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"Le retour du Golem", un texte de Maurice Stencel

Publié le par christine brunet /aloys

 

 

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Le retour du Golem

 

 

 

 

Je me souviens du film dans lequel jouait Harry Baur. C’était en 1932, j’avais quatre ans. Michel avait raison : ce n’était pas Harry Baur qui tenait le rôle du Golem, ce monstre créé de l’argile pour défendre le peuple juif.

Harry Baur, je l’ai revu 12 ans plus tard. En juin 1942, à la gare de Lyon à Paris. Il m’a regardé avec une intensité presque physique. J’ignore ce qu’ont pu se dire au travers de leur regard cet homme désespéré et l’enfant qui le matin même avait fui son pays. C’est ce jour-là que j’ai pris conscience que je serais comédien.

Il était retenu par le bras par deux hommes en manteaux de cuir, le chapeau droit sur la tête, des agents de la Gestapo qui l’entraînaient alors qu’il continuait de fixer le jeune garçon fasciné que j’étais.

-Viens. Viens vite.

C’était mon père.

Longtemps après la guerre j’ai appris qu’Harry Baur n’était pas juif. Il était d’origine alsacienne d’où son nom à connotation juive. Il avait le nez assez fort, c’est vrai. Mon ami Joseph, fils de la grande bourgeoisie catholique, qu’on appelait Jo, prétendait que son nez à lui, aussi caractéristique que celui que la presse, durant

la guerre, attribuait aux juifs, était bourbonien. Il en était fier. Aucune des filles qu’il draguait au volant de sa Mercédès, l’une des premières à l’époque, ne lui riait au nez.

Le temps a passé. Et voici que le vent de la haine se levait à nouveau.

- Il faut réveiller le Golem. De la terre dans laquelle on enterre les morts, avec la même glaise un nouveau Golem sera crée. Il sauvera le peuple juif aujourd’hui comme il l’a sauvé dans le passé.

Michel aimait les formules amphigouriques.

Moi, j’éprouvais une étrange sensation. Une nuit, après le théâtre, j’avais dîné comme je le faisais souvent dans une brasserie proche, j’avais bu du vin, un peu trop peut-être, j’ai su que c’est moi qui avais été désigné. Je ne me suis endormi que très tard.

Je venais d’avoir 64 ans, je ne montais plus sur la scène que pour montrer à d’autres comment je voulais qu’ils s’expriment. Je leur montrais l’attitude du corps, le geste, et les traits du visage. Et la voix, surtout la voix, le rythme de la voix. Cette façon de dire qui n’est pas celle qu’on utilise dans la vie civile. La phrase, et la ponctuation qui est la respiration du texte, plus que l’action, est le moteur de la pièce.

Tout le monde prononce les mêmes mots. Tous les auteurs racontent la même histoire sans cesse recommencée que La Bible, en premier, a racontée. Mais la phrase de l’un n’est pas celle d’un autre. Ne

serait-ce que la virgule dans le corps d’une phrase, et la pièce se termine en chef d’œuvre ou en four.

Le Golem auquel je pensais n’était pas un personnage de théâtre. C’était un personnage réel qui avait l’apparence d’un personnage de théâtre. Il serait double. Ne verraient son visage que ceux qui subiraient sa loi. Ils ne le verraient qu’une seule fois. A la dernière seconde de leur vie. Son rôle serait d’être le poing du peuple juif. Vivre ou périr, c’est la loi de la vie. Comme au théâtre cependant, le Golem renaîtrait chaque soir jusqu’à ce qu’il soit rendu à la glaise parce que la paix aura été rendue aux hommes de bonne volonté.

Je pensais à Harry Baur auquel dans mon rêve je confiais le rôle du Golem. Personne, parmi les spectateurs d’aujourd’hui, ne se souvient de lui. Ni de sa façon de jouer ni des traits de son visage torturé. A peine s’il avait eu le temps de rêver à la suite de sa carrière. Aux progrès qu’il ferait encore. Au cinéma ? Au théâtre ? Soudain, tout s’était arrêté. Parce qu’il ressemblait à un juif.

Le lendemain, j’en ai parlé à Cécile. Cécile avait été ma femme durant 20 ans, nous étions séparés depuis 10. Peut être que nous nous remarierons dans 10 ans, il y a des couples qui fonctionnent par cycles. Je ne me souviens plus du motif de notre séparation. Par contre, je me souviens de plus en plus souvent de ce qui m’avait plu en elle au point que j’aurais été prêt à n’importe quoi pour l’épouser et la mettre dans mon lit.

On appelle ça la passion. Je me demande à quoi on pense quand on parle de la passion du Christ. Je ne me moque pas. La mort devrait être l’aboutissement de chaque passion. C’est trop dur, après.

Cécile écrivait les pièces que je montais, j’étais trop exalté pour écrire. Ma main était incapable de suivre ma pensée. Cécile, au travers de l’incohérence de ma pensée, en saisissait la trame, la mettait en forme, et le texte s’exprimait sans qu’on dut en changer un seul mot. Au début de notre mariage je lui faisais souvent l’amour après qu’elle ait écrit. Quelle que soit l’heure. Habillés ou non. Dans la fièvre. J’y mettais la rage qu’on éprouve lorsqu’on se venge. Et j’avais le sentiment que l’auteur de la pièce, c’était moi.

- Jamais, je n’ai joui aussi fort.

Ces jours-là, à table, elle me regardait manger et veillait à ce que mon verre ne fut jamais vide.

Il m’arrivait de la tromper parce que je voulais me détacher d’elle. Mais aucune autre ne m’étreignait le ventre comme la silhouette de Cécile lorsqu’elle me tournait le dos.

Je lui ai parlé du Golem.

- Le personnage, soit. Mais comment frappe-t-il ces crapules sans se faire prendre tout en se désignant ? Je ne vois pas la scène.

- Gorki, tu te souviens ? Brecht, les mendiants professionnels ? Hugo, Shakespeare, et d’autres. La lie de la société donne une représentation d’elle-même qu’aucune autre catégorie humaine n’est à même

d’égaler. Et que faisons-nous tous les soirs sinon montrer ce que nous sommes ?

- Peux être que tu as raison. Tu le sais, je crains les bons sentiments au théâtre. Ils sont fort applaudis, et la pièce est vite oubliée.

Deux jours plus tard, la presse relatait que dans une banlieue de la capitale, on avait trouvé les corps étranglés de deux caïds suspectés d’avoir détruit des stèles juives, et d’avoir battu un rabbin, presqu’à mort, à proximité de sa synagogue. On ignorait qui en était l’auteur. Même dans le quartier, personne n’avait eu envie d’en parler. Un policier, pour la forme probablement, avait noté sur un procès-verbal qu’un vieillard qui avait l’habitude de regarder la rue du haut de sa fenêtre du sixième étage, avait vu, lui semblait-il, un homme trapu, les bras ballants, marcher comme un automate.

Le policier avait écrit que la description était confuse, le vieillard était à moitié saoul, l’heure était imprécise. En tout cas, il ne ressemblait à personne de connu dans le quartier. Il n’avait pas ajouté que ça faisait deux crapules de moins.

Le lendemain, pour la première fois depuis longtemps, j’avais dormi jusqu’à dix heures du matin. Puis, j’ai cherché sur internet des photos d’Harry Baur. Je pensais que ça aiderait Cécile à peindre son personnage. Lorsqu’il est mort, il était âgé de soixante trois ans. J’en avais soixante quatre, je sentais son personnage davantage que je n’en avais jamais senti

d’autres que j’avais incarnés. Mais c’est vrai qu’un comédien dit toujours la même chose lorsque, pour la première fois, un personnage prend possession de lui.

Je voulais être le Golem, je voulais être Harry Baur, Je voulais dominer ce public qu’on devine sans le voir. Ah, la jouissance que je ressentais lorsque je jouais. Cette rumeur qui monte de la salle est faite, malgré le silence de chacun d’entre eux, de la respiration de tous les spectateurs. Certains soirs, cette rumeur me faisait frissonner. Je sortais de scène vidé mais heureux. J’avais bien joué, je le savais.

Je voulais jouer à nouveau. Non seulement dire comment il faut faire mais le faire à nouveau. Je jouerais son rôle comme il aurait aimé le jouer lui-même. Et l’un d’entre nous deux tuerait celui qui serait désigné tandis que l’autre devant des spectateurs fascinés jouerait cette pièce que Cécile écrirait selon les idées qui bouillonnaient dans ma tête de créateur. Les gens sont bêtes, soit, il ne faut pas leur permettre trop. Les créateurs par contre peuvent, que dis-je, ils doivent tout oser. C’est ainsi qu’ils ressemblent à Dieu.

Je m’étais exalté devant Cécile qui griffonnait sur un carnet. Parfois elle ne traçait qu’un trait, ou la forme d’un visage qu’elle noircissait ensuite, ou mettait quelques mots qu’elle seule et Dieu étaient à même de relire, je lui en avais souvent fait la remarque.

Cécile avait un compagnon, et elle en changeait souvent. C’était la cause de son indifférence à mon égard. Elles sont nombreuses, les femmes qui

raisonnent avec leur ventre. Un jour, elle se trainerait à mes pieds pour que je consente à lui faire l’amour à nouveau.

- Tu vois ce que je veux dire ?

C’était le lendemain du jour où la police avait découvert dans une décharge un cadavre enroulé d’un drap marqué d’une croix gammée. Là encore, il n’y avait eu chez une fille qui se promenait la nuit qu’une description confuse. La silhouette d’un homme trapu qui marchait lentement, les bras ballants.

- On aurait dit : un robot.

Cécile avait revêtu ce qu’elle appelait son bleu de travail. Un cache-poussière gris de deux tailles plus ample que nécessaire. Au début, c’était une façon de manifester qu’écrire était un travail d’artisan. Ecrire chaque jour, ne serait-ce qu’une page, quelques lignes même. Mais tous les jours. Comme l’ouvrier qui se rend chaque jour devant son établi.

C’était devenu un rite. Lorsque nous étions de jeunes mariés, son tablier était blanc et serré, pareil à celui des infirmières qui le portent à même le corps.

- J’ai le sentiment que tu es en train de monter deux pièces dans la pièce. Je ne vois pas encore l’articulation qui les relierait. C’est toi auparavant qui exigeait des auteurs de s’en tenir à l’unité d’action, qu’elle soit apparente ou non.

- Je t’ai dit que tu étais belle ?

- Rentre chez toi, Pierre. Et réfléchis à ce que je t’ai dit.

Je suis rentré chez moi. Ce studio que je baptisais avec un sourire de dérision de garçonnière parce que des filles, avant de se mettre au lit, disaient :

- C’est gentil, chez toi.

Sur la table, il y avait toujours des feuilles de papier sur lesquelles je dressais des plans. Et deux crayons : un crayon à mine rouge, un autre à mine bleue. S’il y avait trop de traits rouges, je froissais la feuille, et je la jetais dans une petite poubelle à papier. Parfois, j’y recherchais la feuille que j’y avais jetée la veille. Et je râlais lorsque c’était le lendemain du jour où la femme de ménage était passée.

Et pourquoi pas deux pièces jouées simultanément ? Sur la même scène. Avec les mêmes comédiens ? Chaque spectateur verrait la pièce qu’il veut voir. Le texte de la pièce dévoilerait tout du Golem. Mais qui y croirait ?

La première scène se passerait en Tchécoslovaquie dans la cave du rabbin qui avait modelé le Golem. Je ferais le rabbin. Puis, je ferais le Golem recrée. Mon visage serait celui d’Harry Baur en 1932.

Le décor était encore flou. Quant aux comédiens, je pensais à l’un d’entre eux en particulier, un certain Thierry que le théâtre saoulait, l’un porterait une veste d’officier nazi, et un autre un long manteau de cuir. A notre époque. Dès lors la tragédie irait de soi.

Cécile paraissait incrédule. Moi, j’usais d’une certaine emphase pour donner plus de poids à l’histoire que je lui déclamais. J’avais retrouvé l’énergie de mes débuts

quand je subjuguais les filles qui ne savaient plus qui elles désiraient, l’homme ou le comédien. Etre visible, quel puissant aphrodisiaque !

Un soir, nous avions travaillé assez tard, je lui ai dis que je n’avais pas envie de rentrer chez moi.

- Je suppose que ça ne t’ennuies pas que je passe la nuit ici ?

- Dans mon lit ? Il ne faut pas, Pierre. Nous allons gâcher quelque chose.

Elle me poussa vers la porte. Dehors, je me suis dis que j’avais eu tort de ne pas insister. J’aurais du la brusquer. Elle avait hésité. Les femmes aiment les vainqueurs.

Un mois plus tard, la pièce était écrite, les rôles distribués, et le jour de la générale était fixé. Mais Cécile était éloignée de moi tout autant que la première fois que je lui avais parlé du Golem. Alors que moi, étrange phénomène, j’étais de plus en plus obsédé par l’envie de redécouvrir ce corps que je connaissais.

Les jours passant, le Golem s’était défait. Il était retourné à la terre. Harry Baur n’était plus qu’un morceau de pellicule jaunie. On ne joue plus comme il jouait. Cécile, elle, était vivante. Vivante !

Je me souviens d’un temps où j’affirmais qu’à choisir entre un tableau de Rembrandt et la plus jolie des filles, s’il fallait que l’un ou l’autre disparaisse, être humain ou non, c’est la fille que je sacrifierais. Aujourd’hui, je sais que c’est faux.

La pièce serait un succès, je le sentais au travers de chacune des parcelles de mon corps A nouveau, je serais l’homme qu’on admire, et Cécile me désirera à nouveau. Les faims de l’âme ou de l’esprit, c’est le corps qui les apaise.

A la fin de la dernière répétition, je l’avais prise à part.

- Demain soir, tu seras à moi à nouveau. Dans l’Antiquité, les vainqueurs avaient droit au triomphe. Tu seras mon triomphe à moi.

- Tu parles comme on parlait dans la porteuse de pain. Je croise les doigts pour toi.

Ce fut un four. Des spectateurs avaient quitté la salle discrètement. Les applaudissements de courtoisie retentissaient d’autant plus forts que l’acoustique de la salle faisait de chacun d’entre eux l’écho parfait de l’autre. Le battement d’ailes d’un seul papillon pouvait, parait-il, provoquer un séisme à l’autre bout de la planète. Du four d’aujourd’hui pouvait naitre le succès de demain. L’histoire du théâtre est pleine de ces métamorphoses. Peut-être. Mais que pensait ce seul et unique papillon qu’on écrase entre les doigts ? J’aurais voulu mourir.

Je suis sorti dans la rue. Je retenais à peine mes larmes. Cécile est sortie à son tour. Je suppose qu’elle me cherchait, elle est venue vers moi dès qu’elle m’a vue. Je n’ai pas pu les retenir. A quoi bon, d’ailleurs ! Les larmes coulaient sur mes joues.

Elle a entouré mes épaules. Elle s’est serrée contre moi.

- Ne pleure pas. Viens.

Nous avons passé la nuit chez elle. Les femmes aiment les combattants qui, le soir d’une bataille perdue, viennent chez elles, et y déposent leur armure.

 

 

Maurice Stencel

 

"Un juif nommé Braunberger"

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Le carnet de cuir usé, une nouvelle de Christel Marchal, 2e partie

Publié le par christine brunet /aloys

 

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Le carnet de cuir usé, suite

 

 

 

16 septembre. Sainte Edith.

C’était il y a neuf mois. Ils étaient plusieurs à s’amuser de son corps ce soir-là. Ses cris se sont étouffés dans les grosses mains plaquées sur sa bouche. Elle a pleuré. Ils ont ri. Tous ses membres couverts de bleus. Sa peau tuméfiée.

C’était il y a neuf mois. Ce soir, Perrine est née.

 

23 septembre. Saint Constant.

Dans la nuit, Juliette a noué dans un geste simple et calme son drap. Elle s’est pendue dans sa chambre. Perrine dort dans son couffin.

 

Pffff ! fit Perrine.

L’horloge répond à ce souffle amer par une mélodie légère dans l’antre sucré de sa grand-mère. « Tic tac » « tic tac ». Une mélodie comme une ritournelle très vite connue, très vite retenue, accompagnant chaque soupir de peur d’un enfant. « Tic tac ».

La vieille cuisinière ne sourit plus aux confitures mijotant sur un de ses coins. Seul, le carnet usé respire. Il est si paisible. Il livre ses confessions comme une grenouille de bénitier au vieux curé du village.

 

24 septembre. Saint Germain.

Mes sanglots, telle une source vive, coulent pour Juliette. Chantent, crient ma douleur. Perrine pleure dans son couffin.

 

25 septembre. Sainte Cunégonde.

Le village se recueille d’une même voix. Perrine hurle dans ses draps blancs.

 

La bouilloire siffle. Perrine sursaute. Une douce odeur emprisonne l’air. Ses mains entourant le corps du bol lui rappellent qu’elle est en vie. La chaleur du thé se noie dans son être. Profond. Très profond… aussi profond que l’océan.

 

26 septembre. Saint Louis.

Le vieux curé dans sa robe mauve criard marmonne son office. Perrine est calme dans son couffin.

La terre se ferme dans un soupir sur ma Juliette. Perrine ouvre des yeux aussi bleus qu’un ciel d’été.

 

Le bol tremble de tristesse à la lecture des mots couchés sur les pages jaunies.

Une larme de thé glisse sur le bord.

 

Les questions. La farandole de questions s’est tue au rythme des pages avalées. Seul reste éveillé dans le petit matin qui se lève, le « pourquoi ».

Pourquoi ?

Pourquoi ?

Pourquoi ?

Ce « pourquoi » résonne en échos.

 

Pourquoi ?

Perrine découvre d’une main timide les pages jaunies, fanées du carnet distillant au rythme de la balade d’un doigt téméraire sur l’écriture serrée, ses secrets. Les secrets. La vie. Sa vie.

Pourquoi ? s’interroge Perrine recroquevillée dans l’ombre de la toile d’araignée oppressante de la vérité. Les ombres de la flambée continuent leur danse vivante.

15 janvier. Sainte Dominique.

Juliette est morte depuis 4 mois. Le silence envahit la maison. Elle me manque. Perrine piaille dans son nid coloré.

 

17 janvier. Sainte Juliette.

C’est ta fête aujourd’hui ma Juliette. Perrine sourit dans son petit lit.

 

Une photo. La main de Perrine caresse la photo. Juliette.

Ma mère, souffle-t-elle !

Ma mère. Ni visage. Ni voix. Ni parfum. Cette photo ne me montre qu’une étrangère.

Un doigt dessine les contours du visage inconnu. Ce dessin, cette adoption d’une mère.

Pas de câlins, pas de tendresse. Elle n’est jamais venue m’embrasser dans mon lit puisqu’elle n’était plus là. Ses doigts ne se sont jamais arrêtés dans le miel de mes cheveux.

L’encre de ses yeux se trouble dans un dégradé bleuté. Sa main écrase une larme. Sèche une larme.

Peut-être ma fragilité vient-elle de son absence, s’interroge Perrine en regardant la perle de cristal s’éteindre dans le creux de sa paume.

26 avril. Sainte Paule.

Juliette, bon anniversaire ma chérie. Tu aurais 30 ans.Perrine, assise avec son ours en peluche, tortille une mèche de ses cheveux. 

 

La main pressée de Perrine, vive et glaciale comme une bise d’hiver, feuillette le carnet de cuir usé. Elle tourne les pages cette main, avec peine, dans la lumière de l’éclat de ses larmes.

Il est difficile de tourner les pages d’une vie, semble-t-elle murmurer dans son langage muet et tendre.

Seul le métronome de l’horloge rythme le silence, ce « tic tac » donnant le tempo des pages tournées. Ce « tic tac » comme deux temps de mots froissés.

Pâques est passé. L’été est terminé. Les hirondelles ont pris le chemin du soleil comme une longue excursion vers le cœur de la vie.

 

16 septembre. Sainte Edith.

Un an Juliette. Un an que tu es partie.

Un an. Perrine a un an. Elle lui ressemble. Ses yeux comme le fond d’un ciel d’été. Ses cheveux couleur de miel. Son sourire…

Je les déteste ce bleu, ce blond, cette innocence. Lui. Elle.

 

Dans les flammes rouges, Perrine frissonne. Son cœur se coule au pas des « tic tac ».

Sur un coin de la vieille cuisinière, l’antique cafetière italienne bout. De rage. De Colère. Perrine sent monter un sentiment comme une espèce de nausée trop bien connue : la haine. Dure. Froide. Cruelle. Assaisonnée de cette touche poivrée qui ressemblerait à de l’hostilité. De l’hostilité envers elle, cette grand-mère partie rejoindre sa Juliette. Cette grand-mère n’ayant vu en elle que le reflet d’une nuit horrible. D’une nuit d’horreurs.

Un haut-le-cœur, le café noir cuit et recuit. Les battements de son cœur collés au « tic tac ».

 

6 décembre. Saint-Nicolas.

La fête des enfants ma Juliette. Tu te souviens de ton sourire ces matins-là et la magie dans tes yeux pétillants de bonheur.

Perrine triture les bras de sa poupée de chiffon avec cet air soucieux qu’il lui a légué.

 

Le métronome de son cœur se la joue allegretto. La main muette ne peut continuer de tourner les pages jaunies.

La nuit est noire. Perrine, perdue dans les mailles de son pull, hurle face au vent qui s’est levé.

Qui ?

Qui est-ce ce « Il » ? Ce « Il » à qui je ressemble tant ?

Au milieu des nuages de la toile céleste, là où scintillent quelques clins d’yeux, Perrine accroche son regard aux cumulus d’incompréhension et de peur. Le vieux carnet de cuir usé tremble dans ses mains. Ses yeux perçants l’oublient pour se perdre dans les nuages. Où voguent-ils ces petits flocons blancs appelés douceur, tendresse, affection,… ?

Le carnet chute avec douleur sur la terre humide. Le « tic tac » de son cœur a le hoquet avant de reprendre le rythme de la paix.

Le plus important de ta vie ne se trouve pas couché dans ces lignes, semble-t-il lui chanter.

L’important, c’est…

Un éclair déchire le voile de la nuit. Les mailles lâches tournent les talons. Elles reposent sur le coin d’une chaise fanée.

 

 

Au cœur de cette tempête, Il l’a rejointe.

Il est là dans l’ombre. D’un geste secret, Il pousse la porte.

 

Le silence. Il la regarde.

 

Perrine, blottie dans les oreillers, ponctue d’une douce respiration l’air sucré de la petite pièce habillée de longs voilages. De timides rayons balayent la fenêtre embuée et caressent la peau laiteuse. Cette peau, couleur du lait l’hiver. Couleur du miel dès les premières câlineries du soleil de l’été.

 

Sans bruit, Il avance. Une planche du parquet murmure dans un souffle chaud :

Il est là debout dans l’aurore du jour.

Une pensée en échos chuchote :

Je crois qu’on n’a pas toujours de deuxième chance…

Le murmure siffle :

Et pourtant, Il est venu en chercher une !

Une main repose sur le cuir usé du livre.

Perrine, tout en douceur, innocente, reste dans la chaleur de son rêve.

 

Il admire… Son corps tel une pierre précieuse abandonnée dans un fourreau de soie pâle. Ses longs cheveux tels de lumineux joyaux qui reflètent la lumière du jour. Il ne voit pas ses yeux, ces miroirs de l’âme.

Il l’admire.

Pas après pas, Il s’approche. Dans le jardin, les chants des oiseaux font échos aux battements de son cœur… une mélodie couleur vanille, rythmée vanille.

 

Encore un pas.

Sa main muette dessine son corps dans le silence du petit matin. Une courbe. Un creux. Une courbe…

Sa main, audacieuse, tortille le miel d’une mèche.

 

Un chuchotement. Les miroirs de l’âme s’ouvrent dans un éclat bleu. Perrine.

 

La tache… Le reflet de sa propre tache de naissance au creux de sa tempe est debout, immobile, muet. L’ennemi intime des jours de nausées.

Sa tempe bat la mesure. Le tempo endiablé du final d’une symphonie pathétique.

Les mots se bousculent dans l’air silencieux.

Les dernières pages avalées se réveillent :

 

Perrine a six ans. Elle est une fillette adorable. Les vieux du village au visage lacéré de rides le disent. Je ne la vois pas.

 

Perrine a dix ans. Elle porte des couettes. Ne parle pas beaucoup. Elle est capable de rester des heures dans le jardin avec un pinceau au bout de ses bras morts. Tant mieux !

 

Perrine a treize ans. Elle semble ailleurs, dans son monde à elle.

 

Perrine a seize ans. Elle franchit la porte de la maison. Elle part. Loin. Très loin de moi.

 

La dernière page comme un sanglot, se tord dans la douleur des maux.

 

Perrine. Où es-tu Perrine ?

T’arrive-t-il encore de te tenir debout des heures durant sans prononcer une parole, avec le regard perdu dans le bleu de l’été ?

 

Le silence lourd, oppressant, irrespirable. Le silence et le reflet de sa propre tache.

Une longue prière éclate de feux scintillants :

Je viens avec ma morte, Perrine. Je promène une morte. Une morte. Ta mère.

Pour toujours.

Quoi que je fasse, elle est là, toujours avec moi.

Et les vieux du village voient qu’elle m’accompagne. Ils ne voient qu’elle, avec son pauvre visage blême, ses joues creusées par les larmes et l’air apeuré de celle précipitée dans une histoire trop grande pour elle.

Ils ne voient que Juliette, cet être de fragilité, mais plus vivante que tous les vivants.

Ils ne voient que cette jeune femme avec ses boucles cuivrées, ses taches de rousseur, sa pureté virginale. Ils ne voient que ses trente ans massacrés, anéantis en une seule minute.

Il ne me quitte pas ce cadavre. Juliette. Ta mère.

Les vieux ne te voient pas Perrine. Comme ta grand-mère. Ils ne retiennent que la mort. Celle de Juliette. Trente ans. Tu n’existes pas Perrine. Ni moi.

La haine peut jaillir. Exploser de mille et une étincelles. Ou au moins le mépris.

 

J’aurai pu me supprimer, j’y ai pensé. C’est le courage qui m’a manqué. Au fond, je ne suis vivant que parce que je suis lâche !

Un tourbillon. Un ouragan. Un cyclone emporte les pensées de Perrine. La douleur lui brûle le cœur.

Le reflet de sa tache est la source de tous ses tourments, le symbole de sa vie ratée. Ravagée.

 

Nous avons le même visage toi et moi, celui des bannis, des meurtris. Celui aussi des cabossés, des marqués.

Un cri, la déflagration intime de ses entrailles s’élève dans la violence de ce matin blanc :

NON !

Ce cri arrête les minutes qui font de sa vie un abîme. La terreur de ce cri éblouit le reflet de la marque de naissance. De sa marque. La signature de la mort de Juliette.

La colère l’emprisonne.

Le reflet s’enfuit emporté par la ronde du cri.

Les corbeaux musent :

Il y aura des grêlons le jour où tu brûleras en enfer !

 

Maman, pleurent des perles bleues d’un ciel d’été. Les larmes de Perrine.

 

Christel Marchal

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Le carnet de cuir usé, une nouvelle de Christel Marchal, 1ere partie

Publié le par christine brunet /aloys

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 Le carnet de cuir usé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pffff ! fit Perrine !

 

Depuis que sa grand-mère est partie rejoindre sa dernière demeure, là où l’attend depuis des années avec cette patience propre aux hommes de la terre son Jules, Perrine n’était pas revenue dans cette trop grande bâtisse.

 

La confiture ne mijote plus sur un coin de la vieille cuisinière, l’horloge murmure ses ultimes « tic tac » fatigués lorsque le manteau enlevé à la hâte, a atterri sur le fauteuil. Ce fauteuil, le seul ayant serré dans la chaleur de ses bras son enfance.

La jeune femme, perdue dans son jeans, jette un regard circulaire à cette cuisine respirant la poussière depuis de trop longues semaines. De trop longs mois.

 

Perrine se presse…

Les minutes égrainent les perles d’un sablier.

Elle se presse avant que le « vide grenier », cet homme avide du malheur des autres, vienne faire son office.

Elle se presse pour découvrir la malle. La malle défendue. La malle où sa grand-mère entreposait comme des reliques, tous ses mystères… de la recette du cuberdon aux confidences de famille enfouies sous des couches de poussière.

 

Perrine a 30 ans. Fébrile, elle va découvrir le secret de sa naissance.

 

Une lumière, grise, se fraie un passage dans la maison close, tamisée par la saleté des carreaux. Elle se pose sur ses joues. Elle n’est pas chaleur. Plutôt un signe. Celui qu’il est temps de commencer à vivre, d’entrer dans la photo du monde.

 

Le flot lumineux trace des pas sur le vieil escalier. Le cri des marches accompagne sa traversée. Son long chemin.

 

Perrine frissonne.

Elle sent un regard lourd de reproches se poser sur elle. Elle franchit, dans une onde de peur, la porte interdite de la chambre désuète de sa grand-mère.

Un regard figé et froid.

Perrine voit ces yeux immortalisés sur une toile rêche. Il y a dans ce regard immobile l’éclat scintillant d’un martinet. Le martinet affectionné par la vieille dame. Le martinet qui dans une étrange mélodie, s’écrase sur la peau rougie.

Elle voit dans ce regard la violence brutale, voire même de la haine. La haine fourbe accompagnée de toutes les sentences punitives de son enfance.

Perrine frissonne.

 

Ah Grand-mère, tout un poème ! siffle un encouragement.

Perrine enfreint l’interdit.

Un poème… une ode à la dureté, grimace la jeune femme dont les pas, avec timidité et discrétion se glissent dans la pièce.

Cette pièce où l’odeur de renfermé respire avec aigreur.

 

Sa grand-mère affichait un air de sucreries, avec son petit chignon blanc et son tablier fleuri, affairée dans la cuisine à préparer des douceurs que Perrine regardait du coin des yeux. Or, cette image n’était qu’une ombre. Noire.

Il n’y avait pas de cœur. Pas une pincée de sentiments. Pas un soupçon d’émotions. Pas un zest de douceur. Rien ! Juste l’âcreté de la vie figée dans les rides empreintes d’une méchanceté cruelle ! D’une perversité à toute épreuve !

 

Perrine se blottit dans un coin, tend une main maladroite pour retourner le portrait vieilli contre le mur sali.

 

Le regard la dévisage. Sans pudeur !

 

Perrine suspend son geste.

 

Ne touche pas à ça ! Tiens-toi droite ! Cesse de poser des questions ! Y’a rien à savoir ! grince l’air aigre.

 

Arrête, tais-toi, fiches-moi la paix, sonnent en échos.

Perrine craint qu’une main violente ne lui fouette le visage. Elle recule.

Les reproches pleuvent.

« Arrête », « Tais-toi »…

D’une main lourde de peur, Perrine fait basculer le cadre. Face contre terre.

 

La malle. Sa main. Le carnet de cuir usé.

 

Perrine étouffe, elle a besoin d’air… d’air frais et, assise sur le petit banc de pierre au milieu du jardin, elle serre le carnet.

Le carnet défendu qu’elle a avec fièvre, emporté sous le regard malveillant du portrait figé. Les grands arbres dansent une valse endiablée.

 

Perrine caresse le cuir usé. Il va enfin livrer son secret.

L’air est frais. Le vent du nord lui glace le sang… Perrine tremblote. De froid ? De peur ?

 

La fureur du vent gronde telles les monumentales colères de sa grand-mère, Perrine tressaille. D’un geste lent, elle tourne la première page.

 

Septembre 1970.

 

Une rafale… La page se tourne.

 

15 septembre 1970.

 

Eole dans son ire ne ménage pas ses efforts pour empêcher Perrine de découvrir le secret.

Les pages les unes après les autres se tournent à un rythme effréné.

 

Octobre,

Noël,

La Chandeleur,

Pâques…

 

Les jours, les mois, les années filent à la vitesse des rafales comme les feuilles roussies dans la ronde automnale. D’un geste brusque, le livre se referme.

En réenfonçant son bonnet, les sifflements de l’air lui chuchotent à l’oreille : « Cette histoire n’est pas à découvrir… »

 

On ne m’a donc pas menti. Tu es bien de retour dans cette maison, Perrine. Dis, tu ne comptes pas sérieusement t’y installer ?

On ?... Ecoute, je n’ai encore rien décidé. Pour l’instant, j’ai juste besoin du silence et de sa solitude.

Tu sais, je n’ai pas de conseils à te donner. Tu comprendras avec aisance que tu n’es pas la bienvenue dans ce village. Enfin… ce ne sont pas mes oignons !

Pars Perrine ! Pars et ne te retourne pas !

 

Perrine se laisse glisser sur le rouge des tomettes réchauffées par la braise de la cheminée. La lune s’est cachée de honte. Les ombres s’enfuient dans la nuit noire.

Leur venin impudique, distillé avec rage s’invite dans ses veines.

 

La porte hurle sa douleur à la violence de leur passage. Elle se referme sur le silence.

 

Perrine, assise, se sent vide. Le flou se glisse dans son cœur. Dans ses yeux. Terne. Gris. Violent comme le dernier soupir. « Tic tac » chante l’horloge, ultime souffle de vie dans la brume.

Les flammes de la flambée jouent aux ombres chinoises sur son visage livide.

 

L’air est chaud. Il murmure ses cris muets. Perrine tremble.

Le venin coule en torrent… vif, turbulent, emportant ses maigres espoirs comme des fétus de paille dans le vent de l’été.

 

Quand le vent est réveillé. Quand il ne subsiste que le grondement d’une bourrasque ou le chuintement d’un souffle mauvais, j’ai l’impression de grimper dans une machine à remonter le temps, pense Perrine, alors que la même bourrasque ou le même souffle me trouve bien souvent pensive face à une cheminée.

Il suffit de presque rien, d’un bruit familier, d’une odeur ordinaire, le gris d’un ciel bas pour que je retrouve des instants déjà vécus.

Ce n’est pas de la souffrance, ce n’est pas comme si une plaie se réveillait. Non !

Ce serait… une étrange mélancolie, un vague à l’âme, une langueur imprécise.

Je n’ai pas mal. Je ne suis pas triste.

En vérité, je mesure le temps qui s’est écoulé. Je mesure ma vie comme si des siècles me séparaient de cette minute. Il me semble me souvenir d’une autre. Ce n’est pas nécessairement désagréable. C’est la conscience d’un gâchis et des années perdues.

 

Perrine reprend son souffle.

 

Ce secret est-il si lourd ?

Ce secret est-il si encombrant ?

Ce secret, ce mystérieux secret est-il… si secret ?

 

Perrine, avant de quitter ce petit village niché dans la forêt, désire conserver le souvenir précis, physique de la délivrance de ses pensées. Se délester de ce poids trop gênant. En finir avec ce qui ne devrait être. Se sentir en position de maîtriser son destin. Enfin !

Ses pensées lui susurrent :

Il y a des ombres qui mettent toute une vie pour devenir ce qu’elles sont, ce qu’elles prétendent être. Ne sois pas une ombre !

 

Les questions dansent une ronde infernale.

Pourquoi ?

Comment ?

Qui ?

Pourquoi ?

Elles se bousculent. Ces questions chahutent Perrine.

Qui est-ce ce « on » ?

Pourquoi ces ombres habillées de fichus noirs veulent-elles me voir fuir le village de mon enfance ?

Comment connaissent-elles l’histoire de ma naissance ?

 

Son regard apeuré caresse le cuir usé du carnet… le trésor de son horrible grand-mère. La bible de tous ses états d’âme.

 

Sa main se pose dans un geste lent, fébrile, sur la couverture patinée par les douleurs de la vie. De sa vie.

 

Première page : Septembre 1970.

 

L’écriture est serrée sur la page jaunie.

 

Perrine s’enfonce dans les mailles lâches de son pull. Le froid. La peur.

 

 

 

Christel Marchal

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Un extrait de "la novolizta", le nouveau roman de Gauthier Hiernaux

Publié le par christine brunet /aloys

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Mes doigts brillaient d’un vermillon sombre dans le clair-obscur de la ruelle. Je les examinais avec attention alors que ma conscience s’écoulait comme un filet d’eau dans la gouttière voisine.
Les gouttes de sang s’écrasaient sur les pavés en se mêlant à celles générées par le ciel. Quand plus aucune des miennes ne suivrait ce chemin, je serais mort.
L’endorphine avait anesthésié la douleur mais je savais que je disposais de quelques minutes avant de perdre conscience. Mes yeux se braquèrent lentement vers cet amas de caisses derrière moi, puis volèrent jusqu’à ce balcon au-dessus de ma tête… Le claquement sec de l’élastique frappant le bois m’avait averti, beaucoup trop tard, de ce qui m’arrivait mais, même si j’étais actuellement dans l’impossibilité de trouver d’où était parti le coup, je le cherchais quand même. J’avais toujours été curieux…
Une nouvelle fois, mes doigts redescendirent vers la pointe acérée qui m’avait transpercé le cou comme la lame d’un couteau dans une motte de beurre. Sa position me rappela l’histoire de Paulie Bosco et de l’arête de poisson qui avait failli réussir là où nous avions si longtemps échoué. Cette histoire aurait pu prêter à rire mais, dans l’état où je me trouvais, j’avais peur que les soubresauts ne me fassent perdre encore davantage de sang. Il fallait songer à des événements moins cocasses, ce qui, dans la situation actuelle, ne devait pas être trop difficile…
Je tournoyai lentement, un peu malgré moi, puis mes genoux fléchirent et heurtèrent de plein fouet le macadam. Dans cette position, abruti d’une fatigue soudaine qui m’empêchait de relever la tête, je ne pouvais que contempler la flaque vermeille qui se formait tragiquement sous moi. Bien qu’en étant la source, j’ignorais comment l’endiguer. Je ne pouvais qu’attendre… simplement attendre.
Au loin, j’entendis le hurlement sinistre d’un chien, puis une dispute dans un immeuble voisin me vint aux oreilles. Un gargouillis submergea bientôt les autres bruits et je me rendis peu à peu compte qu’il provenait de mon propre corps.
Une nouvelle fois, ma main remonta jusqu’à ma gorge. J’essayai de retirer le trait mais mes forces m’abandonnaient peu à peu. Je ne réussis qu’à rendre la plaie plus béante.
Je me laissai glisser sur le flanc, mon corps s’était sans doute résolu à mourir.
Ainsi, c’était comme ça que j’allais terminer ma vie ; dans une ruelle sombre, le cou percé d’un trait d’une arme hautement prohibée d’après le catalogue des Tours de Justice impériales. C’est peut-être mieux ainsi.

Plic. Ploc.

Je m’évanouis, quelques secondes tout au plus. Ce fut le bruit de bottines frappant le pavé qui me tira de l’inconscience.

« Le tireur », pensai-je.

Qui pouvait-il être ? Le choix était vaste! La vie que j’ai menée m’avait fabriqué des ennemis à ne plus savoir qu’en faire. J’en comptai au moins trois qui auraient été jusqu’à m’assassiner. Mais mon ennemi n’était sans doute pas celui qui avait pressé la détente. Je devais avoir eu affaire à un vulgaire mercenaire – un étranger certainement car je connaissais peu de citoyens de la Nouvelle Ere prêts à brader leur réincarnation en donnant la mort pour de l’argent.
Le bruit se rapprocha. Le soudard ne devait plus être qu’à quelques mètres de mon corps moribond. Les semelles dérapèrent bientôt sur une dalle et un bout de chaussure se coinça sous mon aisselle. Je fus retourné sans ménagement, comme un sac de linge sale, comme une carcasse des abattoirs d’Oskar Enko.
Quelqu’un dont je ne pouvais voir le visage tant il était haut perché entra dans mon champ de vision. Je pus quand même distinguer le sourire malsain de l’homme satisfait de sa besogne. Il ne m’avait pas raté, je ne survivrais probablement point. C’est du moins le calcul qu’il fit en me laissant agoniser dans cette ruelle sordide.
Mais en retombant dans le monde des chimères, je me fis la promesse de le détromper.

 

 

Gauthier Hiernaux

http://grandeuretdecadence.wordpress.com

 

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L'invité d'Aloys... Claude Colson avec son nouveau roman, Malgré tout.

Publié le par christine brunet /aloys

 

claude colson-copie-2

 

 

À propos de de "Malgré tout"

ce texte est un court texte de fiction, une novella (ou roman court) d'une

centaine de pages.

 

Le pitch :

Un homme, une femme. Lui est veuf, elle en couple. Une rencontre fortuite et

leurs vies basculent. Une histoire de passion amoureuse, banale somme

toute, ou presque ? Justement non, car leur rapprochement va les amener à

remettre en question tous leurs repères dans l’existence. Trouveront-ils un

nouvel équilibre ? À vous de le découvrir.



Genèse :


 Après trois livres d'autofiction (autobiographie pas forcément chronologique)

je voulais m'essayer à la fiction. Mais je doutais d'avoir suffisamment

d'imagination pour créer des personnages. Comme les livres précédents

traitaient de l'amour passion, j'ai essayé de réduire la difficulté en gardant au

moins le thème de l'amour, comme une sorte de rampe de sécurité pour

l'écriture.


Avec ce livre j'ai exorcisé cette inhibition et je peux à présent écrire sur

d'autres thèmes. :)

 

http://claude-colson.monsite-orange.fr

 

 

      Un extrait !!!! Le tout début du livre...

 

1

   Le ballon roula aux pieds de Michel qui était en train de s’essuyer dans sa grande serviette de plage. Rapide, il le saisit et laissa venir vers lui les deux petits garçons.

― On peut l’récupérer, M’sieur, dit le plus rond des deux, qui avait aussi l’air le plus déluré.

 L’autre, impressionné, restait à trois pas.

― Si je vous disais non, que feriez-vous ?

Il avait pris un air sévère.

― Z’avez pas l’droit, M’sieur, c’est notre ballon. Maman, maman, le monsieur nous a pris notre ballon !

     La dame en question, une jolie brunette sourit à Michel. Elle observait la scène depuis quelques instants et avait bien vu qu’il ne faisait que les taquiner.

―  Est-ce que vous le lui avez demandé poliment au moins ? Vous êtes-vous excusés de l’avoir dérangé ? Non, je suppose, alors faites-le et vite.

―  Bonsoir, Madame, je crois que ce ne sera pas nécessaire. Je pense qu’ils ont compris.

Et il leur rendit leur jouet préféré.

―  Merci M’sieur, excusez-nous.

―  Vous voyez, ça sert toujours d’être poli, dit la dame avec un dernier sourire à Michel, tout en récupérant ses deux gamins. Allez, on y va, papa doit nous attendre à présent.

 Après un « au revoir, Monsieur » que ses enfants reprirent en écho, elle entreprit de quitter la plage. Il était déjà dix-huit heures passées et il commençait à faire plus frais. Un petit vent se levait et le sable soulevé venait fouetter  les mollets des estivants, de moins en moins nombreux sur les lieux.

     Resté seul, Michel finit de se sécher et rassembla ses affaires avant de prendre le chemin de l’hôtel.

Il pensa : «  Qu’est-ce qui me prend ? Je suis en manque ? Cette grosse ficelle pour aborder cette inconnue ! Bon, ok, elle m’a plu mais il faut que je me surveille.  Allez, Michel, c’est pas grave ! », se dit-il dans un sourire.

 

2

   Élisabeth ne travaillait pas en cette période. Elle attendait le retour de son amie.

Leur appartement était plutôt coquet et doux à vivre ; Charline y apportait beaucoup de soins, soucieuse de toujours orner le salon de quelques fleurs, allumant régulièrement une lampe brûle-parfums, quand elle n’enflammait pas un ou deux bâtons d’encens, veillant à la douceur de l’éclairage…

La porte d’entrée s’ouvrit et Charline apparut vite dans la pièce principale. Elle semblait éprouvée.

¬ Ah, Élisabeth ! J’ai eu une dure journée...ncipale. Elle semblait éprouvée.

 

 

¬ Ah, Élisabeth ! J’ai eu une dure journée...

 

 ©   Éditions Kirographaires

 

 MALGR--TOUT-une--2-.jpg


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Christian Eychloma nous propose un extrait de son nouveau roman (à paraître): "Mon amour à Pompéï"

Publié le par christine brunet /aloys

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L’ancien policier reposa son stylo avant de lever les yeux pour observer plus attentivement son interlocutrice.

« En nous résumant, madame Lévêque,  votre mari aurait disparu depuis plus d’un mois ? Et vous ne vous en préoccupez vraiment que maintenant ? »

Françoise Lévêque eut du mal à maîtriser son agacement devant le ton un peu trop inquisiteur du détective.

« Comme je vous le disais, les choses ne se sont pas passées aussi simplement. Au début, il m’appelait tous les jours au téléphone et je n’avais donc aucune raison particulière de m’inquiéter.  Puis il a cessé brusquement de me téléphoner, au bout d’une semaine environ. Et nous n’avons plus eu de contact qu’à travers quelques courriers électroniques…

-                          Je suppose donc qu’il ne répondait pas lorsque vous-même l’appeliez sur son portable… Car vous avez bien dû essayer ?

-                          Bien entendu… » répondit la femme du juge avec un haussement d’épaule trahissant son énervement. « C’est ensuite que j’ai commencé à recevoir ces autres messages…

-                          Et que disaient-ils, en gros ?

-                          Pas grand chose, justement… Mais ce n’est que petit à petit que j’ai commencé à nourrir des soupçons. En recevant jour après jour ces mails archi creux qui ne m’apprenaient rien du tout et dont j’ai fini par douter qu’ils étaient bien envoyés par mon mari…

-                          Mais vous y répondiez néanmoins ?

-                          Oui, oui… Mais il me devenait de plus en plus évident que quelqu’un d’autre faisait de louables efforts pour se faire passer pour Roland…

-                          Et vous dites en avoir conclu, au bout de deux semaines de ce dialogue de sourds, qu’il était certainement retenu quelque part contre son gré ? Et que quelqu’un tentait juste de vous faire prendre patience en se chargeant des communications ? 

-                          C’est exact. Et c’est seulement là que j’ai commencé à me demander sérieusement ce qu’il convenait de faire. Je me suis dans un premier temps rendue dans un commissariat où mes explications n’ont pas eu l’air d’être prises très au sérieux. Il m’a même été proposé de faire lancer une recherche dans l’intérêt des familles ! »

Charles Boileau, en bon détective, évitait soigneusement de laisser trop tôt filtrer les sentiments que lui inspirait cette étrange histoire. Ne surtout pas laisser deviner à sa cliente ses premières impressions. La laisser parler d’abord. Le plus possible.

L’expérience acquise au cours d’une carrière d’inspecteur de la P.J. l’avait en effet assez vite amené à penser que tout ceci était plus compliqué qu’il n’y paraissait et n’avait pas grand chose à voir avec une disparition volontaire ou un enlèvement.

« Je suppose que votre mari disposait ici d’une pièce où il avait l’habitude de se retirer lorsqu’il désirait travailler sur un dossier qu’il n’avait pas eu le temps de traiter à son bureau ?

-                          Tout à fait… Avec un petit coffre-fort pour mettre ses documents en sécurité. Je lui ai d’ailleurs assez souvent reproché d’amener du travail à la maison !

-                          Très bien… Afin de ne négliger aucun indice, puis-je alors vous demander si vous y avez remarqué quoi que ce soit d’un peu inhabituel ? Réfléchissez… Même la plus petite chose, à priori sans importance, peut se révéler utile !

-                          Dans cette pièce ?

-                          Oui… Un objet qui manquerait, par exemple, ou un papier quelconque qui traînerait sur le bureau et qui n’y était pas peu de temps auparavant… N’importe quoi, en somme ! »

Françoise Lévêque se prit le front entre les mains, s’appliqua à réfléchir pendant quelques secondes, puis redressa la tête en haussant les sourcils.

« Maintenant que vous le dites, j’ai effectivement remarqué un petit changement… Mais je ne vois vraiment pas en quoi ceci pourrait vous aider…

-                          Dites toujours, madame Lévêque…

-                          Eh bien… Il s’agit d’un tableau… Une ancienne peinture sur bois que j’avais toujours vu accrochée au mur et qui ne s’y trouve plus…

-                          Un tableau ? Tiens donc… Et que représentait-il, ce tableau ?

-                          Une jeune femme. Coiffée et habillée à la romaine… Une beauté antique qui fascinait bien davantage mon mari que n’aurait pu le faire la Joconde, je crois ! Il l’aura probablement emmenée avec lui pour continuer à l’admirer dans sa chambre d’hôtel ! » précisa Françoise Lévêque avec le sourire indulgent d’une femme habituée aux petites manies de son époux.    

Le détective nota mentalement l’information en se demandant quelle pertinence cette histoire de tableau pourrait bien avoir avec l’affaire qui venait de lui être confiée. Mais il s’agissait pour le moment d’éviter soigneusement de tomber dans le piège des idées préconçues…

« Par quoi comptez-vous commencer ? » demanda abruptement Françoise Lévêque devant l’expression pensive de l’ex-policier en train de tripoter distraitement sa ridicule petite moustache.

« Par une rapide enquête auprès des relations, professionnelles ou non, de votre mari… Auprès de tous les gens avec lesquels il a pu se trouver en contact, seul ou avec vous, au cours des quelques semaines qui ont précédé son départ pour l’Italie ».

Puis le détective parut soudain se souvenir de quelque chose d’important.

« Vous me disiez à propos avoir tous deux été reçus, peu avant, chez le professeur Liévin ? Le prix Nobel de physique ? Avec qui monsieur Lévêque paraissait engagé dans un travail de révision de je ne sais trop quel procès qu’il aurait instruit ?

-                          Oui… Une semaine environ avant que mon mari ne réserve son vol pour ce qu’il m’a présenté comme un déplacement dans le cadre d’une commission rogatoire. Ce qui n’était évidemment pas la première fois…

-                          Il me semble aussi que vous avez mentionné la présence d’autres personnes avec vous, ce jour-là, chez les Liévin…

-                          Juste un autre couple. Serge Audibert et son épouse. Serge Audibert était l’avocat chargé de défendre l’accusé au cours du procès que vous évoquez, procès ayant abouti à la condamnation de ce dernier.

Charles Boileau croisa les jambes et se laissa aller contre le dossier du confortable fauteuil de salon où il avait été invité à s’asseoir, tout en s’accordant un instant de distraction consacré à admirer de loin les tableaux naïfs décorant cet intérieur plutôt cossu.

« Fichtre… Un prix Nobel de physique étudiant un dossier d’instruction ?

-                          Oui, enfin, pas exactement… » rectifia un peu impatiemment Françoise Lévêque. « Jacques Liévin n’a bien entendu jamais eu accès au dossier ! Il a seulement essayé de faire valoir, à la demande de Serge Audibert, un certain nombre d’arguments propres à démontrer selon lui l’erreur judiciaire ayant entaché ce procès…

-                          Vous voulez dire qu’il s’efforçait en fait d’en persuader votre époux ?

-                          C’est tout à fait ça, oui… En développant les conséquences d’une théorie avant-gardiste dont il prétendait avoir prouvé la validité.

-                          Compte tenu de la qualité d’un tel intervenant, il est à supposer que ces arguments devaient être bien subtils ? L’opinion de votre mari en avait-elle été modifiée ?

-                          Il en avait été en tout cas passablement ébranlé. Et il y avait de quoi, vous pouvez me croire… Mais il a attendu, avant de se rallier définitivement à l’avis du professeur, que celui-ci lui permette d’assister à un certain nombre d’expériences. 

-                          Des expériences ?

-                          Oui… Portant sur des transferts temporels…

-                          Des quoi ?

-                          Des expériences consistant à envoyer un caméscope dans le passé de façon à en ramener des images… »

Le détective, d’abord sans réaction, se redressa lentement en décroisant les jambes, se pencha en avant et, posant ses avant-bras sur ses genoux, fixa attentivement sa cliente.

« Vous pouvez me répéter ça, madame Lévêque ?

« Vous avez bien entendu… Je vous ai dit qu’il s’agissait d’une théorie d’avant-garde !

-                          Soit… Mais vous avez bien parlé d’expériences ? Ces expériences ont-elles selon vous été concluantes ?

-                          C’est en tout cas ce que Roland m’a affirmé en rentrant. Apparemment bouleversé, après avoir passé une demi-journée dans le laboratoire du professeur Liévin… »

Charles Boileau, en proie à toutes sortes de sentiments contradictoires dont la très désagréable impression d’être la victime d’un mauvais canular, récupéra pensivement son stylo et son bloc-notes.

« J’imagine que vous ne verriez aucun inconvénient à me communiquer l’adresse de ce Jacques Liévin ?

-                          Non, pas du tout, mais vous ne trouverez que sa femme à son domicile. C’est elle qui m’a dit récemment au téléphone qu’il se trouvait en mission expérimentale à l’étranger. En Italie…

-                          En Italie ? Je suppose que son épouse pourra se montrer plus précise…

-                          Demandez-lui confirmation, mais si je me souviens bien, il se trouverait aux environs de Naples. En fait, à Pompéi.

-                          À Pompéi… Où votre mari vous avait-il dit avoir à travailler lorsqu’il s’est lui-même rendu en Italie ?

-                          À Rome. Il était supposé au départ passer une quinzaine de jours à Rome… »

Le détective resta à regarder fixement, sans vraiment le voir, le grand tableau se trouvant au mur auquel il faisait face. Une représentation ancienne des ruines du Colisée.

« À quoi pensez-vous, monsieur Boileau ? » demanda Françoise Lévêque au bout d’une dizaine de secondes.

« À la distance qui sépare Rome de Pompéi, madame Lévêque ».

 

 

Christian Eychloma

http://futurs-incertains.over-blog.com/

 

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Marcel Baraffe nous présente son dernier né : "Histoires curieuses et édifiantes"

Publié le par christine brunet /aloys

 

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Histoires curieuses et édifiantes

 

Ces Histoires curieuses et édifiantes auraient-elles pour objet de renseigner sur le côté caché et mauvais des choses

et même de dissiper toute illusion, les dernières surtout ?

Un ancien trader cherchant sa reconversion, dépense son énergie et sa fortune pour tenter de comprendre d’étranges

phénomènes auxquels personne sur terre ne semble échapper. Quel choix devra faire Emilio après la faveur que vient

de lui accorder un bien curieux personnage ? En pénétrant à l’intérieur d’un bâtiment administratif pour défendre son

bon droit, Antoine n’a aucune idée de ce qui l’attend… Ainsi s’enchaînent ces histoires inspirées de faits actuels,

récents et même à venir. Et, sous l’éclairage de l’humour et de l’étrange, l’agitation de nos petites

sociétés humaines déclinantes.

 

Marcel Baraffe est l’auteur de romans historiques et de fiction.

Histoires curieuses et édifiantes est son second ouvrage publié chez Chloé

des Lys après Ultiméa, un roman de science-fiction.


illustration : France Delhaye

Publié dans présentations

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Le Garçon, une nouvelle d'Alain Magerotte

Publié le par christine brunet /aloys

Alain

LE  GARÇON

 

« Venez par ici, il faut que je vous parle… il a encore manifesté son existence pendant le week-end… »

Débarquant de sa «planète rasoir», Ronald Glossman prend un air de conspirateur et m’agrippe par le bras pour m’entraîner à l’écart. Je prends alors mon mal en patience en écoutant les divagations d’un homme qui, j’en suis convaincu, commence à battre la breloque.

La flamme du délire dans des yeux cernés par une nuit d’insomnie, le dos voûté, ployant sous le poids d’un destin tragique, Glossman me raconte la énième manifestation de son dérangeant locataire :

« Dimanche après-midi, je décidais de tondre ma pelouse à la grande satisfaction de mon épouse, Martine. Mon voisin avait rasé son gazon samedi, produisant ainsi une discordance entre les deux terrains. Une discordance qui faisait râler Martine. Et, quand mon épouse râle, ça peut durer longtemps. Je préparais mes outils dans l’atelier, râteau et faux vu la hauteur de l’herbe, quand je sentis, soudain, sa présence insidieuse à mes côtés. Je levai les yeux. Le garçon était là et me regardait. Enervé, je saisis, sur l’établi, le premier instrument qui me tombait sous la main, un marteau, et le lançait dans sa direction. L’outil percuta bruyamment un morceau de tôle ondulée. Face à une réaction aussi violente, j’espérais le dissuader de me tenir compagnie. Peine perdue, j’allais me farcir sa présence durant tout le temps de mon travail. Il me met les nerfs à bout en s’acharnant ainsi. Il sait pourtant que je ne peux plus rien faire pour lui. Comment pourrais-je m’en débarrasser ? »

Glossman se tait et fixe le bout de ses chaussures comme si la réponse à son angoissante question pouvait surgir de dessous ses semelles.

« Bon, je vous laisse, j’ai quelques courses à faire » dit-il d’un air las.

Soulagé, je le regarde s’éloigner. Quel colis ! Au secours, il m’étouffe ! Il faut que je m’aère. Ça tombe bien, aujourd’hui, comme je n’ai pas de projet précis pour la journée et que le soleil est généreux depuis ce matin, j’opte pour une promenade à travers la campagne voisine, privilège de l’espace rural que le trafic urbain, proche, n’a pas encore dénaturé.

Je file vers la Place du Marché, prends la Rue des Myosotis au bout de laquelle se trouve une des dernières fermes qu’on peut encore voir en ville. Au-delà, ce sont les champs des éleveurs et des verts bocages qui s’étendent sur plusieurs kilomètres.

Je m’engage dans un sentier de terre battue longeant haies et sous-bois, où s’emmêlent des parfums d’herbe et de violettes. Agréables senteurs ambiantes incitant à l’évasion. Une évasion qui me permettrait de ne plus être incommodé, par les intrusions répétées de Glossman, car, cela fait trop longtemps que ça dure.   

 

Ronald Glossman habite dans une rue parallèle à la mienne, nos terrains sont séparés par un mur mitoyen. Des habitations confortables, bourgeoises, formant avec d’autres bâtisses tout un quartier qui, vu d’avion, trace un parallélogramme parfait.

A l’arrière de ces maisons cossues, les nombreux jardins composent un agglomérat chatoyant de verdure, de couleurs, nous rappelant, si besoin en était, combien la nature peut être belle et dispensatrice de bienfaits lorsqu’elle vit en osmose avec l’homme.

Or donc, un lundi matin, alors que je me rendais chez le libraire, Ronald Glossman marchait devant moi. On se croisait parfois dans la rue, nous connaissant de vue, sans plus. Un salut de la tête en passant, signe élémentaire de courtoisie, et tout était dit.    

Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais ce jour-là, après l’avoir dépassé, je me suis retourné en lançant un vibrant «Ça va ?» que j’allais regretter par la suite.

Cette formule de politesse appelle une réponse positive de la part de la personne interpellée; sans cela, quel intérêt à la poser ? C’est du moins ma philosophie d’homme mi-amer, mi-égoïste, peu enclin à l’altruisme. On éprouve suffisamment de peine à affronter ses problèmes personnels, pourquoi, dès lors, s’embarrasser de ceux du voisin ?

Manque de chance, Glossman éprouvait le désir de partager une vive contrariété. Il accéléra l’allure et, arrivé à ma hauteur, me saisit le bras comme il s’y autorisera désormais, chaque fois qu’il sera en mal de confidences.

« Non, ça ne va pas ! Depuis quelques jours, je reçois les visites insolites d’un garçon…

- Ah ! fis-je, feignant de paraître intéressé, n’est-ce pas plutôt sympathique ?

- Cela le serait si Michel, c’est son prénom, n’était pas mort !

- Pardon ? Je crains de ne pas comprendre, ripostai-je, étonné et vexé d’avoir, semble-t-il, le profil de celui à qui on peut faire gober pareille ineptie. Un mort qui vient faire un petit coucou, non mais, quoi encore ?

- Faut que je vous explique, vous avez bien un peu de temps à me consacrer... (Il n’attendit pas ma réponse et poursuivit) j’ai acheté la maison que j’occupe, voilà bientôt cinq ans. Le propriétaire précédent travaillait dans une agence bancaire.

Il était père de deux enfants : une fille, Cynthia et un garçon, Michel. Si l’une ne lui posait aucun souci, il en allait différemment de l’autre. Michel vivait mal la séparation de ses parents. Un idéaliste perdu dans un monde de sauvages. Sa crise d’adolescence, son mal de vivre, il les soignait par l’absorption de drogues diverses. Son père fit tout pour l’aider à sortir de cet enfer. Il le plaça même dans un institut réputé d’où Michel sortirait, pensait-on, guéri. Ce ne fut pas le cas. Malgré une amélioration de son état, le malheureux rechuta jusqu’à ce qu’il n’y ait plus, pour lui, d’autre issue que la mort. Michel fut retrouvé pendu dans le grenier. Quant au père, il ne lui était plus possible de vivre dans un endroit imprégné des souvenirs de son fils. Il revendit la maison.

- Pourquoi Michel a-t-il attendu si longtemps pour apparaître ? demandais-je, certain de confondre mon interlocuteur, tant cette histoire liée à l’apparition d’un mort me paraissait abracadabrante.

- Parce que, sans le vouloir, j’ai pris contact avec son esprit par le biais d’un carnet de notes. Un jour, Martine, m’a suggéré de mettre de l’ordre dans le grenier. J’ai la manie, comme beaucoup de gens, de conserver des tas d’objets qui ne me sont plus d’aucune utilité, soit par sentimentalisme, soit par la réutilisation que l’on pourrait peut-être en faire un jour. Alors, j’entasse, je surcharge, créant ainsi un épouvantable désordre.

Dans le fond de la pièce, une caisse en carton, coincée contre la base d’une des poutres du plafond, attira ma curiosité. Je ne lui avais pas prêté attention lors de mon aménagement. Après l’avoir débloquée et dépoussiérée, je fouillai son contenu pour y trouver des objets ayant appartenu au garçon. Sa famille n’avait pas supporté de les emmener.

Il y avait pêle-mêle : quatre chemises, une cravate en cuir, toutes de couleur noire, un pendentif avec un médaillon en argent, une bague sertie d’une améthyste, un cahier de dessin à moitié rempli de croquis de visages de femmes, une pochette en plastique contenant des crayons taillés, un carnet de réflexions sur l’existence, sur les relations difficiles entre les êtres et une prose délirante, écrite, certainement, sous l’emprise de la drogue.  

Le soir même, les apparitions commencèrent. Repensant à ma découverte dans le grenier, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. A côté de moi, Martine dormait. J’eus soudain l’intuition de la présence d’une tierce personne dans la chambre. Je redressai la tête et aperçus Michel, assis sur le bord du lit, qui nous regardait, mon épouse et moi. Je poussai un cri et me cachai sous la couverture. Martine se réveilla en sursaut. Le garçon avait disparu. Je la rassurai en disant que je venais de faire un cauchemar. »

Je restai abasourdi, comprenant difficilement comment un type à l’apparence saine, normale, pouvait raconter de telles énormités. Je me gardai bien de questionner Glossman sur le contenu du carnet dont la lecture avait provoqué, semble-t-il, la résurrection de Michel. J’avais mon compte mais j’étais loin de me douter que ce n’était que le début d’un harcèlement graduel.       

 

Je remonte Le Chemin des Chats qui me ramène à la Rue des Campanules, parallèle à celle des Myosotis. J’aime ce parcours. D’un côté, fourrés et taillis se multipliant à l’envi, de l’autre, de belles pelouses entretenues s’étendant derrière des constructions récentes. Des enfants s’amusent sur des balançoires. Je ne me lasse pas d’admirer ce tableau enchanteur lorsque soudain, je me fige sur place. Au loin, dans le climat réconfortant d’un après-midi serein, le prénom «Michel», crié sur un ton autoritaire, secoue l’état de béatitude dans lequel je me confinais. Anxieux, je regarde dans la direction d’où provient la voix. Un bambin d’environ trois ou quatre ans, galope en direction de sa mère qui lui tend les bras. Je consulte ma montre, c’est l’heure du goûter. Stupide frayeur, c’est à cause de Glossman ! Depuis que je le connais, je ne peux plus entendre le prénom «Michel» sans envisager qu’il ne puisse s’agir d’un zombie ou d’un mort-vivant…

De retour au logis, je me mets à l’aise, allume le téléviseur, essayant, par ces gestes ordinaires, de me changer les idées et de retrouver, ainsi, une existence normale.

Sur l’écran, un journaliste, à l’air pontifiant, se donne du mal pour expliquer les astuces d’une affaire de fraude fiscale de grande envergure. Le gars m’agace par son côté je te résume le plus clairement possible un truc trop compliqué pour toi. Je coupe le son.

Image suivante : un type, le front soucieux, filmé dans une salle de conférences, raconte, à n’en point douter, des choses intéressantes aux micros qui se tendent vers lui… je ne lui rendrai pas la parole pour autant car, je me moque éperdument de ce qu’il peut dire.

Peut-être suis-je dans l’erreur et devrais-je me montrer davantage à l’écoute de ce qui se passe autour de moi, dans le monde… je ne peux même pas évoquer comme excuse la «persécution» de Glossman à mon égard qui a eu pour effet de me dégoûter de mon prochain… non, j’ai toujours fonctionné ainsi, m’encombrant le cerveau de futilités auxquelles j’accorde trop d’importance et qui me donnent l’illusion de vivre pleinement en me passant des autres. J’assume cette attitude que je ne remets jamais en question. Pourtant, je pourrais, je possède une conscience… alors, ne fût-ce que pour l’apaiser un peu… je m’extirpe du fauteuil pour me lancer à la recherche de la paire de jumelles que j’emmène chaque fois que je vais au théâtre. Le genre d’objet que l’on range n’importe où et qui fait perdre un temps précieux lorsque l’on veut mettre la main dessus.

Quand, enfin, je la retrouve, dans un tiroir de la cuisine où, en aucun cas, elle n’aurait dû atterrir (je devrai lui trouver un emplacement précis), je me poste en faction derrière la fenêtre de ma véranda et observe l’arrière de la maison des Glossman.

Martine, l’épouse, s’active dans la cuisine. Au moyen d’une cuillère en bois, elle goûte la sauce qu’elle prépare. Une moue significative indique qu’elle n’est pas satisfaite du résultat.

Dans la pièce à côté, son époux, assis à une table, est plongé dans la lecture du journal. De temps à autre, il lève la tête pour commenter, probablement, un article qui a retenu son attention. Scène de vie courante pour couple rangé. Voilà ce que me révèlent mes deux loupes. Mes chers voisins coulent des jours paisibles. Ils se comportent comme la plupart de leurs semblables. Ils n’ont pas besoin d’aide, je suis content pour eux…

Soudain, Ronald Glossman se tourne dans ma direction. Se sent-il épié ? J’ai le réflexe de me baisser pour me planquer sous la fenêtre, laissant choir les lunettes d’approche sur le sol. La gêne empourpre mon visage. De quoi aurais-je l’air si, ayant aperçu mon manège, il venait à m’en parler ?    

Je quitte la véranda à quatre pattes et n’y mets plus les pieds durant le reste de la soirée.

Blessé dans mon orgueil, je prends la ferme résolution de ne plus écouter les élucubrations de Glossman. De toutes manières, je ne suis pas doué pour m’intéresser à autrui. La maladresse dont j’ai fait preuve la veille est édifiante à ce sujet. N’en parlons plus. D’ailleurs, mon attitude tenait davantage du voyeurisme.

Je m’apprête à engloutir mon petit déjeuner car je meurs de faim. Les bonnes dispositions, ça creuse. Quelqu’un sonne à la porte. Qui donc a le toupet de me déranger à une heure pareille ?

A travers le carreau biseauté, je devine une silhouette qu’il m’est impossible de ne pas reconnaître, c’est celle de Ronald Glossman ! 

« Ne craignez rien, lance-t-il d’emblée, je ne suis pas venu vous faire des reproches pour hier soir. Bien au contraire… »

Il entre sans en être invité. 

« Plaît-il ? fais-je, interloqué.

- Oui, je vous ai surpris avec vos jumelles.

- Je… j’observais une pie sur le rebord du mur…

- Vous mentez mal, cet oiseau est suffisamment gros et ne nécessite pas une telle entreprise et puis, vous n’avez pas à me fournir d’explication, je suis content de l’intérêt que vous me portez. Pour la première fois, depuis longtemps, j’ai passé une bonne nuit.

- Vous… vous méprenez, je…

- Ne cherchez pas d’excuse. Vous n’êtes pas aussi indifférent aux autres que vous désirez le paraître. Je pense que vous êtes surtout un grand timide. »

Son visage s’illumine d’un sourire, ses yeux se plissent jusqu’à ressembler à deux petites fentes. C’est la première fois que je vois Glossman aussi détendu. De ce fait, il s’enhardit. 

« Vous alliez déjeuner, je ne refuserais pas une tasse de café.

- Je vous en prie, fais-je, pris de court, asseyez-vous, un sucre ou deux ?... Du lait ?

- Ni l’un ni l’autre, Monsieur ?... Figurez-vous que je n’ai pas fait attention au nom indiqué sur la sonnette… 

- Il n’y en a pas… je tiens à garder l’anonymat. Il faut que vous sachiez, Monsieur Glossman, que je ne recherche pas les contacts, je les évite plutôt…

- Je sais, vous avez, dans le quartier, la réputation d’être un homme taciturne, replié sur lui-même. Voilà, je pense, la raison pour laquelle je vous ai choisi comme confident.

- Vous ne m’en voyez pas spécialement ravi. C’est un privilège dont je me serais volontiers passé. 

-  Avec quelqu’un comme vous, je savais que mon terrible secret serait bien partagé. Que vous ne le jetteriez pas en pâture au premier venu, poursuit-il, ignorant ma réflexion.

- Ecoutez, Monsieur Glossman, je vais être franc avec vous, votre histoire de fantôme ne m’intéresse pas ! Si je me fiche du sort des vivants, alors que dire de celui d’un revenant ! »

Mon interlocuteur accuse le coup avec dignité avant de revenir à la charge :

« J’ai emmené le carnet, j’aimerais que vous le lisiez…

- Je vous répète que cela ne m’intéresse pas ! »

Faisant fi de ce que je lui dis, Glossman dépose l’objet sur la table puis, boit sa tasse de café. Il arbore à nouveau ce visage d’homme accablé. Il se prépare à partir lorsque je le retiens par le bras. Un geste de camaraderie dont je ne suis pas coutumier et qui me rappelle combien ce comportement m’agaçait quand il m’arrivait d’en supporter la familière vulgarité.

« Au fait, pourquoi n’en parlez-vous pas à votre épouse ? lançais-je, voulant ainsi l’embarrasser.

- Vous ne la connaissez pas, Monsieur, elle me prendrait pour un fou et me rendrait la vie impossible.

- Et vous ne pensez pas que je…

-… Que vous me preniez pour un dingue ? Peut-être. Le fait que vous m’ayez épié, hier, pourrait le laisser supposer. »

Je ne sais plus que répondre, cet homme me déroute.

Après son départ, l’appétit coupé, je range la table. Le carnet s’y trouve toujours. Je le flanque dans un tiroir, déterminé à ne pas l’ouvrir. Demain, c’est la collecte des immondices…

Je tente d’oublier cette visite impromptue en m’activant à remettre un peu d’ordre sur mon bureau que j’ai la mauvaise habitude d’encombrer de papiers en tous genres. Le bruit strident d’une sirène d’ambulance s’arrête dans le quartier. Ça me laisse indifférent. Les voisins sont sûrement sur le pas de leur porte.

Vers midi, je m’offre une visite obligatoire chez le coiffeur. Plongé dans les pages d’un magazine de photos animalières, je surprends les bribes d’une conversation que le client qui me précède, installé sur la chaise tournante, alimente abondamment. Il y est question du suicide d’un quidam dans les environs. Je sursaute à l’énoncé du nom de Glossman !

Lorsque mon tour arrive, dérogeant à mes habitudes, je questionne le coiffeur qui me confirme la mort de Ronald Glossman. Le malheureux a été retrouvé pendu dans son grenier. C’était donc pour lui que l’ambulance s’était déplacée tout à l’heure. Furtivement, je songe à notre dernier entretien pendant que mon interlocuteur se lance dans d’interminables considérations sur le sens de la vie et de la mort.

Poussé par une curiosité, dont je suis le premier étonné, je consacre l’après-midi à consulter le carnet du garçon.

Ces écrits me révèlent l’existence de Michel… Glossman ! Le frère de Ronald !

La narration des ses voyages délirants vers les paradis artificiels me font comprendre l’état d’extrême désolation dans lequel se débattait un jeune homme fragile obligé d’affronter les impératifs d’une vie beaucoup trop exigeante pour lui. Il m’offre la vision classique du paumé incapable de trouver sa place dans la société, de l’idéaliste perdu dans un univers de brutes. Rien d’original en somme.

Par contre, les relations tendues entre les deux frères sont bouleversantes. L’attitude maladroite de Ronald vis-à-vis de son cadet le fait paraître comme un personnage froid, hautain. Michel ne trouvera, chez son aîné, que dérision et mépris pour ses problèmes. Une souffrance, liée à cette incompréhension, transparaît à travers une écriture de plus en plus torturée au fil des pages. Finalement, il commettra l’irréparable sous les yeux de Ronald, désirant prouver ainsi qu’il avait le courage d’aller jusqu’au bout de ses actes. Je referme le carnet et imagine la suite des événements.

Le temps n’accomplira pas son œuvre de l’oubli. Le remords s’insinuera dans l’esprit déséquilibré de Ronald pour ne plus le lâcher. Il empêchera la cicatrisation d’une plaie invisible, témoin douloureux des pages les plus noires de son existence. En fait, Glossman n’était, psychiquement, guère plus équilibré que son frère…

Trop lâche pour affronter la vérité, il la projettera dans une histoire fictive qu’il voudra partager avec quelqu’un, ne trouvant d’autres échappatoires pour tenter de se libérer du poids de sa culpabilité. Lassé de mes constantes réticences, il finira par me céder le cahier intime de Michel, ultime tentative d’appel à l’aide de sa part.

 

Ronald Glossman ne saura jamais que j’ai un frère, Patrick, qui se morfond, aujourd’hui, dans les couloirs d’un institut psychiatrique où… je l’ai abandonné, incapable de lui tendre une main secourable. Je n’éprouve par ailleurs aucun remord, et vis, dès lors, en paix avec moi-même. Glossman et moi vivions un drame identique avec des réactions complètement différentes. C’est une question de mentalité, c’est tout !

Fort de cette conclusion, je remets le carnet à sa place, pensant m’en débarrasser plus tard et me sers un bourbon pour célébrer ma tranquillité retrouvée en levant mon verre à la santé de tous les casse-pieds de la terre. Qu’ils finissent tous comme Ronald Glossman !

Je me sens brusquement l’objet d’une curiosité malsaine. Quelqu’un, sur le trottoir d’en face, m’observe. J’écarte le rideau pour mieux distinguer le curieux et manque de défaillir…

Le teint livide, des bouffées de chaleur me brûlant l’intérieur, je suis en proie à d’affreuses nausées, à d’horribles poussées vomitives qui me tordent l’estomac, causées par une vision de cauchemar… à quelques mètres de moi, se tient… mon frère Patrick !        

Sa tête éclatée laisse échapper la molle substance de la cervelle. Sa face enfoncée, trouée à l’endroit des yeux, rend par la bouche un liquide épais aux reflets fauves. Son ventre explosé offre à la vue tripes et boyaux violacés trempés de sang, englués d’excréments aux senteurs malodorantes, tenaces, qui viennent jusqu’à empester ma demeure. Le reste continue d’être agité de soubresauts nerveux dans un concert d’éclaboussement de chair déchirée.

Le téléphone sonne. Je décroche le combiné, toujours sous l’emprise de l’effroyable apparition. A l’autre bout du fil, c’est l’institut. Une voix féminine m’annonce le suicide de mon frère qui s’est jeté du haut d’une corniche…

Le combiné raccroché, je me rue sur la porte d’entrée pour la fermer à double tour. Ah, mais la corde qui me pendra n’est pas encore tissée, et le feu de la Géhenne attendra…

 

 

Alain Magerotte

Une nouvelle extraite du recueil "Restez au chaud, dehors il pleut..."

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François crunelle nous propose une nouvelle tirée de "Comptoir de l'étrange"

Publié le par christine brunet /aloys

 

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TU VIENS MON PRINCE ?

 

Londres, novembre 1898…

 

 

Après avoir triomphé des derniers nuages, le vent, chargé de l’odeur des docks et des navires de haute mer, soufflait par toute la ville son haleine fétide et pestilentielle.

La lugubre complainte grondait sous les porches et n’hésitait pas à gifler les façades des masures endormies. Elle s’engouffrait dans les bas fonds de Spitafield en empruntant la trame de sordides ruelles.

 

S’apprêtant à plonger dans cette nuit de goudron, M. Atkinson courba sa tête aux favoris hirsutes et au nez aquilin. Il venait de quitter la relative sécurité d’une taverne et, d’un pas peu assuré, il s’enfonça sans bruit dans le crépuscule bourbeux…

 

- Pouah ! Quel temps ! murmura-t-il pour lui-même.

 

Fumeries d’opium, pubs, hangars et salles de jeux dressaient leurs sinistres façades parmi la multitude des taudis. 

Les pavés visqueux étaient parcourus par des filles de joie aux corps malades et peu attrayants.

 

 

- Tu viens mon prince ? lui lança Polly, une prostituée en haillons horriblement enivrée au gin. A quarante-deux ans, usée par la boisson et une maladie des poumons, Polly ressemblait à une très vieille femme. Ce spectre n’en continuait pas moins à battre les trottoirs au milieu des injures et de la violence.

 

- Tu paies un verre à la vieille Polly ? J’suis pas difficile, même une bière ça m’ira ! Alors qu’est-ce que t’en dis, mon Lord ?

 

Dans sa course vertigineuse, la tempête se moquait de la réponse. Elle enleva d’une chiquenaude le haut de forme de M. Atkinson et transperça perfidement de son souffle glacé les nippes rapiécées de la vieille Polly.

Celle-ci se mit à tousser comme un vieux phoque galeux.

 

M. Atkinson pressa le pas et de longues quintes de toux le poursuivirent pendant plusieurs centaines de mètres comme un écho à la détresse du monde.

 

Sous les yeux ahuris de M. Atkinson, les quartiers s’enfonçaient dans un marasme humain.

Un océan d’une sordide pauvreté engloutissait jour après jour des familles entières dans la bière, le vice et la déchéance.

Chaque rue laissait entrevoir une perspective de briques sales et de misère. M. Atkinson ne regardait plus que du coin de l’œil, horrifié, les lugubres façades lézardées par le poids du temps.

 

Sur le seuil des maisons, des gamins en guenilles se protégeaient d’un froid cinglant en se couvrant de vieilles loques informes et de vêtements en lambeaux. Trois, quatre, cinq couches de couvertures miteuses se superposaient parfois sur leurs corps malingres. Ces répugnants amas flasques de laine puante, de coton humide et de lin pourri gisaient là misérablement et définitivement échoués.

 

Durant la journée, une activité dévorante les avait animés : vol, mendicité, métiers de toutes sortes…

Mais ce soir, comme chaque nuit, cette population grouillante d’enfants décharnés s’était jetée sur des grabats sans nom dans un état proche de l’hébétement.

 

Toujours plongés dans leurs rêves, les marmots ne se réveillaient même pas au passage de M. Atkinson.

 

- Horreur ! Combien se réveilleront demain matin et surtout dans quel état ? se dit M. Atkinson tout bas, en pensant à l’état de survie précaire de ces enfants.

- Ils ne bougent même plus. On les dirait pétrifiés de froid.

 

La nuit était tombée depuis longtemps sur leurs sommeils agités mais toute activité n’avait pas cessé pour autant !

 

Tapis à l’entrée des plus sombres ruelles, un chapeau mou enfoncé sur la tête, des criminels à la mine patibulaire faisaient le guet à l’affût du moindre larcin. 

Un clin d’œil, quelques gestes précis, quelques sifflements rapides annonçaient à tous une proie facile et intéressante.

 

 

- La ferme, Harry ! Vise un peu ce qui nous arrive.

- Waouh mais c’est Noël ?! Préviens les autres qu’il y a du boulot qui se pointe…

 

- Quel calme tout à coup, dit en riant M. Atkinson. Mais son rire sonnait faux et suintait la peur.

La curée allait commencer…

 

Heureusement pour lui, M. Atkinson n’était pas seul ; des marins étrangers, peut-être des Allemands ou des Suédois, titubaient bras dessus, bras dessous à quelques encablures de là.

Ils chantaient à tue-tête tout en cherchant un asile de nuit pour y reposer leurs vieux os.

M. Atkinson était conscient du danger qui le menaçait et dans un mouvement incontrôlé il se signa dévotement.

Sa petite panse rebondie crispée par la peur, il accéléra son allure, jouant le tout pour le tout.

 

Les assassins postés en embuscade se concertaient. Il entendait déjà de faibles gloussements dans son dos quand soudain il vit devant lui une masse blanche informe sourdre des entrailles de la terre.

Le vent venait de s’arrêter comme bloqué par un mur.

Ce mur était constitué de gouttelettes de suie en suspension, de miasmes, de gaz de charbon, de vapeur d’eau croupie et de mille autres ingrédients nécessaires à la préparation du fog.

Le brouillard d’un gris sale rampait sur les pavés luisant d’humidité, longeait les murs et partait à l’assaut des rares réverbères intacts.

Leur halo de lumière n’éclairait guère plus qu’une luciole au fond d’une cave à charbon.

Les rues devinrent calmes, les cris s’étaient tus, un monde surnaturel prit possession du quartier.

Tout paraissait suspendu, même le temps. Le fog avait recouvert Spitafield et White Chapel d’une chape de brume. Il était tombé et tapissait sans bruit une nuit d’amertume. Les jurons des ivrognes, les bagarres, les chansons des matelots ; tout s’était arrêté comme au coup de sifflet d’un policier.

 

M. Atkinson se mouvait maintenant au hasard, un peu à tâtons comme dans une chambre capitonnée. Jusqu’au bruit de ses pas, il n’entendait rien.

De même, il passa inaperçu dans cet environnement ouaté, aux sons feutrés et étouffés par cet édredon de brume.

 

Et c’est ce qui le sauva d’une mort certaine !

 

Le fog, cet ange de la mort, ce nettoyeur de misère, ne l’avait pas choisi… ce soir.

 

Par contre, au petit matin, il laissa derrière lui une impressionnante foule de victimes. Son atmosphère saturée d’eau avait emporté Polly dans une dernière quinte de toux, forte comme une bordée de jurons.

Son froid implacable avait fauché plusieurs gamins des rues, gelés dans leurs couvertures de fortune.

Sa masse compacte avait laissé un des marins Suédois sur le carreau, trois pouces d’acier entre les côtes…

C’était en novembre 1898…

 

 

 

 

Londres, février 2003…

 

Le fog se fait beaucoup plus rare de nos jours.

 

Mais si vous parcourez l’est de Londres par temps de brouillard : tendez l’oreille !

Et surtout ne soyez pas étonné d’entendre dans votre dos une quinte de toux grasse et gutturale ou sur votre gauche un phénoménal blasphème craché dans l’air comme un jet de pus.

 

Vous pensiez être seul ?

Mais vous ne l’êtes plus !

 

- Tu viens mon prince ?

 

 

 

François Crunelle

Extrait de "Le Comptoir de l'Etrange"

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Texte n°9 concours "Si l'hiver m'était conté"

Publié le par christine brunet /aloys

Il avait des cheveux blonds, mon guide…

 

« La place Rouge était blanche,
La neige faisait un tapis,
Et je suivais, par ce froid dimanche,
Nathalie »

Non… Ça, c’était le jour où on l’avait mis dans le convoi  qui devait l’emmener au Goulag. Un dimanche, effectivement, vers la fin décembre. Et puis, ce n’était pas Nathalie, c’était… Quelle importance ? Une garce du NKVD. Chapka bien enfoncée sur la tête, chaudement emmitouflée dans son uniforme fourré. Pendant que lui, insuffisamment vêtu et mal nourri, dans la poudreuse jusqu’aux chevilles, suivait en claquant des dents. Mais il n’avait pas fini de grelotter…

Le vieux bonhomme s’approcha de la vitre en claudiquant légèrement. Il n’avait jamais pu recouvrer une démarche normale après l’amputation de ses orteils gelés. Mais enfin, il était encore là pour l’évoquer. Ils étaient si nombreux à n’avoir pas eu autant de chance…

Il essuya de sa main ridée la buée qui lui masquait la vue sur le parc et le sapin artistiquement illuminé, juste sous les fenêtres de la maison de retraite. Puis il ferma la radio d’un geste sec avant de retourner s’asseoir. Il resta là, le regard dans le vague, le dos frileusement appuyé contre le poêle en faïence.

Pourquoi diable cette chanson, plutôt mièvre au demeurant, devait-elle lui faire à chaque fois un pareil effet ? Pas grand-chose à voir avec sa propre malheureuse expérience… C’était pourtant comme si elle avait le pouvoir maléfique de faire ressurgir tout ce qu’il aurait souhaité pouvoir oublier.

Le travail éreintant au milieu des bouleaux craquants de givre. L’insupportable morsure du froid. La faim tenace. Le sadisme des gardiens, au mieux leur indifférence. Et Nathalie.

Non… Son guide à lui, celle à qui il devait d’être encore en vie, c’était Tatiana. Une « zek », comme lui. Blonde. Oui, il s’en souvenait parfaitement. Mais pas de tresses. Non. Les cheveux courts sur la nuque. Et affreusement pâle, les joues creusées par la fatigue et les privations. Pourtant capable de partager avec lui le peu qu’elle avait pu voler dans les cuisines du camp.

Mais… Ne percevait-il pas toujours cette rengaine ? Assourdie quoique encore trop bien audible !. Un résident qui écoutait la même station, dans la chambre voisine… Des paroles maintes fois entendues, s’insinuant à travers les murs, insistantes, moqueuses. Comme le rire sardonique du destin…

«  La place Rouge était vide,
J'ai pris son bras, elle a souri.
Il avait des cheveux blonds, mon guide,
Nathalie, Nathalie... »

Oui, à la fin, il s’était retrouvé seul avec elle. Non, pas sur la place Rouge, mais dans le local à demi enterré faisant office de morgue. Là où l’on entassait, chaque jour de ce terrible hiver, les cadavres raidis par le gel.

Il était resté longtemps près d’elle, la main posée sur son bras. Et, oui, il se souvint qu’elle souriait. Du moins l’aurait-il juré. Un sourire éternellement figé par la mort.

Le vieil homme ferma les yeux. Combien d’hivers encore ? La chanson se terminait…

«  Que ma vie me semble vide !

Mais un jour, au paradis,

Je sais que tu seras mon guide

Nathalie, Nathalie... »

 

Publié dans concours

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