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ACCIDENTS
Leur amour était un secret qu'ils n'ont longtemps partagé qu'avec moi, car ils s'étaient rencontrés chez mes parents lors de la fête d'anniversaire de mes seize ans. Au début de leurs relations je les aidais à échanger des messages. Marine était ma cousine et Simon était mon ami d'enfance. Des images me reviennent de leur tendre connivence. Je me souviens les avoir observés un premier mai de la fenêtre de ma chambre, ils étaient assis au jardin et j'avais pu voir la tête de Marine posée au creux de l'épaule de Simon. C'était pour moi comme si le temps s'était arrêté, comme si leur bonheur devait durer toute leur vie.
Ces images ne s'effacent pas, pourtant elles datent de plus de quarante ans. L'année de ses vingt ans, Marine était décédée des suites d'un accident de voiture. Simon en avait éprouvé un chagrin qu'il estimait insoutenable parce qu'il se sentait coupable de ne pas l'avoir accompagnée au vernissage de l'exposition de peinture où elle s'était rendue ce soir-là.
Simon n'était plus parvenu à s'investir réellement que dans ses études. En quelques jours, ses projets de vie de couple s'étaient dérobés. Il était, en effet, convaincu que Marine était irremplaçable.
Tout comme moi Simon avait terminé une filière universitaire de cinq ans. Son diplôme en poche, il avait mis toute son énergie dans son travail et il avait obtenu rapidement une promotion. Quand nous rencontrions, en soirée, je le sentais triste et absent. Je le sais aujourd'hui, il se perdait certainement dans des idées noires, s'imaginant que seule la présence de Marine lui aurait permis de vivre pleinement petits et grands plaisirs.
Une avant-veille de Noël, alors que je le ramenais chez lui après un repas au restaurant, il me confia : "Je voudrais glisser très loin dans le passé, retrouver mes dix-huit ans pour goûter l'exaltation et les espoirs de ce temps-là. Ne pourrais-tu m'aider à m'éloigner de cette existence sans saveur ?" Je n'avais pas demandé davantage de précision, car je l'avais compris à demi-mots. Je lui avais suggéré de prendre rendez-vous chez un psy, de s'épancher sur le papier, de s'éloigner de ses routines, de sa région. "Ne m'abandonne pas. Quand je vois dans son armoire à pharmacie les médicaments que prend ma mère suite à son burnout, le temps d'un éclair, je me dis que je pourrais les engloutir tous, m'en servir comme d'une arme. Puis je pense immédiatement à quel impact cela aurait sur ma famille, sur la boîte,… Je ne passe pas à l'acte, je n'y passerai jamais bien sûr. Je n'apprécie plus que de m'oublier dans le travail. Tu comprends n'est-ce-pas ?"
Simon avait consulté un psychologue, il avait commencé à écrire un journal, il avait refait du jogging. Il était sorti avec une collègue beaucoup plus jeune que lui, ils avaient envisagé de s'installer ensemble.
"Je fais semblant de vivre", m'avait-il pourtant confié plus tard. "C'est une image bien entendu", avait-il ajouté. "Je mange, je lis, j'écris, je parle, je cours, je conduis, je travaille, mais pas avec l'intensité dont je me serais cru capable…", avait-il encore dit.
Le jour de Pâques, Simon est mort lui aussi des suites d'un accident. Coïncidence ou pas que ce soit dans des circonstances qui ressemblent à celles du décès de Marine ? Volontairement ou pas ? Les questions restent en moi.
LA UNE DU JOURNAL
"Suicide, accident ou crime ? L'enquête le dira, mais elle ne fait que commencer. Laura Dupont laisse deux enfants et un mari désarçonnés…" Tels étaient le titre et le début de l'article du journaliste dans la gazette locale de la cité balnéaire où je suis chargé de mission.
Laura et Thierry Dupont. Le couple faisait souvent la une du journal local. Ils étaient amoureux, riches, beaux, dynamiques, cultivés, sympathiques, plutôt charismatiques. Comédiens, ils étaient à la tête du théâtre du Sentier où se jouaient aussi bien des comédies musicales que des pièces classiques ou contemporaines, où se produisaient durant l'été aussi bien des chanteurs que des humoristes. Leur vie n'était pourtant pas un long fleuve tranquille. Laura et Thierry avaient cédé l'un et l'autre à la tentation de fort éphémères infidélités qui selon eux ne remettaient aucunement en question l'amour qu'ils se portaient. "Nous sommes ouverts, nous nous aimons et nous savons fermer les yeux sur des erreurs ponctuelles", répondaient-ils quand quelqu'un de leur entourage immédiat osait aborder le sujet.
Et pourtant, je sais que tout n'était pas si simple. Moi l'abbé Maxime Gillemin, j'ai reçu Thierry en confession. Il m'a tout avoué. Lors de leur promenade nocturne, il a poussé Laura du haut de la falaise, car il ne supportait pas qu'elle envisagea de le quitter pour un bellâtre fortuné, acteur lui aussi, de dix ans son cadet. Il n'avait rien prémédité. Cela avait été une sorte de réflexe consécutif à l'aveu de son épouse quand, après la pause durant laquelle Laura s'était confiée, ils avaient repris leur marche et avaient atteint le haut de la falaise, là où vingt-deux ans plus tôt ils s'étaient juré un amour éternel. Après le drame, il avait agi dans un état second. Il avait fait de longs détours avant de regagner à pied son domicile. Il n'avait rencontré personne et ce soir-là, les deux garçons dormaient chez des amis. Maintenant, il regrette son geste, il pleure, mais refuse de se dénoncer pour protéger ses enfants. Il avait dans un premier temps maîtrisé ses émotions lorsque Laura lui avait fait part de sa décision, lui demandant juste d'attendre le début des grandes vacances avant d'annoncer la fâcheuse nouvelle aux enfants et à la famille. Je suis tenu au secret de la confession. Je suis torturé. Thierry refuse de se dénoncer pour protéger ses deux fils. Il a déjà prévu le scénario qu'il fournira aux enquêteurs pour les convaincre de son innocence. Il promet de soutenir du mieux qu'il le pourra sa belle-famille face à cette catastrophe. Je perçois en lui une telle souffrance ! Il répète :"Si je pouvais faire marche arrière. Si, oui, si seulement c'était possible…"
Après enquête, il s'avère que la thèse de l'accident a été retenue. Un an et demi après, Thierry Dupont a publié un livre qui connaît un beau succès. "Mes lèvres sur ton cercueil" se vend comme jamais encore un ouvrage ne s'est vendu dans la région. Nous avons tous de près ou de loin, vécu des tragédies, pour la plupart nous sommes curieux de prendre connaissance de l'émerveillement amoureux qu'ont connu des couples de vedettes. "Mes lèvres sur ton cercueil" est un mélange de prose et de poésie, il contient l'expression de sentiments douloureux et de passions profondes. N'est-ce pas la transparence du ressenti et la clarté des confidences que l'on cherche dans ce genre de notes biographiques ? Comme il est écrit dans l'Ecclésiaste "il est un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel".
Thierry a pris grand soin de sa belle-mère qui a été victime d'un AVC peu après le décès de sa fille. C'est un gendre idéal comme il est un père idéal et fut le plus souvent un mari idéal, soutenant Laura, l'aidant, la conseillant, la choyant.
Avec elle, j’ai dormi à la belle étoile, visité villes et villages, avant de m’arrêter dans cette belle cité où nicher. Avec elle, je me suis fait des amis, si différents de moi mais si intéressants. Avec elle, j’ai simplement rêvé en regardant les étoiles.
Dans un instant, je vais mourir.
Peut-être l’ai-je trop aimée ?
Mais peut-on aimer trop ?
Peu importe, car je l’aime encore et ne regrette rien.
Même si la culpabilité me ronge de n’avoir pas écouté ceux qui m’avaient prévenu, ceux qui voyaient ce qui nous arrivait. Mais j’ai choisi de regarder ailleurs ; par bêtise ; par insouciance ; par facilité.
Par peur surtout.
Je pensais que rien de mal ne pouvait nous arriver, que notre bonheur était immuable… comme je me trompais. Et quand elle a commencé à devenir de plus en plus silencieuse, à cacher ses bleus sous un sourire sans éclat, je n’ai rien compris, sot que je suis !
Il a fallu qu’elle me quitte définitivement pour qu’enfin je me réveille. L’absence et son silence assourdissant étant plus efficaces que n’importe quel discours pour que j’ouvre les yeux sur un monde vide, sur un cauchemar sans fin.
Car il me l’a enlevée, l’a violée et asservie, pensant être le seul à avoir le droit d’en jouir ! Le triste sire, qui se croit si important alors qu’il est si petit.
Je vais mourir.
Cela ne m’inquiète pas, sans elle quelle raison ai-je de vivre ?
Mon réveil a pris trop de temps, un temps que je n’avais pas, un temps qui s’est enfui avec elle, avant de m’engluer, puis s’arrêter.
Quand je me suis redressé, que j’ai voulu me battre pour la récupérer, il était bien trop tard. Enfermée dans une sombre forteresse, elle m’était devenue inaccessible. Peut-être, un jour, quelqu’un abattra-t-il ces murs ? En attendant, je ne peux que rêver d’elle, sa douceur, sa joie, sa lumière.
La mort a eu moins de difficulté à me trouver. Tant mieux, je ne me cachais pas.
Mais comment ai-je pu laisser faire cela ? Comment ai-je pu être aussi aveugle ?
Il est trop tard pour se poser ces questions et vain de vouloir y répondre.
Aucun retour en arrière n’est possible.
Je vais mourir.
Pas elle.
Je le sais.
Elle, elle courbera l’échine, un temps, puis se redressera et il ne pourra rien faire pour l’arrêter.
Elle prendra son temps et nombre d’amants et il ne pourra rien faire, que trembler sous son souffle.
Puis elle prendra son envol et il disparaîtra, comme bien d’autres avant lui.
Car, tel le phénix, elle renaît de ses cendres et, d’un battement d’aile, embrase le cœur des hommes en leur offrant le droit au choix.
Elle est d’une essence rêvée, celle de la dignité.
Elle est la liberté.
Et je l’aime à en mourir.
DOMINIQUE ET MARIE-LOUISE
Dans leur jardin, Dominique et Marie-Louise aimaient à la belle saison, passer de longues heures à bavarder chacun allongé dans un transat sous un grand parasol. Ils n'étaient jamais à court de sujets de conversation. Ils ne s'ennuyaient jamais quand ils étaient ensemble. Dominique trouvait toujours les sourires de Marie-Louise aussi charmants que durant leur jeunesse. Il la trouvait toujours aussi jolie même si elle avait un peu grossi et avait le visage un peu ridé. Marie-Louise appréciait toujours autant la belle voix grave de son époux.
Tous deux, adoraient danser des slows sur une musique douce qui datait de leur jeunesse. Enlacés, ils tanguaient pareils à de jeunes amoureux à l'occasion de fêtes familiales, de mariages, de réveillons. Les mains de Dominique posées tendrement sur ses épaules, Marie-Louise ne s'en lassait jamais. Les balades dominicales main dans la main le long du chemin de halage, tous deux en raffolaient. Leurs journées se dépliaient dans une suite de clins d'œil, de sourires, de caresses, d'effleurements, de corvées partagées, de loisirs communs. Quand ils étaient deux, ils redevenaient un peu des adolescents.
Cela faisait près de cinquante ans qu'ils s'étaient mariés. Ils avaient un fils, une belle-fille, deux petits-fils, beaucoup d'amis. Tous deux avaient fait carrière dans l'enseignement, c'était d'ailleurs lors d'un intérim dans une école de la ville que Dominique avait vu Marie-Louise pour la première.
Soudain, la mort vint de manière inattendue et brutale. À soixante-quinze ans, Marie-Louise, qui était apparemment en bonne santé, décéda subitement d'un arrêt cardiaque. Dominique fut beaucoup entouré par sa petite famille, ses voisins et ses amis. Il commença néanmoins à s'abandonner de plus en plus au chagrin et à la mélancolie. Lorsqu'un oncle et une tante de Marie-Louise, tous deux octogénaires étaient décédés à deux heures d'intervalle dans un accident à leur retour de vacances passées au bord du Lac de Garde, Dominique et Marie-Louise avaient tous deux jugé que c'était une mort idéale pour un couple tellement uni même si la tristesse de leurs enfants, beaux-enfants et petits-enfants avait été immense et que cela restait pour eux un réel traumatisme.
Quelques mois après la disparition de Marie-Louise, Dominique fit, m'avoua-t-il, un rêve étrange. Dans ce rêve Marie-Louise tout de blanc vêtue lui tendait la main et l'invitait à la rejoindre pour danser. Ils tournoyaient lentement, elle chuchotait des paroles inaudibles… Ils étaient collés l'un à l'autre, elle disait "reste", c'était là le seul mot qu'il saisissait parfaitement.
Ce rêve revint les deux nuits suivantes et poursuivit ensuite Dominique du matin jusqu'au soir une semaine durant. Un dimanche après-midi alors que sa belle-fille et son fils venaient lui apporter deux sacs de course, ils découvrirent Dominique allongé sur le canapé du salon. Il avait revêtu son costume bleu foncé, une chemise blanche, une cravate bordeaux. Il avait chaussé ses mocassins noirs. Il avait rendu son dernier souffle, laissé une lettre dans laquelle il faisait part de son désespoir et avouait avoir eu recours à un surdosage d'antidépresseurs pour mettre fin à ses jours. Il avait obéi à la supplication de Marie-Louise, il était resté avec elle dans un rêve interminable…
Amour à mort
Épouse numéro deux (MarieSo) et ex-épouse (MarieTè) se hâtent. Dans quatre heures le jour se lèvera, il faudra avoir chargé les sacs dans la 4x4 et puis en avoir distribué le contenu avant 5 heures de matin dans l’auge à cochons de l’élevage bio « Le joli goret » et le reste chez le trafiquant de Pitbulls. Ensuite, il faudra replier les protections de plastique, nettoyer les éventuelles traces, remettre le désordre habituel dans le garage, nettoyer l’égoïne et la scie circulaire puis les utiliser pour découper de vieux meubles, histoire de recouvrir les lames de débris. Et puis se séparer et reprendre les routines : MarieTè fera ses brasses matinales dans la piscine et MarieSo se laissera réveiller par Mme Sotillo avec son petit déjeuner à 9h30.
Antoine lui avait pourtant donné l’illusion d’enfin-l’amour-vrai ! Entre MarieTè et lui, il ne restait que sa compassion à lui pour une épouse à la traine, épousée malgré lui (ah, les trucs innombrables des jeunes filles de bonne famille pour se caser… ). Il ne pouvait la quitter, elle serait perdue. Et pourtant, combien il se sentait exploser d’énergie et de projets dans cet amour renaissance avec MarieSo ! Ses enfants étaient grands – tiens, ils avaient plus ou moins l’âge de MarieSo, à un poil près…- et au fond, pourquoi pas, pourquoi ne pas expliquer à MarieTè que ce serait plus raisonnable, qu’elle pourrait aussi refaire sa vie une fois remise en selle, il ne l’abandonnerait jamais, et être grand-mère la tiendrait occupée, au fond… MarieSo le trouvait éblouissant, décidé, convaincant, ça ne pouvait être qu’une histoire de quelques semaines, ou un mois ou deux.
Il avait bien divorcé, oui, mais uniquement parce que MarieTè l’avait prié de s’en aller. Il avait presque lacéré le tapis d’entrée en s’y accrochant avec les ongles, et MarieSo qui attendait dans la voiture l’avait entendu bêler, puis il était sorti rubicond et haletant de ce qui avait été son foyer, MarieTè faisant de joyeux signes de la main à MarieSo et lançant d’une voix cristalline : Merci, merci, et courage !
Ils s’étaient mariés, elle n’avait plus osé dire non, après tout « il avait tout fichu en l’air pour elle, et si plus aucun de ses enfants ne lui parlait plus, c’était pour elle qu’il supportait ça. Tout comme le fait que les petits-enfants le surnommaient désormais Ne me quitte pas. » Quand elle ne semblait pas heureuse de son nouveau statut d’épouse, il ricanait : elle n’était qu’une petite gourgandine qui cherchait un homme marié pour s’envoyer en l’air, sans aucune intention sérieuse, et l’avait manipulé. Il passait son temps à espionner MarieTè, rodant devant son ancienne maison, relevant les kilométrages sur son compteur de voiture, et lui envoyant de constants messages « urgents » auxquels elle ne répondait pas. Suivant ses visiteurs mâles et notant leurs numéros de plaque.
C’est autour de muffins aux myrtilles et d’un thé de chrysanthèmes qu’elles se sont organisées. MarieTè les inviterait un soir, MarieSo le convaincrait de s’y rendre à pied, ainsi le problème de sa voiture ne se posait plus. Un bonne longe de porc de l’élevage local Au joli goret serait son dernier repas, un coup de batte de base-ball sa dernière sensation – avoir des poisons dans la maison n’était jamais une bonne idée en cas de perquisition. On ferait ça dans 6 mois, le temps d’accumuler les sacs poubelles, les protection de plastique et de voir arriver la belle saison. « C’est quand même rare de bien s’entendre aussi bien entre ex et nouvelle épouse, non ? ». Elles se sourirent avec une sincérité rayonnante.
20
le vieux de la zéro/vingt-trois
scie bine rabote
maçonne
à l’intérieur de lui
deux demi-tartines
se confrontent et
c’est le toit d’une chaumière
la margarine jouera
bien le rôle du ciment
sur la façade
il n’inscrit aucun numéro
il en a marre il confond
exprès ses neurones
il joue à un drôle de jeu
le vieux de la chambre
zéro/vingt-trois
Carine-Laure Desguin
In recueil Le vieux de la zéro/vingt-trois
On rentre rapidement dans le livre et on n’en sort plus, jusqu’à la fin. On retrouve Gwen Saint-Cyrq, déjà présente dans les précédents romans mais la lecture de ceux-ci n’est pas primordiale pour découvrir l’intrigue, mais permettra par contre de connaître les origines de l’héroïne. On tourne les pages, fébrilement, pour avancer dans l’histoire. Plus on avance dans le récit, plus le mystère s’épaissit. Trahisons, manipulations, le lecteur est balloté dans le doute et ce jusqu’à la conclusion finale, magistrale et qui nous laisse dans le doute le plus complet. Un dernier élément et non des moindres : il y a tant de questions concernant l’héroïne qu’on a qu’une envie : lire les précédents tomes.
Laurent Dumortier
Genèse I
Au début, il n’y avait rien que la soupe primitive. Un peu d’oignons rôtis, un peu de céleri, quelques rondelles de carottes… On ne savait rien de sa recette, si ce n’était qu’elle était faite d’eau, bouillante et frémissante, joyeuse et vivante, se mouvant au gré des courants de chaleur qui traversaient la marmite. On ne savait rien d’elle sinon qu’elle avait un petit gout de sel, agrémenté d’oignons comme les chips qu’on découvrirait longtemps, très longtemps après dans les supermarchés. On ne savait rien d’elle si ce n’était qu’elle était gigantesque, qu’elle s’étendait du début de la terre à la fin de la mer, qu’elle cheminait bien au-delà du regard de l’homme qui n’existait pas encore, bien au-delà de celui du faucon crécerelle qui voit tellement bien qu’il peut fondre sur sa proie à des kilomètres. Mais le faucon n’existait pas encore. On ne savait rien d’elle, et même rien du tout, pas même ce petit goût de viande, imperceptible au départ, qui se mit à s’affirmer, au fur et à mesure des années, des décennies, des siècles échappés qu’on ne mesurait pas. Juste ce que l’on sut, bien plus tard, c’est l’histoire de ce goût, et puis aussi l’histoire de celle qui l’avait mise au feu. Une sorte de grande créature aux cheveux couleur de vent, ce vent qui soufflait sur la soupe et qui l’aidait à se courber, à se faire des bigoudis de vagues, à se regarder dans les yeux de ses sœurs, et à s’aimer. Une sorte de personnage intemporel, avec des yeux couleur de braise, avec un souffle long et lent, avec une voix de sorcière, brisée et douce, comme le temps. Cette personne qu’on appela plus tard Zeephora mettait beaucoup de soin à tourner dans la soupe toute primitive qu’elle fut. On ne savait pas si elle pensait à ces milliards de femmes et d’hommes, qui, un jour, renouvelleraient son geste, avec une cuillère de bois de cèdre, de baobab tout enroulée, de sapin clair ou de bouleau si blanc. Zeephora remuait et goûtait, de temps en temps. Et la soupe tournait, comme un manège lent, comme ces carrousels qui existeraient dans si longtemps, tournant avec douceur et parfois fureur, douleur. Dans les remous vivants de la soupe primitive se calaient les légumes, bien au chaud dans le très brûlant, l’oignon par ci, le céleri par-là, les pommes de terre dans les courbes ineffables et sans nom, puisqu’il n’y avait pas de nom, dans ces temps-là.
Il s’avéra qu’un jour, Zeephora en eut marre. Elle s’assit alors sur le petit rocher qui bordait l’étendue d’eau vigoureuse. Et le gout de la soupe était bon, plein de cette saveur de viande, épicé à souhait. Alors Zeephora s’arrêta de tourner. Et regarda ce que donnait la soupe.
Et puis, il ne se passa rien. Rien que l’apaisement de la houle, le soulagement d’un ressac juste rythmé par la brise, le decrescendo, l’eau qui s’endort, il n’arriva rien du tout et Zeephora avait beau écarquiller les yeux qu’elle avait de braise (mais je l’ai déjà dit), elle ne voyait rien. Mais elle entendit. D’abord, ce fut comme un murmure, un bruissement de vie primitive, l’univers de la soupe se mettait à parler. Et dans le gris noir vibrant de l’aube fondamentale, dans le bouillon des origines se formèrent des petites boules minuscules, on aurait dit de petites balles un peu visqueuses, à la manière de ce que seraient les billes de tapioca trouvées dans les potages, plus tard, bien plus tard.
Soudain, les petites sphères se mirent à rayonner : c’est ainsi que naquirent des lucioles, des centaines de lucioles, des milliards de lucioles. Et le ciel, jaloux de la soupe devenue mer scintillante, s’empara de celles-ci. Elles allèrent habiter chaque endroit, chaque centimètre carré de ce ciel : c’est pour cette raison qu’il fait si clair le jour. Le ciel s’empara aussi d’une seconde espèces de billes, plus résistantes, plus lumineuses aussi : c’est pour cette raison que le soir, s’étoile la nuit : d’autres vers luisants, plus résistants continuent de briller comme toutes les planètes que nous connaissons maintenant. Et Zeephora sourit. Parce qu’il y avait de la lumière le jour et des étoiles de nuit. Celles qui restèrent au fond de la soupe primitive maintenant tiédie par l’absence du feu qui ne la chauffait plus, celles qui restèrent furent appelées étoiles de mer…
Et Zeephora attendit encore : elle en avait de la patience. C’était déjà la femme qui avait fait la plus grande soupe du monde pendant autant de temps, si elle avait vécu plus tard, on l’aurait inscrite au livre des records, mais cette femme ne savait pas lire, et jouissait seulement du jour et de la nuit, de l’étendue d’eau à perdre son regard, et de qui, petit à petit, se passa . La mère-soupe s’était retirée du rivage, il y avait maintenant de grandes plages de sable, dues à l’usure des galets que Zeephora, comme toutes les femmes juste après elle, avait utilisé pour maintenir le bouillon chaud. Les pierres s’étaient usées, polies, avaient perdu de leur substance, tour de cuillère après tour de cuillère, remous chaud après tourbillon bouillant et toutes les particules des pierres s’étendaient maintenant sur un terrain un peu pentu, qui allait vers la mer. Et ce fut le sable originaire, coloré, rougeoyant et bleuissant, fait de milliards de poussières de pyrites étincelantes, de calcite blanche, de coralines rouges et de lapiz lazuli bleu. C’était une plage primitive, là où se mirent à sortir des tas de créatures, d’êtres premiers, qui partaient à l’aventure de la vie.
La première chose que Zeephora vit sortir de la mer, c’étaient de petites pâtes minuscules, comme celles que l’on met maintenant le soir, dans les potages des enfants de cinq ans : on les nomme pâtes alphabet, elles contiennent toutes les lettres du monde et tous les sons. Et ces petites pâtes sortirent de l’eau, encore toutes dégoulinantes d’avoir nagé tant de temps, et elles se donnaient la main. Elles faisaient ensemble des ribambelles de mots, d’abord ce fut le mot « verbe » qui sortit, tout trempé, puis, d’autres mots qui nommaient le ciel et la terre, désormais séparés, d’autres encore qui disaient la chaleur, la moiteur, les mouvements des vagues et leurs secrets cachés. Ce fut bien plus tard qu’on écrivit dans des livres sacrés qu’au commencement était le verbe, ça n’était pas si faux que cela. Mais Zeephora ne savait pas lire. Elle avala tout cru le mot » oiseau » et le trouva bon. Aussitôt un être ailé se mit à voler au-dessus des flots. Il était encore bien pataud et un peu zigzaguant, mais très vite, il acquit de l’assurance et se mit à pêcher des poissons, mot dont Zeephora avait dévoré toutes les pâtes, dans le bon sens, du « p » au gout salé au « n » à la saveur plus subtile.
C’est ainsi que naquit le monde, le ciel séparé de la terre, les animaux, les arbres vainqueurs aux canopées comme des lits moelleux, les fleurs et leurs pétales, les saisons. Zeephora dut manger beaucoup et souvent, mais les pâtes avaient un goût chaque fois différent. Elle en mangea tant et tant que ces pâtes disparurent totalement de la surface de l’univers. (Elles furent en fait sauvées par un groupe d’êtres poilus, marchant debout qui se dirigèrent dès leur sortie de l’eau vers un continent qu’on appela plus tard la Chine).
C’est ainsi que naquit le monde, et Zeephora dut aussi manger des mots plus abstraits comme le mot « douleur » comme le mot « souffrance », comme le mot « guerre », c’était affreux. Mais elle absorba aussi les mots qui signifiaient « enfances », « bonheur », « plaisir », « ciel étincelant », « magnifique. » Ils étaient délicieux, elle en avala beaucoup. Il en resta des étincelles, parsemées de-ci delà aux quatre coins du monde.
Et quand Zeephora eut fini de manger, son ventre gargouillait et était lourd. Mais toutes les créatures vivantes bougeaient, se parlaient, voyageaient, inventaient. Alors L’immense créature aux cheveux de vent sut que son travail était fini. Et elle se coucha sur la plage magnifique. Et se fit une pipe aux herbes odorantes. Et contempla, avec plaisir (comme ce mot était agréable et goûteux) tout son travail.
Perrette Firket
Biographie
Né dans les années 60 en Belgique, l’auteur, après des études de droit tant en France qu'en Belgique, s’est orienté vers le barreau pendant une dizaine d'années avant d'embrasser d'autres fonctions juridiques, et de s'intéresser à la peinture ainsi qu'à l'écriture, domaines dans lesquels il est essentiellement connu sous pseudonyme.
Résumé
Le livre «L’été de l’oiseau» raconte l'histoire d'un jeune homme ténébreux et désabusé prénommé Diego qui s'accroche à son petit univers de certitudes et qui, au travers de quelques expériences et rencontres aussi impromptues que mystérieuses, apprendra en un été à vivre dans un monde imprévisible, à connaître la victoire dans la défaite, ainsi qu’à trouver sa voie entre une vision réaliste de la vie et une mystique de l'espoir ainsi que de la liberté irréductibles de l'homme. Mais rien n’est jamais définitivement gagné ou acquis….
Extrait
Tout à coup, elle posa sa main sur la sienne :
Diego pensa que ses jambes allaient se dérober. Il se reprit :
Elle retira sa main :