Concours pour le hors-série de la Revue, Les petits papiers de Chloé dans le thème "Catastrophe !" : "vous vous réveillez dans la peau d'un autre"... Texte 9... C'est le dernier ! Votes jusqu'à 20h !
Quand la physique s’en mêle
L’énergie se conserve, sans aucun doute. J’ai moi-même vérifié ce fameux principe qui dit que "lorsqu'une certaine forme d'énergie disparaît, une quantité équivalente d'énergie apparaît sous une autre forme».
Je dormais paisiblement entre les bras de Morphée et ceux de Luc quand le malheur est arrivé. Une apnée de sommeil et hop, j’atterris dans les bras de Mort-fée, venue pour me prendre. Dans le brouillard épais que j’étais en train de traverser je me demandais pourquoi ai-je dû quitter mon corps et liquider mes affaires terrestres à la vitesse de l’éclair ? Et pourquoi ai-je dû changer un si gentil mari contre un veuf morose et inconsolable ? Aidez-moi à comprendre… Mon âme, cette bulle de lumière pas plus grande qu’un noyau de cerise, flotta quelques secondes au-dessus du lit et s’envola ensuite par la fenêtre de la chambre. A partir de là j’ai perdu tout contrôle et, plus vite qu’on ne s’imagine, j’ai atterri dans le ventre d’une splendide femelle Papillon-dog. Un an après mon départ, Luc - dont l’humeur précaire avait suscité la magnanimité de son voisin - a reçu en cadeau un petit chiot Papillon. C’était moi, ravie de revenir à la vie, béate de retrouver ma maison et l’homme que j’aimais. Dès que je l’ai vu, mes oreilles-papillon frémirent d’émoi, tandis que ma truffe luisante murmurait sans relâche des « je t’aime » en code canin : « je te wouf, wouf ». Et pourtant nos retrouvailles m’ont attristée plus que je ne le pensais. Amère désillusion… il ne m’a pas reconnue. Je lui léchais sans cesse le visage en lui jappant à l’oreille: « Luc chéri, c’est moi, ta Lucie potelée ». En vain. Me faire ça après 45 ans de mariage… Quand il m’a vue, il m’a dit du bout des lèvres « cucciolona mia », m’a prise sous le bras (pas dans ses bras, ô, quelle humiliation…) et nous sommes rentrés à la maison, où il m'a quand même donné une place d’honneur sur le canapé du salon. Maigre consolation… Au fil des jours j’ai dû avaler encore une pilule amère : son sentiment pour sa femme morte mettait en sourdine l’amour pour moi, vivante. Il parlait jour et nuit avec sa photo sur l’étagère et maintes fois je l’ai surpris pleurnichant dans son mouchoir: « Lucie si tu savais... J'ai besoin de quelqu'un pour repasser mes pantalons, pour nettoyer la maison et pour me gratter le dos ». Après ces instants de faiblesse il sortait prendre l’air. Un jour, porté par ses pas qui arpentaient les rues à la dérive, il arriva au cinéma "Phoenix". Et l’inévitable s’est produit : il y rencontra Mireille, la veuve idéale. « Mon chou, ça te va notre nid d’amour? » « Tout est merveilleux, Luc chéri, sauf ce cabot ». Impossible d’accommoder sa haine furibonde avec la mienne, encore plus enragée. Partager notre cher Luc comme un repas entre amies, c’était tout aussi inconcevable. En un mot, ma vie était devenue une véritable torture. Et pour cause, la jalousie m’emportait souvent en me donnant du fil à retordre et de l’ardeur à mordre. Les quatre ans qui ont suivi furent très durs pour nous trois, ainsi ai-je dû laisser quelques poils sur l’autel de ma fierté canine (sinon pas de léké-léké au petit-déj). Mais le pire est à venir… Un jour d'hiver Luc fut fauché par une grippe. Catastrophe ! Perdre d’un seul coup mon mari et mon maître c’était comme si je devais croquer un os à moelle cyanurée. Pire, demeurer aux côtés de cette chipie qui m’a oubliée nombre de fois tantôt liée à un poteau, tantôt au pied d’un banc, supporter son odeur matinale de lavande, toutes ces choses accablantes me rendaient la vie âcre et l’âme de goudron. Mais le pire est à venir… Un an après la mort de Luc, elle a acheté à la foire de vendredi Mitzou, un matou blanc et mal élevé. Je ne supporte pas les chats, je l’avoue, alors comment aurais-je pu cohabiter avec cet animal hypocrite qui voulait saper mon prestige dans le quartier et qui plus est me faisait la cour ? Je le haïssais d’une haine viscérale ; mais lui, pas. Et le pire est à venir… Qui pouvait s’imaginer que la fringante physique s’immisçât une fois de plus dans notre famille ? Incroyable coïncidence… Six mois après la mort de Luc, son âme s’est blottie chez ce vilain Mitzou. Et me voilà mariée avec un chat. Le temps de comprendre sa vraie identité, je l’ai pourchassé des mois et des mois dans tous les recoins de la maison. Et, paradoxalement, plus il me montrait de la tendresse, plus j’aiguisais mes dents. Comment aurais-je pu oublier la frivolité de cet « homme » qui m’a blessée au plus profond de moi, trois fois moi : épouse, femme et chienne ? Mais surtout comment supporter son succès casanovien auprès de toutes ces putains de minettes qui ronronnaient sous nos fenêtres toutes les nuits à la pleine lune ? Jour après jour une haine sauvage me ravageait les entrailles, vaporisant ainsi la moindre goutte de sentiment pour mon ex. En vain me miaulait-il des mots doux, comme au temps de notre jeunesse « ma Lucie adorée, sfrrr, sfrrr, je t’aimiaouuu ». Je faisais la sourde oreille et lui répondais en grognant dans mon coin « je t’emmmmrrr, mrrr ! »
"Voilà ce qui reste de notre grand amour…", piaulait Mitzou du haut de la clôture haute de trois mètres.
Pas toujours beau la vie, hélas… Au lieu des sentiments exaltants, tout ce que nous avons aujourd’hui en commun ce sont nos puces. Néanmoins, mon histoire a un mérite non négligeable quant à la contribution au progrès de la physique moderne. Elle a fourni la pièce manquante à la formulation du principe de la conservation de l’amour conjugal qui dit que l'amour entre les époux ne disparaît pas. Il se transforme en haine !