Dès son retour en Grandioserie, mademoiselle Camélia Tuemouche se rendit à l’atelier de monsieur Minet. Assise sur un tonneau, la camerlinguette observa avec intérêt le chat et le rat au travail. Comme les artistes prenaient une pause caoua, le rat lui en proposa une tasse, qu’elle refusa poliment par crainte d’un empoisonnement par liquide inconnu.
Ensuite, elle ne se rendit plus à l’atelier que pour constater l’avancée des travaux. Au terme du troisième jour, monsieur Minet et le rat, revêtus de leurs plus beaux habits, livrèrent enfin la merveille au palais. Elle était tout en cuivre et argent étincelant, avec un petit siège de cuir et un sinueux gouvernail orné à chaque bout de cabochons de cornaline éblouissante, tout comme les pédales. Mademoiselle Camélia Tuemouche l’aurait trouvée charmante s’il n’y n’avait eu cette roue monstrueuse à l’avant, qui faisait la niche à la minuscule occupant l’arrière. Quel singulier engin !
Sitôt prévenue de l’arrivée de son grabi, Sa Sublimissimité apparut, vêtue d’une combinaison bouffante en soie chamarrée où le rose et l’orange dominaient. Un long foulard Jaune complétait sa tenue ainsi que des mitaines en angora et des chaussons d’un violent violet, pendant tapageur à sa toute nouvelle casquette plate. Après avoir salué de la main ses courtisans curieux, le Grand Truc se précipita sur son nouveau jouet, s’extasia d’avoir rêvé si grand, tout en souriant à monsieur Minet qui ne pouvait espérer mieux en matière de remerciement, leva les yeux sur la petite selle… et décida que sa troisième camerlinguette avait gagné le droit d’étrenner le dernier fruit de ses méditations avant que ce dernier rejoigne ses collections. Horrifiée, mademoiselle Camélia Tuemouche sentit tous les regards se tourner vers elle.
Un monsieur Minet un peu trop enthousiaste au goût de la camerlinguette et certainement impertinent alors qu’il faisait remarquer qu’il fut heureux qu’elle portât des pantalons audacieusement moulants sous sa courte jupe à froufrous, lui expliqua comment enfourcher l’engin sans risques. Avec l’aide du mécano-chat elle posa donc le pied sur ce qu’elle avait pris pour une simple arabesque décorative mais s’avérait être un marchepied, poussa le monstrueux engin et sauta sur la selle. Terrorisée, elle se mit à pédaler frénétiquement. Dans la salle, les courtisans détalèrent en poussant des cris affolés, tendis que la terrible machine zigzaguait férocement parmi eux.
‒ Merveilleux ! Merveilleux ! s’écria le Grand Truc, debout sur son trône, en applaudissant à chaque boucle que faisait l’engin. Mademoiselle Camélia Tuemouche, elle, poussait des cris d’orfraie, non par peur d’écraser qui que ce soit mais épouvantée de ne pouvoir arrêter l’infernal engin. Monsieur Minet avait beau lui avoir expliqué que la descente se faisait de la même manière que la montée, elle était tétanisée. Heureusement, dans sa grande bonté, sans parler de son ravissement, Sa Sublimissimité fit ouvrir en grand toutes les portes du palais afin de permettre à cette beauté ‒ le grand bi, pas mademoiselle Camélia Tuemouche ‒ de filer librement. Profitant de ce que la troisième sillonnait l’Intérieur en couinant, la première camerlinguette, opportunément réapparue, congédia le chat et le rat, morts de rire, qui s’en retournèrent vers leur atelier plus convaincus que jamais que ce palais était un repaire de zinzins.
Toute la journée mademoiselle Camélia Tuemouche pédala. Elle pédala jusqu’à ce que la nuit, parée d’une lune qui lui faisait un sourire carnassier, s’invite à la fête et assiste au grand final de cette folle course dans le bassin à poissons du jardin privé de Sa Sublimissimité.
Par bonheur, comme le fit remarquer le Grand Truc bozzo depuis son balcon, son grabi n’avait pas souffert et c’était l’essentiel. Rassuré, il était ensuite retourné vers l’un de ses sommeils artificiels rêver à sa prochaine merveille.
Résignée, mademoiselle Camélia Tuemouche prépara un petit bagage et se rendit à l’aéroport local où elle embarqua à bord d’une nef volante. Heureusement, le confortable aéronef, tout de velours et laiton vêtu, possédait des commodités où laisser libre court à sa terreur et un mal de l’air insurmontable. L’île de Bizarrerie n’étant heureusement pas la plus éloignée, la camerlinguette put bientôt quitter le petit coin qu’elle avait monopolisé pendant pratiquement tout le trajet, au grand dam des autres passagères, pour rejoindre l’esplanade surplombant une cité aussi exotique que grouillante de vie, qui étalait ses atouts sans complexe tel un paon à la saison des amours.
Rajustant son haut de forme orné d’un énorme nœud rose vif, mademoiselle Camélia Tuemouche déploya une ombrelle d’un délicieux vert tendre et quitta résolument l’esplanade en direction de la cité. Peu rassurée, elle pénétra parmi ses ruelles où se pressait une foule bigarrée. Devant elle, une dodue dame, ses cheveux formant un monticule d’un roux flamboyant sous un coquet petit chapeau, le corps magnifiquement emballé dans une robe aux couleurs éclatantes, ses épaules bien rondes enjolivées de nœuds et de breloques, fendait la foule de son rire cristallin. Son compagnon, sobrement vêtu de bleu nuit et parfait contrepoint à l’exubérance de la dame, suivait les mains encombrées de paquets ; ce qui expliquait peut-être pourquoi les commerçants, tout sourires, se courbaient sur leur passage. L’un d’eux, croyant sans doute que la camerlinguette accompagnait ce flamboyant équipage alors qu’elle profitait seulement de son sillage, tenta de lui vendre un minuscule bibi nanti d’une énorme plume. Mademoiselle Camélia Tuemouche le remercia, mais expliqua être en quête de lingots de cornaline éblouissante. Le commerçant fit la moue, puis admit qu’il pourrait peut-être lui indiquer où en trouver avant de présenter à nouveau l’étonnant galurin. L’affaire conclue, il s’avéra que le plus important magasin de pierres se trouvait dans un quartier à trois ponts de celui-ci. Heureusement, le prévoyant commerçant vendait, en sus de ses coiffes, des cartes de la cité pour touristes étourdis. Serviable, il y marqua la boutique recherchée d’une croix luisante d’encre rouge.
Une boîte à chapeau oscillant à son bras, son ombrelle dans une main et la carte dans l’autre, la camerlinguette changea de quartier en empruntant un joli pont qui faisait le gros dos par-dessus les bassins entourant chaque îlot de la cité. Elle quitta ainsi le secteur des modes pour rejoindre celui des parfums, qu’elle abandonna un peu plus tard dans une suspecte euphorie et le cou ceint d’un collier dégageant des arômes herbacés, pour rallier celui des commerces de bouche. Cette allégresse passagère l’obligea à demander son chemin à un souriant marchand de fruits qui proposait des rupes aux formes étranges et aux feuillages envahissants.
Un pont plus tard, un encombrant bonana coincé sous le bras, elle atteignit enfin le secteur des pierres dont le dôme rutilait sous le soleil, tel un diamant à la taille parfaite. Sous ses facettes, bijoutiers et orfèvres exposaient leurs trésors sur de sobres et sombres présentoirs. L’éventaire signalé par la croix écarlate de monsieur Chiptou, offrait un choix inimaginable de pierres qui exhibaient leurs couleurs avec l’ardeur d’un feu d’artifice sur le velours de la nuit. Le gemmologue artificier, propriétaire de ces merveilles, fut ravi de négocier trois lingots de cornaline éblouissante avec la charmante personne qui avait si gentiment visité les boutiques de ses cousins.
Une boutique en particulier avait retenu son attention. Elle proposait des objets qui avaient convaincu mademoiselle Camélia Tuemouche que sa quête du grabi s’avérerait peut-être finalement plus courte que prévu. Le vendeur, monsieur Chiptou, un raton laveur endimanché, au poil et à la truffe luisants, avait observé un bon moment le croquis présenté par la camerlinguette. Il avait ensuite consulté un des nombreux catalogues qui encombraient son arrière-boutique, puis avait ôté ses lorgnons en secouant la tête. Mademoiselle Camélia Tuemouche avait été fort déçue de l’entendre avouer qu’il ne possédait pas ce genre d’article, avant de se sentir revigorée par l’annonce de l’existence d’un certain mécano qui pourrait peut-être l’aider. Monsieur Chiptou lui avait promis une carte indiquant l’atelier de l’intéressé, puis l’avait invitée à acquérir une charmante babiole à épingler sur son corsage. La camerlinguette, sous le regard insistant du vendeur, n’avait pas osé refuser et était ressortie de la boutique en possession de la précieuse carte, le décolleté orné d’un lapin nanti d’une grosse montre au squelette ronronnant.
Le quartier où l’avait envoyée monsieur Chiptou était fort différent de ce qu’elle avait pu voir jusqu’à présent. Ici, les champignons ouvraient sur des fabriques où résonnaient d’inquiétants bruits qui avaient donné envie à mademoiselle Camélia Tuemouche de prendre ses jambes à son cou. Seule l’image de la première carmelinguette persiflant sur son échec lui avait insufflé le courage de continuer.
Arrivée à l’adresse indiquée, elle s’était prudemment aventurée dans l’atelier d’un matou en salopette qui avait salué son arrivée d’un clin d’œil. Il s’était ensuite moqué de ces zinzins qui logeaient au palais, faisant ricaner le rat à grosses lunettes de cuir et métal qui l’assistait. Devant tant d’impolitesse, mademoiselle Camélia Tuemouche avait rangé son croquis et, laissant errer son regard sur l’atelier, avait théâtralement déclaré que le palais allait être fort déçu que monsieur Minet ne soit pas l’artisan de talent qu’on lui avait décrit. Le vilain matou avait aussitôt sorti les griffes. Que pouvait donc bien lui vouloir le palais ? La camerlinguette avait ressorti le croquis de sa petite aumônière, avant de le tendre avec réticence à l’impatient greffier en précisant qu’il s’agissait d’un grabi. Ce dernier avait étudié le dessin un instant, avant de le tendre au rat dans un grand éclat de rire. C’est là que mademoiselle Camélia Tuemouche avait appris que le grabi tant convoité était un véhicule pour amoureux des sports extrêmes et se nommait : grand bi. Monsieur Minet, intéressé par le défi, avait accepté de fabriquer l’engin à condition de connaître la taille du pilote. La camerlinguette avait aussitôt rejoint l’Intérieur en quête du renseignement.
Et c’est là que les choses étaient devenues embarrassantes.
Depuis son retour et à sa grande honte, mademoiselle Camélia Tuemouche se trouvait dans les appartements sublimissimes, devant un Grand Truc dont les pieds baignaient dans une mare de soie colorée et rien d’autre sur le dos. Ayant bien compris que l’enthousiasme de Sa Sublimissimité empêcherait toute tentative d’expliquer qu’une robe de chambre ne pouvait nuire à l’exactitude de l’étude de Sa longueur, elle tenta de refiler la corvée du métrage à un valet de pique. Mais le rusé vilain semblait atteint d’une surdité aveuglante !
Sapristi ! La camerlinguette ferma les yeux. Si au moins les courtisans cessaient de ricaner et venaient plutôt l’aider. Mais nooon ! ils allaient d’abord la laisser mourir d’embarras. Et bien sûr, ses consœurs étaient occupées ailleurs… ce qui, tout compte fait, n’était peut-être pas plus mal.
Enfin, un brave valet de cœur lui proposa son assistance, ce que mademoiselle Camélia Tuemouche accepta avec soulagement. La mesure prise, la camerlinguette s’en fut aussitôt porter l’inestimable renseignement à monsieur Minet, qui se contenta d’en prendre note… et déclara que trois lingots de cornaline éblouissante seraient également nécessaires. Aïe, mademoiselle Camélia Tuemouche allait encore devoir faire les boutiques ! Ce que confirma le mécano-chat en faisant remarquer que cela lui donnerait l’occasion de voir du pays. Mais que pouvait-il bien entendre par là ? À la consternation de la camerlinguette, le chat lui expliqua que les lingots de cornaline éblouissante ne se trouvaient qu’en Bizarrerie, la grande île située à l’ouest de leur chère Grandioserie.
Jamais, au grand jamais, mademoiselle Camélia Tuemouche n’avait imaginé se retrouver un jour dans un tel embarras. Il est vrai que sa condition de troisième camerlinguette, qu’elle n’avait pas recherchée mais qui lui était tombée dessus comme une buse sur un mulot, était encore trop récente pour qu’elle soit déjà habituée à ce douteux privilège de seconde vue, aux effets aussi verts que peu mûrs, inhérent à la fonction. Et bien sûr, ses deux consœurs avaient brillé par leur absence lorsque, ce matin-là, émergeant de sa chambre enroulé dans une de ces choses soyeuses et chamarrées qu’il affectionnait tant, le Grand Truc Bozzo avait exigé un grabi ! Un grabi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? s’était inquiétée la camerlinguette avant que le Grand Truc affirme qu’il s’agissait d’une chose tout à fait ravissante et très utile.
Ignorante de ces choses merveilleuses dont raffolait Sa Sublimissimité et qu’il découvrait dans ses sommeils artificiels, mademoiselle Camélia Tuemouche s’était donc renseignée sur cette nouvelle lubie. Malheureusement, l’aridité du terrain des connaissances qui caractérisait les labyrinthiques couloirs du palais s’étant montrée à la hauteur de sa réputation ‒ et bien plus encore ‒ elle n’avait trouvé personne pour éclairer sa pauvre lanterne. Néanmoins, le tortueux fossile possédait une relique des temps passés, que la camerlinguette évitait habituellement de fréquenter mais qui, cette fois, s’était honteusement imposée comme seule source d’éclairage. C’était une vielle chose, un imbroglio de tuyaux, rouages et rivets, qui ronflait et fumait depuis une éternité au fond de son cagibi. Mademoiselle Camélia Tuemouche détestait tout particulièrement sa manie de vous fixer avec son gros œil, qui faisait comme une vilaine protubérance verdâtre sur son ventre vrombissant, mais les désirs du Grand Truc étant des ordres elle s’était résolue à braver le dragon dans son antre. Houlette Placard ‒ c’était son nom ‒ avait longuement bourdonné puis, entre deux chuintements et quelques hoquets, avait craché l’image un peu floue d’un curieux… euh… machin.
Les mains en coupe autour de ses joues, la camerlinguette avait réalisé, horrifiée, qu’elle allait devoir se rendre en Extérieur ! En traînant les pieds, elle avait rejoint sa chambre, avait remplacé ses chaussons de soie par des bottines à talons d’argent, avait mis ses mitaines en dentelle, sorti son haut-de-forme le plus ordinaire et pris l’ombrelle noire assortie à sa robe de taffetas. Elle s’était ensuite traînée jusqu’à la porte du palais, celle donnant sur le parvis et la cité en contre-bas. Née et ayant grandi en Intérieur, l’Extérieur la laissait toujours perplexe. Tous ces visages étranges, tous ces sons, toutes ces odeurs inconnues ! Cependant, aucun autre choix n’ayant eu le bon ton de se présenter à sa porte, elle s’en était courageusement allée dénicher le résultat des cogitations de la vieille Houlette.
Depuis le parvis, surgissant parmi un invraisemblable méli-mélo de tuyaux, la cité ressemblait à une hallucinante forêt de champignons aux chapeaux bleus et verts hérissés de cheminées qui crachaient des volutes de fumée rose. À l’abri de son ombrelle, mademoiselle Camélia Tuemouche avait rejoint les premiers bâtiments tout en réfléchissant au problème qui l’occupait, se demandant qui, parmi les habitants, allait pouvoir la renseigner ? Frissonnante, elle s’était enfoncée dans le dédalle de ruelles qui parcourraient la cité, était passée devant toutes sortes d’étals, où des personnes à la voix puissante l’avait interpellée de manière scandaleusement effrontée, de tavernes d’où s’échappaient des odeurs curieuses en même temps que des éclats de voix et de rires, jusqu’à rejoindre un quartier de petites boutiques aux vitrines prometteuses.
… et au milieu de ces chants mystiques, pyramidaux, universels, intergalactiques, le chaos perpétuel du bing bang (celui de Georges Lemaître) appelle à une renaissance perpétuelle, de l’alpha à l’omega, aux renversements des pôles dans un vase de tulipes jaunes (de hollande, celles qui respirent et parlent le langage secret des moulins à vent), à des révolutions printanières revêtues de fleurs de pissenlit et de glycine (celle de la chanson de Serge Lama) jusqu’au nucléus d’un trou de ver ou celui, immense, d’une bomba nucléaire désarticulée et gesticulant dans un de ses méga-concerts, au repeuplement des mondes parallèles, à la résurrection plus que probable du miroir des elfes et de celui des dompteurs de fourmis amnésiques (elles ont assisté à un des concerts de la bomba), à l’hydratation des humains de l’intra-terre jusqu’aux énigmatiques portails d’orge et de sirènes, et n’en déplaise, oufti, aux charmeurs de serpents sans sonnettes, aux délivreurs de bocaux d’anguilles sous roche, et aux hargneux invisibles accrochés à leurs cerfs-volants …
J’ai choisi ce roman pour… son titre… accrocheur, vous ne trouvez pas ? Et pour la curiosité qu’il a fait naître inéluctablement en moi. La première page me rappelle bien des souvenirs… Echo de cette première fois devant des élèves… Oups…
Au fil des pages, on sourit, on s’étonne, on stresse avec ce prof en manque de solutions.
Ecrit sous forme de journal, on suit jour après jour, presque heure par heure, une enseignante confrontée à ses élèves, à ses doutes, à ses sautes d’humeurs et d’humour… Vision détonante et réaliste (mais oui !) d’une prof qui se retrouve pour sa première année d’enseignement en poste, dispatchée sur plusieurs établissements scolaires, dans des classes disparates tant au niveau de l’instruction que du côté de l’âge ou de la classe sociale. Face à la violence, à l’irrespect, à l’ignorance, à l’indifférence affichée, comment réagir ?
Lorsque les classes ne sont que le reflet d’une société en butte à ses propres doutes…
C’est un coup de cœur ! Découvrez l’écriture nerveuse d’une auteur sans fard qui vous entraînera dans un microcosme que vous êtes sans doute loin de soupçonner !
Il a près de soixante ans. Il était enseignant, mais à présent il ne travaille plus. Après de graves problèmes de santé qui l'ont fragilisé, il a choisi de demander sa prépension. Chaque jour, il fait à pied le tour de la ville. C'est un homme de haute taille, plutôt maigre, au visage pâle, habillé
de manière classique d'un pantalon de flanelle grise, d'une chemise blanche, d'un foulard et d'une veste bleus. Il porte un masque. C'est une habitude qu'il a gardée suite à la pandémie de Covid-19. Il dit "Bonjour" à tous ceux qu'il croise, jeunes ou vieux, beaux ou laids, connus ou inconnus. Il est en colère contre ceux qui l'ignorent, qui ne lui répondent pas, qui ne le regardent pas, qui ne lui adressent même pas un petit signe de tête.
Il est en colère contre son histoire de vie. Il est de ceux qui ont perdu leurs deux parents avant d'atteindre la trentaine. Il est de ceux qui ont subi plusieurs interventions chirurgicales et ont dû bénéficier de séances de chimiothérapie. L'avenir, lui semble-t-il, ne peut guère continuer qu'à lui réserver des perspectives peu encourageantes. "On n'échappe pas à sa destinée", se plaisait à répéter sa mère bien avant son décès des suites d'un cancer. Pourtant, il lui semble adopter des comportements adéquats. Il est ordonné, ponctuel, méticuleux, économe. Il range, il nettoie, il contrôle ses écrits, il règle ses factures, il mange sainement, il fait quotidiennement des exercices de gymnastique, il prie. Il vit dans le grand appartement hérité de ses parents, il dispose chaque mois d'une pension satisfaisante et possède un pécule suffisant pour faire face à d'éventuels imprévus.
Il est en colère contre ceux qui sèment le désordre, qui salissent, qui ne respectent pas les règles, qui se livrent à des incivilités.
Ce jour-là, il a salué une petite vieille qui ne l'a pas salué en retour. Ce jour-là, il a proposé, à cette petite vieille, qu'il voyait embarrassée et hésitante face à l'escalier qui menait à l'entrée de la poste, de l'aider à gravir les trois marches. La petite vieille a refusé, l'a fixé d'un regard froid, lui a lancé : "C'est peut-être gentil, mais mêlez-vous de vos affaires. Laissez-moi en paix, bon sang !". La colère a affleuré en lui comme aurait soufflé une bourrasque de vent sur de fragiles fleurs sauvages. La colère a affleuré, mais il l'a contenue en se forçant à rebrousser chemin.
En marchant, il s'est souvenu d'incidents datant de deux ans. En une seule semaine, il avait décoché un coup de poing à un homme qui refusait de présenter des excuses à une femme qu'il venait de bousculer en rue pour tenter vraisemblablement de lui prendre son portefeuille et giflé un jeune homme qui, dans la librairie tenue par sa filleule, avait laissé des traces de chocolat sur la couverture en carton d'un livre qu'il avait parcouru tout en refusant de reconnaître les faits et d'en assumer les conséquences. Ces incidents auraient pu l'amener à passer en justice avait affirmé un copain greffier à qui il s'était confié. "C'est de la brutalité. Cela aurait pu te coûter cher. Je crois que consulter un psy te ferait sans doute du bien…", avait conclu d'ailleurs son copain.
Ce jour-là, en rentrant chez lui, il a bu un thé et a prié le Ciel d'empêcher que cette colère ne se concrétise jamais en une sorte d'éclair de folie meurtrière.
"L’enchère" est le troisième roman d’Alain Charles qui titille ma curiosité ( sans doute à cause de la première de couverture ou du synopsis... je ne saurais dire) et je dois vous avouer que j’avais hâte de découvrir ce titre.
Comme toujours, l’auteur nous propulse dans un monde différent, un futur guère enviable au cœur d’une planète surpeuplée aux inégalités marquées.
Une fois de plus, Alain Charles met en scène une "héroïne", Annabelle, une jeune femme qui a tout pour elle, la jeunesse, la richesse, la position sociale. Ce qu’elle veut, elle l’a… Et cette fois, elle a très envie de s’amuser à… chasser… Un animal ? Non, un homme, aux abois, qui a perdu son travail, sa compagne, toute raison de vivre. Lui est intelligent mais désespéré. La suite ?
Je n’ai aucune envie de vous en dire plus sur l’histoire en elle-même. Si elle est bien menée, elle est servie par une véritable ambiance, pesante, stressante à certains moments. L’auteur crée un monde cauchemardesque, qui pourrait, pourquoi pas, devenir réalité si rien ne change.
« L’enchère » est un roman « à vivre », je dirais. Les personnages sont forts et complexes comme toujours dans les romans de cet auteur. On lit vite, impatients de découvrir ce qu’il va advenir de lui… et d’elle.