Laisser l’émotion exploser, mes pensées jaillir, mon attention les regarder sans faillir afin de permettre à mon malaise éventuel de se vider de sa substance puis savourer alors le sentiment étrange que rien ne peut être différent à ce moment-là. Et ce calme tant espéré, un peu redouté, se dévoile enfin, entièrement dévêtu de sa pudeur, envoyant toute sa richesse couler dans mes veines.
2. Biographie
Soignante depuis 35 ans, l’auteure a toujours été interpellée par le pouvoir de l’esprit sur le corps, entre autres sa capacité à lui imposer des comportements douloureux. Un épisode difficile de sa vie l’obligera à concentrer ses recherches sur la véritable fonction de la pensée.
3. Résumé
Lorsque la porte claque et nous projette dans les ténèbres angoissantes de l’isolement, quelque chose en nous se met à murmurer. Si notre conscience, de toute sa sagesse, s’y concentre, les paroles de ce chant deviennent distinctes et nous révèlent où trouver la fenêtre, comment l’ouvrir et nous libérer.
Lorsqu’une chienne, créée dans le Pur Amour, nous accompagne tout au long de cette recherche.
Avant d’en rencontrer un moi-même et de devoir me rendre à l’évidence, je n’aurais jamais cru à l’existence des loups-garous. Ou du surnaturel en général. Je n’avais nullement l’esprit obtus, mais j’étais, ma foi, tout simplement rationnel. Au final, le monde routinier dans lequel je croyais vivre dissimulait bien des mystères et autant de zones d’ombres…
C’était le mois de mai de l’année 2014, le 14, et la lune, ce jour-là, était pleine…
Il n’était pas vingt-deux heures quand je décidai de rentrer chez moi, à Cambridge. Plus de trois heures de route m’attendaient encore. Le temps d’arriver et de me déshabiller, de me brosser les dents, je n’allais pas être au lit avant une heure trente du matin. Au minimum.
Sans même avoir attendu de manger une part de gâteau, cela faisait une dizaine de minutes, si mes souvenirs sont bons, que je venais de quitter la fête d’anniversaire d’un cousin issu de germain, lequel habitait dans la ville où l’écrivain J. R. R. Tolkien vécut durant les toutes dernières années de son existence, à Bournemouth, dans le Dorset, sur la côte sud de l’Angleterre. Un endroit on ne peut plus charmant et où il fait bon vivre, il est vrai.
La maison de ce cousin, Carrington, pour le nommer, se situait à proximité de la belle plage de Boscombe – une plage avec une longue et très large jetée, entièrement restaurée, où l’on trouve, parmi d’autres loisirs, un minigolf, une passerelle musicale ou encore un club de pêche. Sans oublier les nombreuses animations, quand vient l’été, dont des concerts variés.
Cet anniversaire avait été si barbant que j’avais bu, moi qui ne connaissais même pas le goût du vin, à cette époque, trois mojitos et un Cuba libre. Il m’avait fallu au moins ça, pour retrouver mes couilles et laisser tout le monde en plan. Y compris mes parents qui m’avaient quelque peu forcé à faire le déplacement.
J’avais peut-être bu deux Cuba libre, en réalité, en plus de ces mojitos.
La route était mal éclairée et, bordel de merde, ça tournait grave…
Trente-cinq minutes plus tard, en longeant la forêt vierge du parc national New Forest, source d’inspiration de Lewis Carroll pour son Alice au pays des merveilles, je crus ma dernière heure arrivée quand tout l’avant du véhicule se retrouva non pas enfoncé, mais défoncé, au moment de l’impact inopiné et brutal. Sans sac gonflable, j’aurais été vraisemblablement réduit en purée.
La première chose dont je me souviens, c’est ce sac gonflable en plein dans la tête, justement. Tout se passa tellement vite, et je ne roulais même pas à quarante miles à l’heure. Une forme noire surgie de la forêt bordant la route, sur la droite, dans la lumière des phares, le choc, puis l’airbag… Tout cela presque en même temps. Je crus avoir percuté un cerf, une biche ou un poney, éventuellement. Pour être franc, je n’eus pas le temps d’y réfléchir… Je fus rapidement agrippé par les épaules, à travers la vitre brisée, et arraché à ma voiture. Quelque chose me traîna sur la route, me tenant par la cheville gauche comme si je ne pesais guère plus qu’une vulgaire poupée de chiffon.
J’étais sur le point de perdre connaissance. Ce qui se produisit en une poignée de secondes, au final.
Quand je pus rouvrir les yeux, il y avait un homme à califourchon sur mon thorax. Il était entièrement nu et recouvert de sang encore frais. Ses yeux, rivés sur mon visage, étaient orange. Ils étincelaient. Sa sclérotique était noire. De ce fait, on ne pouvait distinguer aucun lacis veineux à l’intérieur. Quand il ouvrit la bouche, se penchant un peu plus, je vis des dents et de très impressionnantes canines pointues.
– Tu as beaucoup de chance de ne pas m’avoir tué, me murmura-t-il à l’oreille, en me mettant ensuite mon portefeuille sous le nez. Est-ce que tu as peur ? Tu devrais avoir peur, sac à viande, et tu aurais raison. Car, maintenant que je sais où tu vis, Monsieur Max Carr, tu vas vivre dans la terreur de me voir débarquer dans ta vie à n’importe quel moment. Je vais beaucoup m’amuser. Toi, en revanche, je n’en suis pas sûr. Mais moi, oui.
Et il disparut aussi sec dans la forêt.
J’avais pissé dans mon pantalon… C’était un loup-garou. Un vrai de vrai. J’avais bu, mais quand même… Il avait mes papiers. Et il savait où j’habitais.
Le lendemain, après une nuit blanche à prier pour ne pas voir surgir le monstre, je passai la journée entière recroquevillé sur moi-même, sur le canapé, la carabine semi-automatique que mon père m’avait offerte à côté de moi – c’était une Browning Bar –, me demandant si je devais aller voir la police ou non. Mais je décidai finalement que non.
Max Carr passait à la télévision et était apprécié. J’allais passer pour quoi, moi ? Un fou ? Un fumeur de joints de plus ? Un halluciné ? Un con ? Je préférais encore mourir déchiqueté… En outre, je ne répondis à strictement aucun appel.
Les jours passèrent, identiques pour tout un chacun… Mais mon quotidien à moi avait définitivement basculé. Je le voyais absolument partout, lui et ses maudits yeux orange cerclés de noir. Ses yeux cruels.
Je le voyais en me rendant au boulot. Je le voyais au coin de la rue, en train de m’observer quand je sortais récupérer un paquet… Partout, partout, partout. Absolument partout.
Un soir – je dus devenir blanc comme un linge –, je le trouvai assis dans mon salon, les talons de ses rangers posés sur le contour en bois massif de la table basse avec plateau en verre.
– Bonsoir, Max, dit-il à mi-voix, sans même me jeter un regard. Il faisait sombre, mais tu dois te rappeler de moi, je présume. New Forest… Ça te revient ? demanda-t-il en me regardant enfin.
– Alors, nous y sommes. Tu t’es décidé à venir me tuer. Ça ne fait rien… Je suis épuisé à force de ne plus pouvoir fermer l’œil. Je n’ai même plus la force de me battre pour ma vie, je crois.
L’homme se leva – il était très grand, chose que je n’avais pas remarquée, la nuit de l’accident. Il se gratta le menton tout en ricanant. Ses yeux étaient parfaitement humains. Il était vêtu d’un blouson noir, d’un tee-shirt blanc immaculé et d’un jean déchiré aux genoux, comme j’en porte moi-même assez souvent, aujourd’hui.
Pour coller à l’image que l’on pourrait se faire du loup-garou, c’était un homme on ne peut plus viril : cheveux noirs coupés courts, mais pas trop non plus, et barbe de trois jours. Il devait avoir moins de trente-cinq ans. Il avait l’air d’un voyou, d’un chef de gang, mais rien, en lui, n’exprimait réellement la malfaisance. Il y avait même une certaine douceur qui se dégageait de son visage, et ce, malgré les poils de sa barbe.
– Tu m’as fait très mal, répondit-il en s’approchant de moi, sans se presser. Vraiment très mal.
– Je ne l’ai pas fait exprès… Je revenais d’une fête complètement nulle et j’avais bu quelques verres, me justifiai-je.
– Et tu me l’avoues comme ça, sans honte… Es-tu inconscient, dis-moi, ou es-tu simplement un imbécile, Monsieur le journaliste ?
– Si tu dois me tuer, fais-le vite. Qu’on n’en parle plus. Mais ne me dévore pas, par pitié… Je ne veux pas mourir de cette façon.
– Max, Max, Max… répéta-t-il. Tu crois réellement être en position de pouvoir exiger quoi que ce soit ? Tu ne l’es pas. En aucune façon. Si j’ai envie de te dévorer, je le ferai, et si j’ai envie de t’éventrer, je le ferai aussi.
Toujours aussi nonchalant, il m’accula dans un angle du salon et posa ses deux mains, l’une après l’autre, sur le mur lambrissé, formant ainsi une enceinte destinée à m’immobiliser. Je me rendis alors compte, à ce moment-là, à quel point il était naturellement intimidant, grand et musculeux. Quasiment deux mètres. J’étais moi-même correctement bâti, mais, face à ce Goliath, je n’avais aucune chance.
– Tu empestes la peur, dit-il en humant ma nuque. Tu savais bien que j’allais revenir… Ne t’avais-je pas prévenu ? L’autre nuit, tu m’as fait très mal. Maintenant, c’est à mon tour… C’est assez fair-play, me semble-t-il. « Je ne l’ai pas fait exprès… » J’ai entendu ce que tu as dit, mais je ne crois pas avoir entendu le principal, à savoir : excuse-moi.
– Des excuses ? Tu veux des excuses ? Très bien ! Je m’excuse ! Tu es content ?
– Je n’obtiendrai pas mieux, on dirait, mais change de ton avec moi, Max, ou je pourrais me montrer beaucoup moins gentil. Tu peux me croire, je suis un mec plutôt gentil, en principe, mais… fais gaffe à tes fesses.Je peux être très gentil comme je peux l’être… beaucoup moins.
Vous me convoquez. Je réponds positivement malgré la montagne de boulot que je dois attaquer d’un moment à l’autre. J'attends dès lors depuis trente-cinq minutes dans une salle non chauffée qui ressemble à un cube vide. Un 24 novembre à dix-huit heures. Et à présent que je suis face à vous, monsieur ? monsieur ? monsieur le commissaire ? je ne connais pas plus la raison de ma convocation que votre nom ou votre grade. Vous pianotez sur votre ordinateur les infos que vous lisez sur ma carte d’identité via un autre ordinateur. Mon groupe sanguin, ça vous intéresserait de le connaître? Et mon ADN, ça vous dit ?
Ne vous emballez pas. C’est compliqué.
Compliqué ? Expliquez-moi alors.
Votre carte d’identité.
Je l’ai renouvelée à temps.
Oui. La date est correcte.
Vous vous moquez de moi !
Pas vraiment, non. Steve Raf, vous connaissez ?
Oui, c’est moi !
Votre carte d’identité, une fois introduite dans le décodeur, signale que vous vous appelez Paul François.
Ah ah ah, je suis écrivain. Steve Raf, c’est mon pseudonyme ! Parce que Paul François, c’est pas … vous comprenez.
Non, je ne comprends pas, monsieur François.
Steve Raf, ça donne une touche amerloque. J’écris des romans policiers, vous comprenez, alors les meurtres qui pullulent et le sang qui pisse, ça me connaît.
Ça tombe à pic.
Ah ?
Vous ne comprenez toujours pas ?
Arrêtez de tourner en rond et soyez direct. Du boulot m’attend, je ne suis pas un glandeur moi monsieur.
C’est au sujet du meurtre. Dans cet appartement juste au-dessus du vôtre. Le meurtre de cette veuve, madame Crépillon.
Tout ce que je sais je l’ai dit mille fois. J’étais absent à cette période-là. Je ne peux rien dire de plus. Je ne connaissais pas cette dame. Et puis, cette histoire est révolue, jetée aux oubliettes. Trois mois, ça fait bien trois mois que cette pauvre dame mange les pissenlits par la racine.
Expliquez-moi alors comment un tapuscrit signé Paul François se trouvait dans le coffre de la victime. Dans le coffre d’une banque que je ne vous citerai pas.
Vous plaisantez ?
J’ai l’air de plaisanter ? Et puis, dites-moi, vous aussi vous tournez en rond. Vous dites ne pas connaître la victime. Un tapuscrit signé Paul François est découvert dans le coffre de cette victime. L’histoire, je l’ai lue. Elle mentionne le nom d’Yvonne Crépillon, justement. Yvonne Crépillon, assassinée lâchement. Par un hula-hoop tourné 314 fois autour de son cou. Et, vous ne l’ignorez pas, la victime a été étouffée de cette façon. Je continue ?
Je ne comprends pas. Je n’ai pas écrit cette histoire. Je m’en souviendrais quand même !
Soit. Demain matin, une perquisition aura lieu chez vous. J’attendais autre chose de vous lors de cet entretien. Pour un écrivain, vous manquez d’imagination, vraiment. Et vous ne me demandez même pas le titre de ce livre. C’est qu’alors, vous le connaissez, non, ce titre ?
Non, je suis comment dire … éberlué d’apprendre tout ça. Le titre ? Quel est le titre de ce livre ?
Sans doute un titre provisoire car non pas écrit sur une ligne droite mais écrit sur la circonférence imaginaire d’un cercle, écrit en rond quoi.
Un cercle dites-vous ?
Oui, étrange n’est-ce pas ?
Mais quel est ce titre, putain, quel est ce titre ?
Il faut tourner la tête pour lire ce titre, presque se la dévisser.
Putain, quel est ce titre ?
Trois virgule quatorze.
Trois virgule quatorze ?
Oui, Trois virgule quatorze.
Je pensais à un autre titre, diamétralement opposé.
Et vous semblez en connaître un rayon, malgré tout. Étrange tout ça.
– Je te souhaite une bonne nuit, frérot, dit Julian. Ne t’inquiète surtout pas… C’est un très vieux château, et il y a des bruits, parfois, au beau milieu de la nuit. Nous, nous y sommes habitués, mais ça peut évidemment surprendre.
– Je n’ai pas peur des fantômes. Ne t’inquiète pas, toi non plus… badina Adam. Sur ce, bonne nuit, d’Ju’. See you tomorrow !
Quand Adam eut refermé la porte de sa chambre, Julian fit marche arrière, redescendit les marches de l’escalier quatre à quatre et se dirigea, illico presto, vers le vestibule. Là, il poussa une porte relativement discrète et monta l’escalier en colimaçon de la tourelle, dont les marches avaient été taillées dans la pierre. Il se figea à mi-chemin, car une drôle de silhouette semi-transparente, indolente, le précédait. Elle montait tout doucement. Sur ses gardes, il la suivit.
Arrivée tout au sommet de l’escalier, la silhouette traversa sans peine la porte en bois qui lui faisait face. Julian, méfiant, accéléra pourtant le pas, puis tourna la poignée. Sur le chemin de ronde externe, côté façade sud, la bien étrange silhouette s’était immobilisée au beau milieu du chemin. Elle humait l’odeur d’agrumes des aiguilles du sapin pectiné qui dominait, à l’est.
Julian s’approcha et lui commanda de se retourner, ce qu’elle fit.
Ce fantôme, il le reconnaissait. Il l’avait vu plusieurs fois, il y a quelques années. Ornella aussi, l’avait vu. Il s’était présenté sous le nom de Jiminy. Mais lorsque Daphné, quand elle tomba le masque le jour des vingt-sept ans d’Ivana, leur révéla qu’ils ingéraient des doses massives de vigabatrine, ainsi que des psychotropes et des corticoïdes, depuis de longues semaines, il avait fini par mettre les apparitions ponctuelles dudit Jiminy, comme celles de Jacobo Kolovos ou de la Mort, sur le compte des effets secondaires de ces produits.
Julian et le fantôme se rejoignirent et se scrutèrent longuement.
– Je te connais… dit le fantôme, s’exprimant d’une voix profonde. Je me souviens de ton visage.
– Je vous connais aussi, Jiminy. Pourquoi êtes-vous ici ? J’ai du mal à croire que vous êtes bien réel. Je pensais avoir tout imaginé…
– Et toi, alors ? Que fais-tu là, sur ce chemin de ronde ? demanda à son tour le fantôme. Dis-le-moi.
– Je dois protéger les miens et toutes les personnes qui vivent dans ce château, répondit Julian, sans ambages. La toiture me semblait une position stratégique. Mais je vous repose la question, Jiminy : pourquoi êtes-vous ici ? Et je ne parle pas du chemin de ronde…
– Jiminy ? réfléchit le fantôme. C’était bien mon prénom, je m’en souviens. Mon esprit était quelque peu embrumé, lors de notre première rencontre. Je m’appelle Jiminy MacCorkindale. J’étais le timonier sur le Theϊκόs Kolovos. Nous étions en l’an 1842.
– Le Theϊκόs Kolovos ?
– C’est bien ça.
– Le navire de Jacobo Kolovos ?
– Oui. Nous avons péri, je crois… Le Triangle… Aucun survivant…
– Vous m’en voyez désolé, dit Julian. Mais je…
– Une femme ! s’écria le fantôme.
– Une femme ? répéta Julian.
– Il y avait une femme, oui. Elle était rousse.
– Rousse ? frissonna Julian. Des cheveux orange…
– Rousse, en effet.
Julian posa ses mains sur la ceinture de mâchicoulis, perturbé par ce qu’il venait d’entendre. Une femme aux cheveux roux. La femme aux cheveux orange. Absurde ! Simple coïncidence ! Le fantôme parlait de l’an 1842. Nous étions le 5 août 2018.
Il se retourna prestement vers Jiminy MacCorkindale et se montra plus pressant.
– Je vous ai posé une question, Jiminy. Répondez, s’il vous plaît… Pourquoi êtes-vous ici ? Il me faut savoir.
Le fantôme le considéra un long moment, ne faisant qu’accroître l’impatience peu contenue de Julian. Son sourire affable alternait avec une expression beaucoup plus sinistre, mais non menaçante – il affichait seulement une profonde inquiétude, comme s’il redoutait d’avoir à prendre la parole, de dire ce qu’il savait, ou ce qu’il soupçonnait… La consistance incertaine de son corps spectral variait d’une quasi transparence, laissant filtrer les lumières, à une apparence humaine presque totale. L’homme, qui devait avoir dans les quarante-cinq ans à sa mort, était assez quelconque. Son visage n’avait rien d’exceptionnel. Il avait les cheveux blancs, il était grand, quelque peu bedonnant, mais la créature qu’il était devenu était assurément éblouissante. Magique…
Pourtant, l’heure n’était nullement à la pâmoison.
– Des forces obscures nous ont réveillés, lâcha le fantôme. Encore une fois… C’est à cause d’elles que les minces barrières entre le monde matériel et l’au-delà sont en train de céder.
– Nous ? fit Julian. Cela veut-il dire que vous n’êtes pas le seul ici, Jiminy ?
– À ma connaissance, je suis le seul à avoir passé la brèche… Mais d’autres sont attirés vers votre château, et leurs intentions ne sont pas des plus pures…
– Et ces forces obscures… Pouvez-vous m’en dire un peu plus ? Je dois savoir ! Je dois être prêt !
– Je crois que tu sais déjà tout ce qu’il y a à savoir, dit le fantôme. Il faut que tu fasses très attention, Julian Kolovos… Car chaque créature a son antagoniste, et ton antagoniste sera très bientôt là, j’en ai bien peur… Non ! Attends ! Je sens quelque chose… Quelque chose, oui… Ça approche ! C’est sombre ! Et ça déborde de haine.
Julian écarquillait les yeux. Son cœur allait exploser. Il n’avait pas peur pour sa vie. En aucune façon. C’était bien pour les siens et pour tous les êtres humains innocents, présents entre les murs du château, qu’il tremblait. Il était un loup-garou puissant, mais il n’était pas une armée à lui tout seul…
Julian regarda le fantôme de Jiminy MacCorkindale s’évanouir, puis il bondit, avec agilité et grâce, sur la toiture à deux pans avec croupes, constituée de pierres naturelles grises, à peine bleutées. Là, il tourna avec frénésie sur lui-même, se sentant frôlé à maintes reprises… Il bondit sur le toit conique d’une tourelle, puis de nouveau sur la toiture, puis au sommet d’une autre tourelle.
– Montre-toi ! hurla-t-il. Il est inutile de te cacher, j’ai reconnu ton odeur. Montre-toi ! Et sur-le-champ !
Il bondit une nouvelle fois et atterrit sur le chemin de ronde. Il se redressa et se retourna prestement, les yeux jaunes et brillants. La femme à la chevelure orange lui faisait face. Elle était troublante.
– Ne cesseras-tu donc jamais de me harceler ? lui cria Julian. Depuis des années, je sens ta présence derrière moi !
– Un peu de calme, s’il te plaît, mon joli loup, murmura la femme, d’une voix étonnamment suave. Il n’est pas très sain, pour la santé, de s’emporter de cette façon, ajouta-t-elle sur un ton railleur.
– Tu te moques de moi ? fulmina Julian. Fais donc ça, si ça t’amuse, mais jamais – jamais, tu m’entends ? – tu ne toucheras à un seul cheveu de mon père, de ma sœur ou de mon frère, car tu mourras bien avant, tu peux en être sûre ! Je t’égorgerai !
– Vraiment ? fit-elle alors, s’approchant sans crainte. Et que crois-tu pouvoir faire, mon joli loup, alors que nous sommes encore loin de la prochaine pleine lune ? Tu as développé les dons que je t’ai donnés, bravo, et tu les maîtrises peut-être incroyablement bien, aujourd’hui, mais je suis tout de même ton aînée, ne l’oublie pas. Je ne parle pas de l’âge précisé sur mon acte de naissance – tu l’auras compris, je suppose ? Je suis beaucoup plus puissante que toi, mon joli loup. Range tes crocs et tes griffes. C’est très viril, c’est certain, mais range-les, je te le conseille vivement. Si ça peut te rassurer, je n’en ai rien à faire de ta famille, de ton impresario, que tu appelles ton frère, ou de quiconque dans ce château. Ils n’ont rien à craindre de moi. Ce que je veux, c’est toi !
Rolf Morosoli a fait ses études universitaires à Genève. Il émigre au Québec où il complète un doctorat en biochimie à l’Université Laval. Chercheur au conseil national de la recherche scientifique à Ottawa, puis professeur à l’Institut Armand-Frappier à Montréal, l’auteur a surtout contribué à des publications scientifiques en génétique microbienne. Parallèlement à ses activités scientifiques, aux côtés de sa conjointe sculpteure, il s’est investi dans la réalisation de sculptures et d’œuvres d’art public. Depuis quelques années, il se tourne vers l’écriture de fiction.
RÉSUMÉ
Légères comme le vol d’un papillon, ces courtes nouvelles sont inspirées de mots prononcés au hasard d’une rencontre, d’observations furtives et d’expériences personnelles.
Ce recueil reflète la variété des sources d’inspiration qui concernent des anecdotes de voyage, quelques aventures et certaines incongruités des comportements humains et animaux.
Court extrait
Hold up
Ce jour-là, l’attaque devait avoir lieu à la tombée du jour avec l’intention d’intercepter la dernière livraison de cannes à sucre de la journée... Le camionneur ne comprit pas tout de suite les raisons d’un tel attroupement de pachydermes dont la stratégie singulière l’avait manifestement pris au piège…
Discipliné, le commando… était occupé à récupérer la cargaison … Quand le camion fut vide, le commando de tête s’écarta du chemin et notre pauvre chauffeur… put reprendre sa route alors que la noirceur commençait à s’installer… Par quel mystère ces éléphants savaient, comme des voleurs professionnels, qu’il fallait que les traces de cette attaque disparaissent complètement avant le petit matin pour qu’il ne subsiste aucun indice de cet incroyable Hold up…
Pas d’empreintes, pas de suspect, le chauffeur ne put dissiper les doutes de son employeur…