportait le pactole, ce soir-là, c’était moi.
Je vous dis pas : encore un peu je clamsais sur place. Un peu con. Alors, je me suis reprise, j’ai bondi de mon canapé tout neuf Troc En Stock et, je sais pas, comme un cri de mes entrailles, j’ai poussé des youyous que même la mère Kumba, dernier étage du dernier immeuble au fond du quartier, elle a dû m’entendre. Même dure de la feuille comme elle est avec sa musique zouk à donf. Un truc de fou !
J’habite la tour Flaubert depuis toujours. Et depuis deux ans, l’appart juste en dessous de chez mes darons. Franchement pratique.
Je m’appelle Aïcha Bouchacour, c’est pas trop loin de la vérité mais je préfère garder l’anonymat.
J’ai vingt-cinq ans, je suis animatrice de quartier et j’ai toutes mes dents. Bon, le dernier détail, c’est un truc entre mon père et ma mère. Ils m’ont refilé le virus. Ca fait bien trois piges qu’il a son dentier et à chaque fois qu’y se prennent le bec, elle lui lance : « Moi au moins j’ai toutes mes dents. » Ca le rend dingue. La porte elle claque. Direction le café du coin, cinq ou six parties de cartes entre potes retraités, ça picole un peu, ça refait le monde, et puis y rentre plus léger de quelques biffetons. C’est pas très muslim tout ça mais bon, à l’âge qu’il a, je vais pas essayer de le changer. Ma doyenne, elle, même si elle râle tout le temps, y’a pas une prière sans bénédiction pour lui. C’est bizarre de le dire, mais ça crève les yeux qu’y sont tout l’un pour l’autre.
Faudrait peut-être que je revienne à nos moutons, non ? Le pactole.
Bon, alors, ce samedi soir, dans mon canapé tout neuf Troc En Stock, après les youyous, j’ai eu comme un blanc. Je me suis rassise comme une masse et je me suis dit : je fais quoi maintenant ? Eh ben, franchement, j’ai pas trouvé. Ma vie, elle était ici, je me voyais pas déménager. Une grosse voiture : j’avais déjà du mal à garer ma vieille Clio. Voyager : sans mec, le kiffe, il est moyen.
Toute la nuit, j’ai pas dormi. L’impression que la terre s’était arrêtée de tourner. Mon crâne, c’était un chalutier perdu en pleine mer. Plus de fuel. Plus de boussole. La loose quoi.
Heureusement, le lendemain, je suis allée manger chez mes darons.
Comme tous les dimanches, couscous. Mais attention le couscous. The best couscous of the world ! Et c’est là que la bouche pleine de semoule, j’ai eu une révélation. A la télé, d’un coup, ça s’est mis à parler flouze. J’entends que wonder beau gosse (Cristiano Ronaldo) vient de filer 75.000 euros pour l’opération du cerveau d’un môme. Je me dis « Putain, ça c’est de la générosité » mais en une phrase ma mère elle va décider du destin de mon pactole :
Dit autrement : c’est obligé, normal quoi. Franchement, j’ai trouvé qu’elle avait pas tort. On était tous, là, autour de la table, darons, frangins, frangines, et chacun donnait son avis, et moi, j’ai commencé à partir en live. J’ai imaginé recevoir des lettres d’insultes (Nall Dine Oumouck, sale riche !), qu’on cracherait sur le trottoir en me croisant (Arrr pouhh !), qu’on m’enverrait les doigts de mon petit frère en morceaux par la poste pour demande de rançon. Je vous jure, j’ai flippé ma race.
Ma décision était prise : rester incognito. Libre d’être généreuse ou pas. Quand je veux. Avec qui je veux. Et puis, comme ça, je pouvais rester ici et ne rien changer à qui je suis aux yeux des gens.
Depuis que je suis gosse, on m’appelle Pique-assiette, ça a l’air péjoratif comme ça, mais, franchement, j’assume. J’ai toujours été fourrée chez les voisins à l’heure du goûter ou du repas. Pas que je manquais de quoi que ce soit chez moi, non, c’est juste que j’aimais bien manger chez les autres. D’autres trucs. D’autres ambiances. Comme si j’avais plein de familles adoptives. Et, ça m’est resté. Y’a pas un jour où je cuisine. Soit je monte chez mes darons, soit je me laisse guider par l’odeur, comme un poisson qui mort à l’hameçon. N’importe qui dans l’immeuble sait que si ça toque à l’heure du repas, c’est moi. Bon, faut quand même dire ce qui est : je suis pas juste celle qui s’incruste pour bouffer. Je suis aussi celle qui remplit les papiers de l’administration ou qui chiale comme un corbeau avec madame Béranger parce que tous ses enfants ont quitté le nid trop vite.
Nos moutons ! Wouah, pardon.
Donc, je disais que ma décision était prise. La générosité incognito.
Le premier kiff de ma nouvelle double vie, je m’en souviens encore. J’ai filé mille euros dans toutes les boîtes aux lettres du quartier. Quatre-vingts quinze au total. Avec juste un mot du maire dans l’enveloppe : « Prime à la consommation ».
Le lendemain, c’était l’Aïd et Noël en même temps.
Un défilé de traineaux jaunes et bleus, tous chargés à ras bords. J’étais par la fenêtre, le sourire jusqu’aux oreilles. Un truc de fou ! Ecrans plats, ordi, Xbox. Des salons, des frigos, des cuisinières. De tout quoi. Même madame Béranger, elle s’est fait plaisir. Un fauteuil relax télécommandé dernier cri.
Ma parole, les livreurs de Darty, ils ont eu du taf à plus savoir où donner de la tête.
Ca, c’était ma première bonne action. Chez nous, on dit Dieu te le rendra en double. Franchement, là, si ça arrive, je saurais pas quoi en faire.
Et puis, je me suis dit, maintenant, faut quand même la jouer sérieux. Alors, je me suis lancée dans une opération : list and do.
Priorité number one.
En top du top, j’ai inscrit Leila. Impossible autrement.
Internet et mon nouvel ordi allaient m’aider. J’ai cherché le meilleur chirurgien plastique de la planète. Quoi que ça coûte, Leila y avait le droit. Plus que personne. Et j’ai trouvé.
650 000 euros pour une réparation complète du visage. C’était du sérieux. J’ai contacté le pro du bistouri, à New York, ma veine c’est qu’il parlait aussi français, et je lui ai tout raconté. Les brûlures. Les cicatrices. Même les circonstances. Putain, fait chier. Mais je me suis pas démontée. J’ai super bien tout goupillé. Une semaine plus tard, j’allais voir Leila chez ses parents et on a réussi à la convaincre. Tout était pris en charge par un fond exceptionnel de la Sécurité Sociale. C’est ce que le chi a écrit sur la lettre.
Pendant un mois, j’ai prié le bon Dieu pour que ça marche. Ma mère a prié le bon Dieu. Peut-être même tout le quartier. Et au bout d’un mois, Leila est rentrée au bercail.
Elle était à l’arrière de la 407 de son père. Ma face par la fenêtre y voyait que dalle.
Et puis, elle est sortie de la voiture.
J’ai pas chialé comme un corbeau mais comme tous les corbeaux du ciel. Elle était belle comme avant, je vous jure. Sa peau de miel. Ses yeux de méditerranée. Mon Dieu protégeait toutes les filles du monde qui sont si belles qu’elles rendent fous les hommes.
Ce soir-là, ma prière elle a duré des plombes. J’ai remercié le bon Dieu, le chi, et la française des jeux. Et encore le bon Dieu.
Priorité number two.
Bon, là, j’ai pas été très réglo. Dans le quartier, les gazeaux et les gazelles, y passent leur temps à tenir les murs. Y’en a qui déconnent un max mais y’en à d’autres, et pas qu’un peu croyez-moi, qui se verraient bien taffer comme tout le monde. Quitter l’appart des darons, un petit toit, des mômes qui tapent du ballon dans le jardin, un plan télé après le boulot. Comme tout le monde quoi. Alors, j’ai pris le taureau par les cornes. Avec ma vieille Clio, je me suis pointée partout : restos, garages, hôpitaux, boutiques, bureaux, entrepôts… J’ai tout ratissé. En un mois, les murs du quartier tenaient presque tout seuls. Un truc de ouf ! Bon, faut quand même que j’avoue un petit détail : j’avais un complice. Monsieur le Maire. Pour sa défense, c’est un peu à son insu, vu qu’il a Alzheimer. Chaque fois que je lui demande un certificat, un cachet de la mairie, il me le file. Enfin, il le file à Corinne. La petite fille du compagnon d’escadrille pendant la guerre d’Algérie qui lui a sauvé la vie. Alors, il peut rien me refuser. Voilà comment j’ai graissé la patte aux recruteurs potentiels. Une prime à l’embauche de quatre mille euros avec interdiction de licenciement pendant cinq ans sous peine de remboursement de la prime.
La cerise sur le gâteau, c’est que les gens ici ont commencé à croire aux politiques. Avec tout le fric que le maire mettait sur la table pour eux, sans parler de la sécurité sociale, des aides gouvernementales, y se sont tous mis à glisser le bulletin dans l’urne en se disant que ça valait quelque chose.
Je pourrai vous citer tous les tripes qui ont suivis mais, franchement, un bouquin suffirait pas.
C’est fou ce que le fric, ça donne des ailes aux initiatives.
Ca fait trois ans que ça dure et y’a pas un jour où je m’endors pas avec la banane. Je sais pas si les vrais riches savourent comme moi le pouvoir de rendre les gens heureux. Moi, en tout cas, je prends un pied de malade, et c’est pas juste une histoire de Hassanates, vous savez les bons points pour le paradis. Non. Franchement, pas seulement.
Distribuer le bonheur, ça vaut tout l’or du monde.
Encore un truc. Voilà, j’ai rencontré quelqu’un. Un garçon quoi. Je crois que c’est le mektoub qui me l’envoie. Vraiment. Hier, l’air de rien, je lui demande ce qu’il ferait s’il gagnait le pactole. Il m’a répondu : « Je filerais tout à Emmaüs ». Ouais, bon, il est catho, tout le monde peut pas être parfait, mais sa réponse, elle m’a sciée. Je crois franchement qu’il était sincère. Il est presque aussi beau que Cristiano Ronaldo et en plus, je crois que c’est un signe, il s’appelle Robin. Comme Robin des Bois quoi.