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Les amants retrouvés, une nouvelle de Maurice Stencel

Publié le par christine brunet /aloys

 

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Les amants retrouvés

 

 

 

 

Mon oncle avait quatre-vingt deux ans. Il était pensionnaire d'une maison de retraite, une maison de vieux.

Il disposait d'une chambre individuelle meublée d'une table, de deux chaises, d'un lit, et d'un poste de télévision. Une chambre individuelle parce qu'il empêchait son voisin de chambre de dormir en lui racontant des histoires rocambolesques. Ou en faisant fonctionner la radio durant la nuit, le son au maximum. En recommençant dès que la gardienne de nuit quittait la chambre après avoir éteint le poste.

- C'est interdit, monsieur Richard.

Le directeur avait concédé la chambre individuelle et lui avait donné le poste de télévision d’un pensionnaire décédé.

Monsieur Richard était le mari de ma tante. Lorsqu'elle est morte, une attaque cérébrale, il avait refusé de rencontrer qui que ce soit de la famille de sa femme, et nous avions cessé de nous voir. Sa femme n'appartenait qu'à lui, avait-il dit. Sa douleur, il ne voulait la partager avec personne.

Il avait renoncé à ses affaires. Elle n'était plus là pour les gérer avec lui, il ne serait plus là, lui non plus. C'était un couple profondément amoureux.

Leur maison était grande et confortable. Ils l'avaient achetée quelques années auparavant en pensant à leur vieil âge, et à l'hypothèse d'un handicap qui aurait nécessité une garde malade à demeure.

Pratiquement, il n'en sortit plus jamais. Sinon pour faire ses courses au supermarché parce qu'il fallait bien se nourrir. Revenu chez lui, il s'asseyait dans la cuisine, et contemplait le jardin qui se trouvait à l'arrière. Ou il s'étendait sur le lit de la chambre à coucher et regardait le plafond en pensant à sa femme.

A force d'être immobile, il s'efforçait de ne plus vivre. Il pensait que c'était une façon de mourir puisqu'il n'avait pas eu le courage de se tuer.

Puis il avait rencontré Cécile qui était veuve. Au bout de trois semaines, ils couchaient ensemble et découvraient que parfois, ou souvent, la sexualité remplace les élans du cœur.

J'avais reçu d'un notaire un courrier qui m'informait que j'étais l'héritier d'un monsieur, pensionnaire d'une maison de retraite, qui n'était pas décédé mais qui avait tenu à ce que je sache que le jour où il mourrait, j'étais celui qu'il avait choisi pour hériter de ses biens.

Des biens? Le notaire m'informa qu'à sa connaissance, il n'en avait pas, qu'il s'agissait de biens symboliques, que la symbolique autant que la sémantique accroissait la qualité des choses, c'est mon oncle qui avait tenu à ce qu'il me le dise. Il avait prétendu que j'étais un garçon intelligent qui saurait apprécier ses propos.

Ma tante était morte vingt ans auparavant, et j'étais curieux de revoir ce mari qui par amour avait exigé l'exclusivité de la vie et de la mort de sa compagne mais dont le veuvage n'avait pas éteint les pulsions. Il avait constaté qu'on pouvait tout à la fois aimer sa femme défunte, et trouver chez une autre de quoi les satisfaire.

C'est ce qu'il me raconta par morceaux durant les visites que désormais je lui rendais. Il avait l'air d'en jouir en me fixant dans les yeux pour juger de mes réactions. Le plus beau, je le devinais à ses hésitations et à des propos qu'il distillait comme un auteur qui ménage ses effets, le plus beau, je le pressentais, était à venir. Mais c'était quoi : le plus beau?

- Elle faisait bien l'amour, Cécile. A toi, je peux le dire. Après tout, je n'avais que soixante deux ans et elle, à peine cinquante-cinq. Elle avait du tempérament. C'est drôle, on ose davantage avec une étrangère qu'avec celle qu'on a épousé à l'adolescence, et à qui on a promis de ne jamais rien cacher. Il n'y a pas de morale en amour. Ni morale ni justice.

Il était l'heure de fermer. Il me retint par le bras.

- Je ne sais pas si je dois le dire.

Il s'était levé pour rejoindre sa chambre.

Je lui rendais visite tous les vendredis. Ce qui m'apparaissait au début comme les bavardages d'un vieillard à qui je rendais visite par compassion excitaient désormais ma curiosité. Cet homme, pensais-je, est en train de me dire des choses

importantes. Je n'imaginais pas en quoi elles étaient importantes mais je savais qu'elles l'étaient. Il suffisait d'attendre.

Cécile et lui n'avaient pas grand chose à se dire. Cela ne les gênait pas. Lorsque le silence s'installait, Cécile disait:

- Tu viens.

Et ils allaient se mettre au lit.

Leur liaison avait duré cinq ans. Je ne sais pas si elle avait été heureuse, il ne l'avait pas dit formellement ni le contraire d'ailleurs, mais elle avait été inventive. De sorte que lorsque Cécile s'enticha d'un amant à peine plus jeune que lui, ce qui l'avait blessé c'était qu'elle partageait avec ce bellâtre des audaces dont il avait pensé que c'était à lui seul qu'elle les avait destinées.

Il avait le sentiment d'avoir été frustré d'un droit de propriété, en tout cas de copropriété, qu'il avait sur les exercices amoureux auxquels ils s'étaient livrés. Du temps de son épouse, il aurait rougi en les évoquant.

- Vous pensez encore à ça, mon oncle?

- Je ne suis pas encore gâteux. Il y a longtemps que j'ai séjourné aux Etats-Unis, ça n'empêche pas que je me souviens très bien de New-York. Et ça n'est pas désagréable. Cécile prétendait qu'on pouvait faire l'amour bien après quatre-vingt ans.

- Quatre-vingt ans?

- Il me regardait avec ironie.

Il n'était pas resté seul très longtemps. Six mois plus tard il faisait la connaissance d'une dame plaisante

d'aspect qui prenait le thé à la terrasse d'un café. Lui, il buvait un café déjà tiède, en regardant les passants.

- Il fait beau aujourd'hui.

Elle avait eu l'air de réfléchir, elle l'avait regardé un instant.

- C'est vrai, il fait beau.

Ce fut sa troisième compagne, Hélène.

- Je te le jure. Si elle n'était pas morte, elle aurait été la dernière. Tant elle avait de qualités.

- Elle est morte?

Les larmes lui mouillaient les yeux. Il se leva et retourna dans sa chambre en trainant les pieds.

Le vendredi suivant, il avait hoché la tête.

- Quel est l'imbécile qui a dit : de l'audace, encore de l'audace. Moi, j'ai longtemps hésité. Et j'aurais du hésiter plus longtemps encore. Peut-être un jour de plus. C'est souvent le dernier jour qui est déterminant. En réalité, la dernière seconde. Tant que la chose n'a pas été faite, elle n'a jamais existé. Et tout serait différent.

Il avait ajouté :

- Il n’y a pas de morale.

Le bellâtre était mort après quinze ans de vie commune avec Cécile.

- Vous voyez qu'il y a une justice, mon oncle. Avouez que vous avez été content ce jour-là.

Je le disais sans conviction. J'imaginais qu'après plus de quinze ans de séparation, presque seize, et à leur âge, les blessures d'amour propre avaient disparu. Et

l'union ave Hélène qui l'aimât sans éclats, sans passion spectaculaire mais profondément, avait du lui être chère. Somme toute, il aurait du être reconnaissant à Cécile. C'est à Cécile qu'il devait sa rencontre avec Hélène, non ? Je l'avoue, je connais peu la psychologie masculine.

Cécile avait téléphoné le jour même de la mort de son compagnon, il avait reconnu sa voix immédiatement. Son cœur s'était mis à battre plus fort.

- Il est mort.

Il avait deviné de qui il s'agissait. Elle l'annonçait à mon oncle parce qu'il lui semblait que c'est à lui qu'elle devait l'annoncer en premier. A qui d'autre, pensa mon oncle qu'une joie soudaine avait envahi.

- Mort. Il m'a laissée seule.

- Courage, Cécile. La vie n'est pas finie. Je vais venir.

- Oh Richard ! Il m'a laissé seule.

Après tant d'années, il la revoyait de mémoire comme s'ils s'étaient quittés la veille. Chaque détail de ce qui fut leur dernière nuit d'amour lui revenait. Il en avait conscience une fois de plus, ils avaient vécu une passion torride. Et le destin leur offrait de la poursuivre.

- Tu le sais: quand le désir d'une femme te submerge plus rien ne compte. Ne mens pas. Le désir aveugle, et engourdit le cerveau.

Est-ce ma faute si Hélène est morte en même temps que lui. Les dernières années de la vie d'un homme sont comme des diamants, c'est un crime que d'en

ternir l'éclat. Quel que soit le prétexte qui sera oublié dès qu'il sera passé de l'autre côté.

Il avait parfois parlé la tête basse si bien que j'avais du me pencher vers lui pour l'entendre. Il avait entrecoupé ses propos de silences dont je ne savais pas s'ils étaient voulus ou s'ils étaient dus à son âge. Il arrivait, j'en étais convaincu à présent, à cet essentiel, ces choses importantes, que j'avais pressenti dès nos premières rencontres.

- Mon oncle, vous n'avez pas?

J'étais incapable de poursuivre. Une chose est de penser que les hommes sont capables de tout, une autre est de constater que c’est vrai. Et d'être le confident de ce qu'il faut bien appeler un meurtrier. Est-ce que les prêtres, dans leur confessionnal, éprouvent la même angoisse?

C'est du cyanure qu'il avait versé dans le vin dont ils buvaient une bouteille tous les soirs pour se détendre avant de dîner.

- Hélène n'a pas souffert, je t'assure. Elle est morte sur le champ.

Ce jour-là, étendu sur le lit, c'est à Cécile que mon oncle pensa longtemps avant de s'endormir. Ses rêves furent ceux d'un adolescent. Par pudeur, il attendit le lendemain des funérailles pour revoir Cécile.

Seule la voix n'avait pas changé. Son visage s'était épaissi mais ses lèvres étaient encore pulpeuses. Il l'embrassa sur la bouche.

- Je suis contente que tu sois venu. J'ai appris qu'Hélène était morte. Pauvre Richard. Nous n'avons pas de chance tous les deux.

Il la serra contre lui. Elle se laissa aller, davantage parce qu'il la serrait que poussée par le désir. Il lui embrassait le cou à cet endroit qui jadis mettait en marche son petit moteur comme ils disaient. Elle avait le cou ridé d'une vieille femme.

- Tu veux te coucher?

En se déshabillant, il voyait dans le miroir de la salle de bain son ventre proéminent qu'il tentait d'atténuer en se raidissant. Quant à Cécile, ses hanches s'étaient élargies et des plis lui cernaient le ventre. Elle avait toujours été encline à la cellulite. Il détourna la tête et se glissa sous les draps. Lorsqu'elle le rejoignit, il lui entoura le cou tandis qu'elle plaçait la main sur son sexe.

Ils restèrent au lit près d'une demi-heure sans rien se dire. Le haut de sa cuisse était mouillé mais chacun d'entre eux, finalement, avait fait l'amour tout seul. En fermant les yeux.

- Tu es déçu? Tu veux rester?

- Tu es gentille. Il faut que je rentre. Je reviendrai demain.

Elle sourit en soupirant.

- Ce n'est jamais comme avant.

En rentrant chez lui il lui sembla que l'appartement était froid. Il avait du fermer le chauffage avant de partir. Sur la table de la cuisine restait la tasse vide du

café qu'il avait pris la veille en se levant. Il s'assit, la tête entre les mains, les coudes sur la table, en pensant à Hélène qui l'avait quitté. Un frisson, parfois, le secouait. Il prit un gilet qu'il enfila sur son pull.

Est-ce que lui aussi avait changé physiquement autant que Cécile? Il n'avait pas de chance. Toutes les femmes qu'il avait aimées étaient mortes. Il restait seul comme un chien abandonné.

Il secoua la tête.

- Il n'y a pas de morale dans la vie.

Maurice Stencel

 

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Publié dans Nouvelle

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GEORGES ROLAND : MES RECITS SONT DES DIVERTISSEMENTS

Publié le par christine brunet /aloys

http://georges-roland-auteur.wifeo.com/images/photogeorges.jpgMon premier contact avec Georges Roland fut lors de sa présentation sur le forum des auteurs de Chloé des lys... Un court texte plein d'allant truffé de mots que je ne comprenais pas... Piquée au vif, j'ai voulu en savoir plus sur ce personnage atypique qui, en guise de perruque, porte sur sa photo une perruche ... En dérogeant un tant soit peu de la trame habituelle de mes interviews, je lui ai demandé de se présenter...


 Né à Bruxelles au sortir de la deuxième guerre mondiale, je suis un parfait bâtard belge, tiraillé entre cultures flamande et francophone. Et je n'aime ni les caricoles, ni la gueuze.


Qu'est-ce que tu dis en bas de ça, fieu ? 


Tu peux dire que je suis un Brusseleir récalcitrant et mangeur de poulet, un kiekefretteranar, en quelque sorte.


Révérence parler, mon sabir belgicain vaut bien l'english pidgin qu'est devenue la langue française, ce qui ne m'empêche nullement de la défendre contre l'invasion mondialiste. Je dis nonante-neuf au lieu de quatre-vingt-dix-neuf, je mange des pistolets, du cramique, et bois de la kriek et de la faro. À mes yeux, cela vaut mieux que d'utiliser des raccourcis anglo-saxons et de se ruiner l'estomac avec des chiens chauds rebaptisés, en guise d'assujettissement à la tendance.


http://georges-roland-auteur.wifeo.com/images/nivelles.jpgJe suis chauve, mais pourquoi se couvrir la bille d'une perruque, alors qu'une perruche, en plus, est capable de chanter et de parler ? J'orne donc ma calvitie d'une calopsitte.

 

Qu'est-ce que je vous disais ? Je présume que pour un Belge, ce vocabulaire coule de source... Mais pour une pauvre provençale exilée en Auvergne, c'est "une autre paire de manche"... De toute façon, j'ai ouvert un dictionnaire bruxellois/français sur internet... je suis au point !

Tu as une bibliographie importante... Depuis quand écris-tu et quelles sont tes sources d'inspiration ?


À dix-sept ans, je m'imaginais mélange : un tiers de Hendrik Conscience, un tiers de Victor Hugo, un tiers de Paul Verlaine, et surtout, un grand tiers de Albert Camus.


On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans.


L'appel de la scène fut un déclic, je m'investis dans des interprétations, des mises en scène, et enfin, l'écriture. Je montai des pièces pour enfants, pour adultes, initiai des adolescents à la magie du théâtre. J'écrivis des textes de chansons, des nouvelles, des romans. Tout le bataclan, quoi ? 


Quand on aime, pourquoi s'embarrasser plutôt que de s'embraser?

 

Tes histoires sont très ancrées dans le terroir...   Pourquoi ?

Je suis avant tout belgo-bruxellois.


Bruxelles et la province de Brabant apparaissent dans tous mes romans. Ils en sont les décors récurrents. Certains auteurs sont voyageurs impénitents, avides de découvrir la Terre. Moi, je reste sur place, chez moi, avide de connaître MA terre. C'est un peu comme si je voyageais autour de ma chambre.http://georges-roland-auteur.wifeo.com/images/BROL1.JPG

 

Est-ce que je n'ai pas intérêt à sortir de chez moi ? J'ai passé mon existence entre les USA, l'Eire et la Belgique. Ma fille habite Madrid, a épousé un Argentin de Buenos Aires. J'ai vu des villes merveilleuses, des villages inoubliables, Istanbul, Montevideo, El Djem, Colonia de Sacramento... et tout cela me ramène à Bruxelles, au Brabant. Pourquoi faire partir mes personnages de par le monde, alors qu'il se passe tant de choses dans la rue à côté ?


Tes récits jouent avec les mots, les attitudes comiques, loufoques... Pourquoi ce choix ?

 
 La farce et l'auto-dérision sont les mamelles de la bruxelloise attitude. C'est ce que nous appelons la zwanze. Notre langage est sans vergogne, criblé de rires, dégoulinant de bières incroyables, et sans doute imbuvables pour un étranger (Baudelaire a comparé la faro à de la bière deux fois bue) ; de plus, il ne faut jamais perdre de vue que notre emblème est un... Manneken Pis !


En tous temps, la fiction l'emporte dans mes récits. J'adore les fruits capiteux de l'imagination, et l'ivresse de commander le destin de mes personnages. J'aime cette phrase de Victor Hugo dans Océan : « La raison, c'est l'intelligence en exercice, l'imagination, c'est l'intelligence en érection.» Elle est le fil rouge de mon écriture. L'imagination, qui manque tant à notre époque de chroniques biographiques et de télé réalité au goût amer de déjà vécu. Créer des personnages-reflets d'êtres réels, mais sublimés par l'imagination, mis dans les circonstances les plus dramatiques, les plus loufoques, les plus tendues, par un auteur-marionnettiste, voilà où je trouve ma plénitude. Plus que de moi-même, j'ai besoin de ces gens ―non pas des héros, des anti-héros, des super-héros, simplement des ectoplasmes de l'imagination, qui me suivent partout, se trainent ou galopent dans les rues de mes délires. Ils sont conscients de vivre dans une pièce de théâtre, dans un roman, et ne se privent pas de le dire au lecteur, au spectateur. Car l'imagination doit friser le délire, elle doit être outrancière, décalée, nettement distincte de la réalité, puisqu'elle en est issue.

http://api.ning.com/files/8-p3w3RQ5y5KYJfc37d3*3kG*0B-Py-c3vt30Mf*cI6Z7tV6TUYLx*qe-8WRk2gbz6XlmWwHX8menjbewKMV*bLACNdwG0Ml/clercrecto.jpg?size=173&crop=1:1Mes récits sont des divertissements, non des compte-rendus, des dépliants de voyage ou des témoignages sur le vif. Ils sont, justement, la déraison, sans oublier que «Ex nihil, nihilo» rien n'est issu de rien, les personnages, les situations, les décors qui glissent le long de ma plume vers le clavier de l'ordinateur, sont il est vrai, bien réels, tout juste transformés.


C'est le lot du surréalisme.


J'ai laissé tomber depuis un moment mon dictionnaire bruxellois/français, happée par les mots de Georges Roland... Et je me surprends à imaginer ses ectoplasmes de l'imagination qui peuplent  des décors rocambolesques...


Le texte qui va paraître chez CDL est-il de la même veine?CDR-couv24.jpg

 

Justement... Je veux insister sur le fait que le récit (roman anarchronique) qui va paraître chez CDL est écrit en "bon français" et que je n'utilise le dialecte bruxellois que dans certains romans (entre autres la suite de polars humoristiques "Roza et le commissaire Carmel"). Un peu (en toute humilité) comme Pagnol avec sa trilogie. Je te signale que César- Fanny- Marius lui ont été inspirés par une pièce jouée en bruxellois, et qui a eu un succès considérable (on la joue toujours chaque année à Bruxelles) "Le Mariage de Mademoiselle Beulemans".


A une époque où il faut un dictionnaire anglo-saxon pour comprendre sa propre langue, il me paraît rassurant d'apprendre qu'il existe aussi sur Internet un dictionnaire de bruxellois (bien que, souvent, il soit composé par un non-zinneke(né à Bruxelles) et donc erroné).


Cart1eR.jpgJe dois ajouter que ma langue maternelle est le Flamand, que j'ai appris le Français à l'école, et que c'est sans doute pour cela que je la révère tant.

 

Un nouveau tournant dans ton processus de création?

Je te déçois tout de suite, il ne s'agit PAS DU TOUT d'une évolution dans l'écriture, plutôt une trajectoire parallèle.

 


Textes comiques, humoristiques, surréalistes mais aussi poèmes... Toute une panoplie qui permet à Georges Roland d'exprimer librement son ressenti, de jouer avec le style et les mots pour donner une autre dimension à ses textes et proposer au lecteur un univers aux sensations plurielles...

Auteurs, musiciens, sculpteurs (...) ne sont-ils pas amenés  à multiplier peu à peu les formes d'expression pour atteindre le plein épanouissement de leur passion créatrice ?

 

Il ne reste plus qu'à lire ses textes... avec ou sans dictionnaire... parfois avec un petit sourire aux lèvres en laissant notre imagination faire le reste.

 

C'est tout ce que je demande à un auteur: me faire rêver, me faire voyager... Pas vous ?

 

Allez à la rencontre de Georges Roland sur son site link

 

 

Christine Brunet

www.christine-brunet.com

 

Publié dans interview

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Anne-Marie Jarret-Musso nous propose un premier aperçu de son roman "Le bonheur est dans le conte"

Publié le par christine brunet /aloys

jarrettete.jpg

 

Ouvrez ce recueil et vous y trouverez dans la première partie quatre contes philosophiques constitués de personnages qui ont comme seul fil conducteur la quête du bonheur.

 

Fata, la drôle de fée leur indiquera à sa manière le chemin jalonné de pièges. Seuls ceux qui les auront surmontés y parviendront.

 

La deuxième partie contient 2 récits inspirés de faits réels qui ont chacun leur particularité, mais ne dévoilons rien.

 

L’ensemble de ce recueil étant accessible à tout public, on pourra y voir deux aspectsbonheurconterecto.jpg d’interprétation.

 

Les enfants retiendront des histoires extraordinaires rassemblant des personnages attachants orchestrés par Fata la drôle de fée.

 

Quant à vous chers lecteurs :

 

A travers la simplicité de ces textes, vous pourrez lire en filigrane mes réflexions sur la vie.

Un peu comme des messages mis dans des bouteilles jetées à la mer, puissiez-vous les retrouver ?

A lire et à méditer.

De 7 à 77 ans.

(Textes adaptés à une lecture à voix haute)

 

 

 

 

 

 

 

 

Extrait première partie :

 

Le mur

 

 

 

Dans une contrée voisine vivait paisiblement un peuple en harmonie avec son environnement. Toutes les classes de la société y étaient représentées mais la plupart travaillaient dans la fabrique de biscuits implantée près du village depuis dix ans.

Un matin, un étrange magasin s’installa, à la devanture clinquante et à l’enseigne scintillante qui arborait des lettres de toutes les couleurs :

« Marchand de bonheurs »,

tel était son nom. Aussitôt tous les villageois s’y ruèrent...

 

Dès qu’on pénétrait dans cet antre singulier, on y trouvait une jeune fille, coiffée d’une longue chevelure brune, à l’allure d’une fée. Non loin d’elle, posé sur une étagère, on devinait un bâton qui ressemblait à une baguette, avec à son bout quelque chose qui rappelait une étoile.

Derrière elle, un immense mur martelé de deux rangées de portes se dressait majestueusement. A chaque extrémité, un escalier grimpait jusqu’à une coursive divisant le mur en deux étages, de telle sorte que l’on pouvait monter d’un côté et descendre de l’autre, facilitant ainsi le flux des visiteurs. Sur chaque porte figurait le nom de l’objet désiré et chacune d’elle représentait sa valeur.

De cette façon, sur les portes recouvertes de bronze, on pouvait lire « téléphone portable » « vélo » ou « téléviseur ». Sur les portes argentées, on lisait « séjour hôtel » « ordinateur » ou « moto ». Sur les portes dorées à l’or fin était gravé « voiture » « cuisine intégrée » ou « voyage » etc etc.

La jeune fille accueillit la clientèle avec un large sourire et lança d’une voix claire et distincte :

— Approchez mes amis. Pour dix euros seulement, vous pouvez acquérir l’objet de vos rêves en franchissant l’une de ces portes. Mais attention, faites-en bon usage. Vous ne pourrez revenir que deux fois, si vous n’obtenez pas satisfaction.

Elle prit le bâton et désigna d’un mouvement de bras gracieux l’ensemble du mur.

Soudain, face au comptoir une longue file d’attente se forma. Les uns plongèrent leurs mains dans les poches de pantalon pour en retirer un billet ou des pièces, les autres s’adressèrent à leurs voisins pour solliciter une avance et tous prirent leur mal en patience car cela valait vraiment la peine d’attendre.

Bien évidemment, les portes dorées à l’or fin étaient les plus convoitées.

Celles en argent attiraient déjà bien moins de monde, quant à celles en bronze, seuls les moins intéressés ou les plus pressés osaient les franchir, sachant qu’ils pourraient revenir plus tard pour les meilleurs gains.

Dès que la foule eut franchi toutes les portes, Fata la jeune fille compta avec un léger sourire l’argent de la recette, verrouilla sa caisse, ferma la boutique, et rentra chez elle la conscience tranquille. Le lendemain, elle ne revint pas, sachant pertinemment que personne ne remettrait les pieds dans son magasin avant trois jours, car il n’est pas facile d’avouer son insatisfaction. « Après tout pour dix euros, on ne va pas se plaindre » entendit-elle dans la foule.

 

Trois jours passèrent et…

 

Anne-Marie Jarret-Musso

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Rock en rôle, un texte de Karl Chaboum alias Carol Trottier

Publié le par christine brunet /aloys

 

http://www.bandbsa.be/contes2/trottieztete.jpg

 

 

Rock en rôle

 

tête de pierre ou caoutchouc

je me la frappe sur les genoux                                     

une bataille de femmes dures à cuir

me frappe au boulet du ventre

 

pas le droit d’en aimer deux à la fois

sinon on en fait notre chemin de croix

jusqu’à quand pourra se tolérer la déchirure

moi si sensible aux éraflures

et les deux de s’écrier Ola !

chacun des trois a ses droits

 

un ou une des trois est de trop

une des deux doit s’en aller

mon cœur peut-il se diviser en trois

est-il indivisible

est-ce qu’il est invisible

qu’on le voit pas se battre

mais il ne veut plus se battre

alors pourquoi avoir permis  cette bataille

avec deux êtres chers

cette chair est de la poudre aux canons

que j’avale

qui m’explose en dedans

qui m’expose à les perdre les deux

qui sera vainqueur

l’amour ou la raison

 

Karl Chaboum

http://www.bandbsa.be/contes2/solenversrecto.jpg

 

 

 

 

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Une terrible beauté est née, une nouvelle de Carine-Laure Desguin

Publié le par christine brunet /aloys

                                    

desguin

 

Une terrible beauté est née.

 

Le soleil ouvre grand ses sourires, comme s’il connaissait de cette fille, aux yeux charbonneux et à la bouche en cœur, qui s’éclipse de l’immeuble, tous ses désirs engloutis, ses remous qui s’éveillent et ses futures trajectoires…

- Tiens, voilà Mado ! chuchote Jéromine tout en se penchant vers la copine assise juste en face d’elle, qui sirote son p’tit noir…

- Tu parles ! s’étrangle  Marie-Galantine en haussant expressément le ton pour que toute la terrasse du bistrot l’entende…

 

Et c’est gagné. Un gars style jeune cadre dynamique détourne son regard de son pc portable et sourit aux deux belles qui papotent.

 

Avec son accent parigot et ses petits gestes vifs qui lui font ressembler à Annie Girardot dans « Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas mais… elle cause »,

Marie-Galantine claque sa tasse de café sur la table et continue son cinéma…

- C’est pas croyable ! Mam’zelle passe en coup de vent, on ne la vaut plus, ma parole ! Visez-moi un peu ça ! Elle nous nargue, ma parole ! Elle nous nargue ! Put… 

 

Jéromine, l’air gêné, balaie du regard toute l’assistance, tout en se renfonçant de plus en plus sur sa chaise.

 

- Dis quelque chose, toi, au lieu de t’écrouler comme un vieux château de cartes ! C’est vrai quoi ! Quand on a partagé des années de turbin ensemble, on peut retourner la tête pour dire bonjour aux gens ! Non mais quand même ! Tout ça parce que mam’zelle beauté fatale s’est dégotée un mec dans une galerie d’lard ! Et que ça remue du popotin par-ci, et que ça remue du popotin par là…

Tu te souviens pas ? Elle était comme nous, vendeuse chez Monoprix …Et voilà que son mec, une espèce de fils à papa qui tape des couleurs sur des murs, il s’est fait un fameux paquet de tunes …Pire encore : mam’zelle beauté fatale a bousillé des murs, elle aussi et bingo : il paraît que son oeuuuuuvre est côtelée

 

Le jeune gars se lève, sort de sa poche un appareil photo….

- Mademoiselle, permettez-moi…Je suis réalisateur de film. Je vous écoute. Je vous observe. Vous êtes celle que je cherchais.

 

Carine-Laure Desguin

http://carinelauredesguin.over-blog.com/

 

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Chiens de garde, Une nouvelle de Gauthier Hiernaux tirée de son dernier recueil, Nouvelles de l'Est

Publié le par christine brunet /aloys

 

gauthierhiernaux

 

 

« Mon Esdo est un Aquilien ! se lamentait Madame Boquerelle en servant Madame Nila, une vieille habituée de son commerce qui éprouvait, ce n’était un secret pour personne fût-il pourvu d’une paire d’oreilles en état de fonctionnement, la même antipathie pour les hommes de l’Est.

Quelle engeance ! Ils sont aussi sots que vilains !

D’un mouvement du nez, Madame Boquerelle désigna le barbare qui charriait les caisses dans l’arrière-boutique. C’était un jeune gaillard au front bas et au cheveu rare qui travaillait pour elle depuis presque une saison.

Et il ne parle pas un mot d’Idioma, Madame Nila ! Je suis obligée de gesticuler comme un primate pour lui donner ses ordres ! Imaginez-vous…

N’aviez-vous d’autre choix, Madame Boquerelle ? demanda la cliente qui se fichait de la file qui commençait à maugréer dans son dos.

Elle n’avait jamais fait grand cas des autres et, à soixante-dix ans, elle était trop âgée pour pouvoir changer.

Madame Boquerelle haussa sèchement les épaules.

Seuls les nobles ont le droit de choisir leur domesticité, Madame Nila. Les petites gens comme nous acceptent ce qu’on veut bien leur bailler et je n’ai point le sou pour m’acheter une domotique. Vous même n’avez point eu  droit au chapitre que je sache, Madame Nila ?

La cliente secoua la tête. Elle avait hérité d’une jeune femme docile qui se chargeait de la plupart des corvées ménagères. Elle ignorait tout de son histoire mais n’aurait pas été étonnée que son esclave-domestique ait perdu ses Droits Elémentaires après avoir été répudiée par son époux. Du reste, Monsieur Nila ne voulait pas d’une domotique à la maison, il ne faisait confiance qu’à l’humain.

Non, effectivement, grogna la septuagénaire.

Il n’empêche que j’ai vraiment hérité du fond du panier !

Madame Nila observa le jeune homme s’emparer de quatre caisses à la fois. A vue de nez, chacune d’entre elles devait faire dans les quinze kilos. Peu d’Impériaux auraient pu se vanter d’en faire autant, à commencer par son propre époux qui n’avait même jamais eu la force de lui faire des enfants. Cet échec avait contribué à forger le caractère acariâtre de Lucille Boquerelle.

Il semble qu’il vous rende quand même quelques services… commenta la vieille femme d’un ton admiratif qu’elle n’avait pas voulu.

Son interlocutrice coula un regard en direction du barbare.

Ca ! Il en a davantage dans les biceps que dans la tête !

Et… il a un nom ?

Les yeux de Madame Boquerelle volèrent jusqu’à sa cliente.

A quoi voulez-vous que cela me serve ? Je le hèle quand j’ai besoin de lui, voilà tout !

Un bruit épouvantable fit sursauter les deux femmes. La patronne fit volte-face vers l’origine du fracas. L’une des caisses venait de lâcher et les fruits – des agrumes, nota la cliente – qu’elle contenait s’étalaient aux pieds de l’Aquilien, figé dans un air d’hébétude presque comique. Madame Boquerelle entra dans une colère noire :

Regardez-le qui reste comme un crétin ! Ramasse ce que tu as laissé tomber au lieu de baîller aux corneilles !

Mais l’Esdo restait stupidement paralysé, regardant les agrumes  former une mare à ses pieds.

Rhôôôôô !!! grogna Madame Boquerelle en abandonnant ses clients pour fondre sur son homme à tout faire.

Elle se planta devant lui et désigna d’un doigt rageur les produits dont certains roulaient encore.

Le sac rempli à ras bord de denrées qu’elle avait payées, Madame Nila s’éclipsa alors que la commerçante agonisait son employé d’injures bien senties.

En se tournant, elle se heurta à une jeune femme du quartier. Son esprit chercha son nom l’espace d’un quart de seconde. Madame Nila était pourvue d’une mémoire d’éléphant.

Mademoiselle Cosé…

Madame Nila, répondit la jeune femme qui pria sa déesse tutélaire pour que leur contact s’arrête là. 

Adrienne Cosé avait vingt ans et était toujours célibataire. Une situation peu enviable que Madame Nila et Madame Boquerelle lui rappelaient sans cesse.

Adrienne n’aimait pas faire ses courses chez Madame Boquerelle mais elle n’avait pas le choix. Le commerce était situé à deux pas de son immeuble. Aller ailleurs impliquait de se trimballer dix livres de victuailles pendant plusieurs centaines de mètres, exploit qui lui était difficile à réaliser avec son petit cinquante kilos.

Elle était donc condamnée à subir les assauts de ces vieilles harpies. Ce qui était amusant, c’était que, si Madame Boquerelle encourageait le mariage de deux êtres, le sien avait été catastrophique. Le malheureux Monsieur Boquerelle  avait, du temps de son vivant, été traité avec la même sévérité que l’Esdo qui aidait actuellement la commerçante. En attendant son tour, Adrienne Cosé se demanda si les Dieux lui avaient permis de se réincarner loin de sa mégère…

***

Guido Jaret surnommé « l’anguille » dans son milieu était un ladre qui n’avait jamais connu l’échec. Il cambriolait des maisons depuis son enfance et pouvait se targuer d’être le meilleur voleur de sa bande.

Milo Barrabas, le maître-ladre, le complimentait souvent à ce sujet et pensait sérieusement à le prendre comme bras droit. Cette promotion lui attirerait bien des ennemis mais Guido Jaret s’en moquait : quand il serait aux côtés du patron, il n’aurait plus rien à craindre de son clan.

La raison pour laquelle « l’anguille » était tellement efficace pouvait se résumer en quelques mots : il était souple comme le poisson qui lui avait valu son surnom.

Il pouvait se faufiler à peu près par n’importe quelle ouverture et s’arrangeait pour choisir les lattes du parquet qui ne risquaient pas de craquer. Son mètre soixante et son faible poids l’aidaient en outre beaucoup dans son entreprise.

Ainsi, quand il s’introduisit dans le commerce de Madame Boquerelle en passant par le soupirail (une ouverture qu’empruntait le gros chat de la négociante), il songeait aux bénéfices qu’il pourrait retirer de cette nomination méritée.

Tout d’abord, il ferait pression sur Barrabas pour qu’il se sépare de Nils Boivin qui passait le plus clair de son temps chez les filles et négligeait ses devoirs de ladre. Cet individu était la honte de la profession et le clan de Barrabas aurait tout à gagner de s’en défaire.

Ensuite, il tenterait d’obtenir la couche de Radama Asni car elle était de loin la plus aérée et était située à l’opposé de celle de Piert Lonch, le ronfleur champion toutes catégories.

Il proposerait enfin quelques améliorations drastiques dans les méthodes du clan auxquelles il avait longuement songé.

Certains gagneraient à faire un peu de sport et affiner leur silhouette s’ils voulaient rapporter davantage.

Pour son infortune, Guido Jaret ne fut jamais nommé à ce poste car cette nuit fut la dernière qu’il vécut libre avant d’être incorporé à la Sixième Cohorte.

Pourtant, il avait mis en pratique ses techniques les plus affinées, avait graissé les serrures avant d’en tourner la poignée, éprouvé la solidité de chaque latte du parquet, et maté le silence en réduisant sa respiration à la limite de l’audible.

Tout s’était bien passé jusqu’à ce qu’il atteigne le salon de la veuve. Il s’était prestement emparé d’objets de valeur et  préparé à vider les lieux.

A vue de nez, il tenait là la prise de la semaine.

Un peu grisé par son avenir, il commit une erreur qui lui coûta cher.

Alors qu’il s’apprêtait à repasser la porte, il repéra dans la pénombre, une masse immobile. Elle était posée contre un mur et entièrement recouverte d’un drap.

La curiosité était une vertu cardinale chez les gens de son espèce, « l’anguille » s’approcha de la forme et souleva le drap, croyant découvrit un coffre-fort qu’un premier examen avait négligé.

La surprise de ce qu’il découvrit lui arracha un cri qu’il eut juste le temps d’étouffer dans son poing. Pour son malheur, le son réveilla tout de même l’individu.

Ses yeux s’ouvrirent, tout blancs, presque phosphorescents dans l’obscurité.

Guido recula d’un pas en tentant de saisir un objet contondant mais, avant qu’il ait pu s’en emparer, une main puissante jaillissait du corps et lui brisait le poignet. Quand il entendit le craquement sec de ses os, Guido grimaça mais retint sa douleur.

C’est quand il vit ses dents étinceler dans la nuit que la raison du ladre bascula vers une autre dimension.

Dans celle-ci, le bruit n’était qu’une notion dotée d’un sens qui lui échappait. C’est ce basculement inopiné (un retour vers la nature des choses en somme) qui lui fit faire la seule chose qu’il était censé faire. Il avait oublié tout son cursus de ladre, il n’avait plus qu’une seule chose en tête : hurler.

Il hurla jusqu’à réveiller les voisins.

Il hurla jusqu'à alerter une patrouille deux pâtés de maison plus loin.

Il hurla jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’air dans les poumons.

Il hurla même jusqu’à réveiller Lucille Boquerelle qui se targuait pourtant d’avoir un sommeil à toute épreuve.

***

 Un vol dites-vous ?

Madame Boquerelle  hocha la tête d’un air navré. Son chignon serré au-dessus de son crâne lui étirait le visage et la faisant ressembler à un oignon.

On n’est plus en sécurité nulle part ! On barricade sa boutique, on installe de solides verrous, on veille à bloquer son TeleCom et pourquoi ? Un ladre s’introduit chez vous et vous nettoie en un rien de temps ! Je dis bravo les patrouilles !

Madame Nila, la cliente, acquiesça, tremblante. Dès son retour à la maison, elle ferait pression sur son époux pour installer une version sûre du système de domotique et renverrait son Esdo. Peut-être que l’achat d’un chien de garde s’avèrerait également nécessaire.

Heureusement que Gerguld était là, sans quoi…

Gerguld ??? Est-ce de votre barbare que vous parlez ?

Madame Boquerelle eut un hoquet, sa bouche pincée se ferma davantage. Elle s’éclaircit longuement la gorge avant de répondre.

C’est exact. J’ai… hum… j’ai enfin réussi à lui arracher un son. Par le Dieu Aur, divinité du Hasard, je suis ravie qu’il ait été là… je veux dire, pour une fois !

Madame Nila lui décocha un regard où pétillait la malveillance. Un art dans lequel elle pouvait gagner un prix et pas le lot de consolation.

Quel dommage que vous ne puissiez le garder !

L’autre fronça les sourcils. Elle avait dû se perdre en chemin.

Que voulez-vous dire, Madame Nila ?

La cliente fit passer son panier de courses d’une main à l’autre. Normalement, c’étaient les Esdos qui se chargeaient de transporter les provisions mais la vieille femme préférait s’acquitter de cette tâche elle-même. Cela lui donnait l’occasion de quitter quelques heures la demeure familiale.

N’avez-vous point écouté les informations du Saint-Canal ce matin ?

Je dois avouer que j’étais fort occupée… ce vol m’a chamboulée…

C’est pourtant le devoir de chaque citoyen !

La patronne de l’épicerie recula. Elle se sentait poussée dans ses retranchements. Elle jeta un coup d’œil dans sa boutique mais, à cette heure, il n’y avait que la vieille Nila pour faire ses courses !

Je sais, je sais, Madame Nila mais, voyez-vous, je dois m’occuper seule de l’inventaire. Ger… je veux dire que je ne puis compter sur ce crétin pour m’aider !

Madame Nila lui adressa un sourire qu’elle n’aima pas.

Que… que disait-on ?

La cliente passa une main distraite sur sa coiffure et relogea une mèche de cheveux derrière son oreille.

Vous souvenez-vous de cet incident survenu la semaine dernière ? Un pauvre citoyen pris en otage et torturé par un barbare ?

Vaguement, oui, mentit la commerçante.

Le Saint-Siège a interdit l’emploi de ces dégénérés, même en tant qu’Esdos. Le pouvoir les trouve trop imprévisibles.

Ah… bon…

Un silence pesant s’installa entre les deux femmes. Madame Boquerelle fit le tour du comptoir et rangea vaguement quelques barquettes de champignons, tournant résolument le dos à son interlocutrice. 

Je vous apprends que vous allez devoir vous défaire de votre valeureux barbare, Madame Boquerelle.

La commerçante émit un petit bruit étranglé et soupira.

Juste au moment où il m’est utile ! Allons bon ! Que la vie est injuste !

Madame Nila resta un instant à observer la veuve puis tourna des talons. Elle n’en était pas sûre mais il lui avait semblé que la commerçante regrettait quelque peu de devoir se défaire de son Esdo.

Quelle idiote ! fit Madame Nila qui en parlait le soir à son époux. Elle héritera d’un autre Esdo, voilà tout ! Un Impérial, c’est quand même plus propre.

Son mari, plongé dans les nouvelles du Saint-Canal, approuva en silence.

La matrone ne put s’empêcher de remarquer qu’il lorgnait un peu trop souvent à son goût sur sa propre esclave-domestique.

***

Le lieutenant Bavas était né dans cette rue et connaissait le commerce de Madame Boquerelle depuis sa plus tendre enfance. Quand il n’était encore qu’un gosse, il accompagnait sa mère faire les courses et il se souvenait de la bienveillance de cette femme à son égard. Il ne partait jamais de cette boutique sans une sucrerie gracieusement offerte par la commerçante et ce souvenir lui revenait en mémoire chaque fois qu’il en passait la porte. Pourquoi ? Il ne le savait pas au juste, il avait tant de souvenirs heureux mais son esprit ne s’entêtait qu’à retenir celui-ci.

Il savait sa peine quand son époux, Gerald, était décédé et les épreuves par lesquelles elle avait dû passer. Il la plaignait sincèrement même s’il savait que Madame Boquerelle le rudoyait quotidiennement du temps de son vivant.

Il éprouvait pour elle un profond respect, ainsi, quand elle lui affirma que son Esdo aquilien avait quitté son établissement, il ne chercha pas à la questionner plus que nécessaire. Il se contenta de l’histoire qu’elle lui avait servie, toute chaude, en bouche.

Il m’a volé quelques bijoux, ce ladre ! Tu te rends compte Rudi ! Moi qui ai été si bonne envers lui !!!

Le gradé toussota d’un air gêné. Il n’appréciait pas vraiment être appelé par son prénom devant ses hommes mais il ne se voyait pas rappeler cette dame à l’ordre alors qu’elle l’avait connu les doigts dans le nez et la crotte dans le lange.

Et vous n’avez guère la moindre idée de sa destination, Madame Boquerelle ?

La commerçante haussa les épaules et écarta ses mains potelées dépourvues de tout ornement qui l’aurait encombrée.

Si je le savais, je te l’aurais indiqué ! Ah, le malandrin ! Il m’a dépouillée d’au moins mille crédit-impériaux !

Je comprends… hum…

Le lieutenant Bavas fit la moue. Il était temps pour lui de s’éclipser.

Et je ne vous parle point de ces caisses ! gémit-elle en désignant celles qui s’amassaient devant sa porte. Qui va m’aider à présent ?

Elle soupira avant d’ajouter :

Mais peut-être que de solides gaillards comme vous pourraient secourir une vieille veuve…

Elle les regarda tous les trois. Les dragons cherchèrent à fixer leur attention qui sur son TeleCom, qui sur les produits qui les entouraient. Leur chef tenta une parade désespérée :

Bien, Madame Boquerelle, nous allons alerter l’Office du Travail. Les Frères vous trouveront bien une aide quelconque, ce ne sont point les bras qui manquent !

Il tenta d’esquiver les yeux tristes de la commerçante et n’eut même pas besoin d’ordonner à ses hommes de vider les lieux ; ils étaient dehors avant qu’il ne termine sa phrase.

Madame Boquerelle prit une paire de secondes pour souffler avant de trottiner jusqu’à la porte de son magasin qu’elle verrouilla. Il était l’heure de faire ses comptes.

Elle fit le tour de son établissement puis ouvrit le rideau qui donnait sur son arrière-boutique. Après avoir fermé les lumières de son commerce, elle commença à gravir l’escalier.

La journée avait été épuisante, elle était éreintée et avait mérité une bonne nuit de sommeil.

Mais avant de gagner son lit, elle avait encore une chose à faire.

Elle grimpa jusqu’au grenier, retira une clé de sa poche et l’introduisit dans la serrure. Aussitôt qu’elle eut passé sa tête par la trappe, des yeux s’allumèrent dans la pénombre comme deux lampes blanches et, une dizaine de centimètres en dessous, un sourire reconnaissant se dessina. Madame Boquerelle  désigna du pouce l’escalier qui menait au rez-de-chaussée.

Allez, Gerguld, le travail t’attend. J’ai une vingtaine de caisses à placer dans l’office, il est temps que tu t’y mettes.

Elle disparut comme le grand corps du barbare se dépliait. Il était presque arrivé à la trappe quand la veuve réapparut.

Et tu penseras à passer par le frigo ; je t’ai préparé un plat de nouilles qui devrait être mangé ce soir.

Quand le géant posa le pied sur l’escalier qui gémit sous son poids, il remarqua que sa patronne l’observait en bas des marches.

Tu songeras également à remporter le matelas dans l’office aux aurores. Je n’ai aucune envie de perdre mes Droits Elémentaires pour avoir aidé une engeance comme toi.

Elle ferma la porte de sa chambre et s’adossa à la cloison. Madame Boquerelle  attendit que le pas lourd de son barbare s’évanouisse avant de commencer à se déshabiller.

Oui, elle devait bien le reconnaître ; Gerguld était un imbécile fini mais elle aurait beaucoup de mal à s’en défaire. Elle s’ouvrirait les veines plutôt que de l’avouer mais cette compagnie lui était définitivement agréable.

Qui plus est, il y avait quelque chose dans ses yeux qui lui rappelait ce malheureux Gerald. La réincarnation était une chose tout à fait naturelle au sein de l’Empire de la Nouvelle Ere, le Codex en parlait longuement. Parfois, il arrivait même que deux êtres se retrouvent dans une autre vie.

Madame Boquerelle haussa les épaules. Gerald était un brave type mais elle ne l’avait jamais vraiment beaucoup aimé. Elle eut un moment d’hésitation avant de retirer sa tunique. Les yeux grands ouverts, la main posée sur son vêtement, elle réfléchissait si fort que ses lèvres bougeaient toutes seules.

Gerald.

Gerguld.

La coïncidence était amusante.

De plus, ils avaient l’air d’apprécier tous deux les rudoiements quotidiens.

Tu es une sotte, Lucille, murmura-t-elle en se débarrassant de ses vêtements pour enfiler une robe de nuit d’une longueur très honorable.

Le masochisme n’était guère l’apanage de feu son époux.

Quoique…

Demain, elle essaierait de tirer l’affaire au clair.

Elle tenterait d’attirer l’Esdo dans sa couche en le menaçant de le livrer à la justice s’il ne succombait pas à ses maigres charmes. Même s’ils ne parlaient pas la même langue, le langage corporel était universel…

Fin prête, Madame Boquerelle se pelotonna dans les draps, le sourire aux lèvres.

Oui, si Gerguld refusait, il n’y avait plus aucun doute à avoir.

 

Gauthier Hiernaux

grandeuretdecadence.wordpress.com

 

http://www.bandbsa.be/contes3/nouvellesest.jpg

Publié dans Nouvelle

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Sophie Vuillemin a lu "Des éclats d'univers" de Josy Malet-Praud

Publié le par christine brunet /aloys

vuillemin.jpg

 

Des éclats d’Univers

Josy Malet-Praud

 

J’ai découvert le deuxième ouvrage de Josy Malet-Praud: un recueil de onze nouvelles –dont trois primées lors de concours.

Onze histoires très différentes qui mèneront le lecteur de la Bretagne profonde à l’Italie, en passant par le quartier du Marais à Paris. Onze plongées dans des vies, minutieusement et finement observées par l’auteur, qui dérapent. Onze portraits criants de vérité ET onze surprises car Josy Malet-Praud maîtrise l’art de la chute. J’ai cru comprendre, j’ai imaginé deviner et elle a réussi à me surprendre à chaque histoire. Une professionnelle de la fausse piste. Arrivée au terme de certaines nouvelles – mince alors, elle m’a eue- je suis repartie au début et ai repris ma lecture à la lumière du dénouement. Ah oui, les indices sont bien là !!!

Quelle aventure que de lire le deuxième livre d’un auteur. J’ai retrouvé le style fluide et maîtrisé, ledes éclats d'univers souci pointilleux du mot et une écriture au service du rythme de l’action. Brève et dynamique ou ralentissant et se teintant de poésie lorsque nécessaire. Le lecteur est entraîné par des descriptions précises et des images fortes.

J’ai retrouvé aussi le goût prononcé de l’Homme, l’humain. Coincé dans une vie étriquée, étouffé sous le poids des héritages familiaux mais aussi héros, aventurier du quotidien. Des personnages éclatants de vie, de vérité, qui prennent aux tripes, qui amènent à sourire et, l’air de rien, posent des questions essentielles sur notre société.

Souvent, lorsqu’un livre me plaît, je me demande pourquoi. Et j’ai fini par comprendre qu’un des ingrédients est lorsque l’auteur aime ses personnages. Chez Josy Malet-Praud, le goût pour les personnages est un moteur essentiel et un vecteur d’émotions.

Pour terminer, voici la première phrase de la première nouvelle : « Personne ne se rend jamais par hasard dans le village de Quervennec. » : je vous laisse avec ce premier frisson. Vous en connaîtrez d’autres en lisant Des Eclats d’Univers…

 

 

Sophie Vuillemin

http://sophievuillemin.over-blog.com

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Christine Brunet a lu "La part d'ombre" d'Alain Magerotte

Publié le par christine brunet /aloys

ma photo

 

J'ai lu le dernier recueil d'Alain Magerotte, "La part d'ombre", ED. CHloé des lys...

 

 

 

Je suis une fan de ses nouvelles toujours surprenantes. 

 

En apprenant l'arrivée de "La part d'ombre", je n'ai pu résister. Ben oui, que voulez-vous, à chacun ses petites faiblesses...

 

Cet opus est différent des deux que j'ai dévorés ("Crimes et boniments" et "Tous les crimes sont dans la nature" parus chez le même éditeur).

 

J'ai dit différent... Non, pas par le style ou la richesse du vocabulaire...

Certaines descriptions sont succulentes, parfaites à force de réalisme et de dérision : tenez, comme " cette sorte de femme aux mamelles rebondies, pesantes, débordant de graisse, environnée d'abondants replis épais exhalant un relent de suif, femelle adipeuse, suante, gluante" ou ce " type pâlot affligé d'une incurable couardise, qui a passé sa vie à raser les murs, à rechercher les zones d'ombre plutôt qu'une place au soleil... un homme cafard, en somme, "a man blatte".

 

Cette science des mots amène immanquablement le lecteur à sourire d'unhttp://www.bandbsa.be/contes3/partombrerecto.jpg fait ou d'une situation qui demanderait le plus grand sérieux de la réflexion.

 

Voilà que je m'emballe ! Hummm.

 

Différent donc, ce recueil l'est sans conteste. Ses personnages stéréotypés sont esclaves de... leurs fantasmes, de leur conscience, de leurs obsessions dans un drôle d'univers clos, rythmé par le temps qui s'écoule inexorablement mais que chacun cherche à maîtriser à sa façon...

 

Maîtrise d'états extrêmes hors du temps, réflexions poussées jusqu'à l'absurde, mystères et circonvolutions de l'âme, puissance de l'esprit, lutte pour la survie de l'équilibre mental... autant de voies explorées par les héros et leur créateur.

 

Je crois qu'une phrase résume ce drôle d'univers doux-amer où le fantastique rejoint la fiction des élucubrations de l'esprit : " l'attrait pour tout ce qui dépasse le cadre strict de la raison".

 

" La part d'ombre" est un recueil différent, donc, tout aussi mordant que les précédents signé Alain Magerotte... A lire pour sourire, pour rêver et pour s'amuser !

 

 

Christine Brunet

www.christine-brunet.com

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Le tilleul du parc, un extrait proposé par Jean Destree

Publié le par christine brunet /aloys

           

IMG 1738

 

 

Cahotant et grinçant des roues, le 78 remontait péniblement la rue de la Place. Il s'arrêta

au coin du théâtre et laissa échapper quelques voyageurs qui s'empressèrent de fermer

frileusement le col de leur manteau. Deux d'entre eux entrèrent au Café des Œuvres pour

y jouer leur quotidienne partie de manille.

 

       Six heures moins cinq. Il était inutile de regarder l'horloge de l'hôtel de ville. Le tram 78 était toujours à l'heure. Le grincement reprit, traversa la place et disparut derrière la banque, tandis que le grelot tintait dans le tournant de la Maison du Peuple. Jean-Michel frissonna dans son parka trempé par la fine pluie qui virevoltait. Les feuilles du grand tilleul du parc pleuraient lentement sur le banc de pierre.

 

        Le crachin s'épaississait, masquant par instants le fond de la place. Jean-Michel se leva, resserra son vêtement et sortit lentement du parc. Il se mêla aux employés qui sortaient de la banque, répondant d'un signe de tête à leur bonsoir discret. Il traversa la place en biais, s'attardant un court instant à la vitrine de l'encadreur qui lui fit un long coup de menton. C'était sa façon de saluer le passant.

 

        Jean-Michel descendit la Grand-Rue et passa devant l'église d'En-bas. Une femme, engoncée dans un manteau qui semblait trop grand pour elle, s'appuyait contre la grille qui entourait le parvis de cet édifice du XVème siècle. Jean-Michel tourna la tête, le temps d'apercevoir un visage pâle où brillaient des yeux qui devaient avoir pleuré. Il s'engagea dans la rue Blanche lorsqu'il sursauta. Avait-il rêvé? Quelqu'un appelait.

 

- Monsieur! Monsieur!

 

      Il se retourna et vit la femme lui faire un geste du bras.

 

- Monsieur! S'il vous plaît, Monsieur!

 

      Il fit demi-tour vers elle, mais elle se détourna et s'enfuit d'un pas rapide dans la rue des Remparts. Pendant un court moment, il songea à la suivre. "A quoi bon", pensa-t-il et il reprit son chemin dans la rue Blanche. Bizarre. La gendarmerie était encore ouverte, ce qui lui parut anormal puisque les services se terminaient à dix-huit heures et il était au moins dix-huit heures vingt. La camionnette bleue de la maréchaussée stationnait devant le porche. Jean-Michel s'approcha machinalement et risqua un œil à travers la lunette arrière. Il aperçut une tête blonde. Un gamin de quatre ou cinq ans  était assis, la tête enfoncée dans ses bras croisés posés sur la tablette.

 

     Le brigadier Gaudier sortit précipitamment, s'engouffra dans le véhicule et démarra en trombe. Sous le porche, le Premier chef Masson,  le visage rubicond d'énervement, gesticulait en invectivant un de ses gendarmes. Jean-Michel ne s'en inquiéta pas. Le chef avait l'habitude de passer sa mauvaise humeur sur ses subordonnés, surtout en fin de journée quand la "Trappiste de Chimay" lui chauffait la tête. Les gens du quartier en savaient long sur les crises du Premier chef. "Bah! se dit Jean-Michel, il a encore un peu trop forcé sur la bouteille. Au fait, j'en boirais bien une, moi aussi".

 

     Il était d'ailleurs trop tôt pour le souper. Il remonta la rue Blanche et entra au café des Clouteries, qui servait de cantine aux mineurs polonais du puits Saint-Alfred. Tadek, le patron, jouait aux dés avec Louis, le concierge du Théâtre et les frères Pozzo, déjà pensionnés, victimes de la silicose.

 

     Tadek quitta sa table et s'approcha de Jean-Michel, accoudé au comptoir, l'air absent.

 

- Salut, Jean-Michel.

- 'jour! répondit celui-ci.

- Fichu temps.

- C'est la saison.

- Hé! Tadek, cria Aldo, l'aîné des frères Pozzo, avec son solide accent des Abruzzes, c'est ton tour.

- Oui, minute! Je te sers, ajouta-t-il à Jean-Michel.

- Une "Saison". Chambrée.

- Tu reviens de la ville?

- Oui.

- Rien de spécial?

- Sais pas. Pourquoi? Il s'est passé quelque chose?

- Allez! cria de nouveau Aldo, si tu traînes, tu passeras ton tour.

- Fiche-moi la paix! T'as le temps. Avec tout ce que tu as à faire, tu peux bien patienter.

 

     Le gros Tadek, comme on l'appelait, était un vieux du quartier. Il était arrivé en 1945, après la guerre. Il s'était échappé de Pologne et avait atterri là, par hasard. Il avait fait vingt ans de mine et, sorti du charbonnage, il avait épousé la fille des cafetiers qui lui avaient laissé le commerce. Il parlait un français bizarre, bâtardé d'allemand, de polonais et de wallon local.

     Il servit la "Saison", lentement, en professionnel, puis se versa une petite goutte de sa fabrication,  sorte de vodka tord-boyaux dont il faisait grand usage et s'installa près de Jean-Michel, abandonnant ses partenaires de jeu. Les deux hommes s'étaient liés d'amitié depuis que Jean-Michel s'était installé en ville, appelé par ce qu'il appelait son travail de "professeur de langues étrangères". Il enseignait le français à l'École Moyenne de l'État à des élèves dont plus de la moitié étaient des enfants d'immigrés, dont une majorité d'Italiens.

 

- Tadek, tou né zoué plou? cria Aldo.

- Non, continuez sans moi.

- Si, ma tou dois la tournée.

- Ouais, ouais! Ça va! Dis, Jean-Michel, tu n'as pas vu un petit gamin qui avait l'air perdu?

- Si.

- Ah! Où ça?

- Chez les gendarmes, en remontant chez moi. Pourquoi?

- Ils sont venus vers les cinq heures. Aldo leur a dit qu'il avait vu le gamin près de l'entrée de la fosse. Hé! Aldo! Où il allait, le gamin?

- Zé né sais pas. Il avait oune pétit sac à sa main et il avait l'air dé vénir dé la Saussée dé Mons. Zé l'ai raconté à l'adzoudant qu'il é réparti tout dé souit' avé lé grand Lambert. Y sonté partis dou costè dou çarbonnazé et pouis y sonté répassés presqué tout dé souit' à tout' vitesse. Zé né sais rien dé plouss.

- Alors, ils l'ont retrouvé? demanda Tadek.

- Cela m'en a tout l'air, fit Jean-Michel.

- En tout cas, c'est bizarre, cette histoire de gamin.

- Oh! fit Carlo, l'autre frère Pozzo, à Napoli, on en perd des dizaines tous lé zours ma on finit touzours par lé rétrouver. Ne vous en fézé sourtout pas pour ça.

 

      Jean-Michel écoutait sans rien dire. Le récit du frère Pozzo dans un français mâtiné d'italien et de wallon lui aurait paru comique en d'autres circonstances. Il ne souffla mot de sa rencontre avec la femme aux yeux rouges et au grand manteau noir. Songeur, il vida son verre d'un trait, laissa la monnaie sur le comptoir et sortit après un clin d'œil à Tadek, abandonnant les autres à leur discussion.

 

      Sur le seuil du café, il réfléchit. Au lieu de rentrer directement chez lui, il remonta la rue du Charbonnage jusqu'à l'entrée de la mine. Le soir était tombé depuis un moment et le crachin s'était fait plus épais. Les lampes de la rue s'entouraient d'un halo qui les faisait ressembler à des lunes pâles.

 

      Jean-Michel frissonna. Il fit demi-tour. Il pensait. Mais à quoi? A tout. Au gamin, à la femme, aux quatre joueurs de dés, à leurs réflexions, aux gendarmes. Tout se mélangeait dans sa tête. Il ressentait une sorte de malaise, quelquechose d'indéfinissable, comme s'il pressentait un drame. "Je suis trop sensible" se dit-il.

 

    Il tourna dans la rue des Écoles puis remonta la ruelle qui débouchait dans la rue Blanche, au coin de la gendarmerie. Il eut soudain la sensation d'être suivi. Il se retourna. La ruelle était déserte. Il s'arrêta. Aucun bruit, sinon celui des gouttes qui tombaient des marronniers du jardin de la gendarmerie. Il se retourna encore et reprit sa route. Arrivé dans la rue Blanche, il décida de rentrer. Il tourna la clé dans la serrure, s'arrêta. Toujours la même impression d'être suivi. Sa main tremblait.

 

      "Merde! Je ne vais tout de même pas..."

 

      Jean-Michel avait mal dormi. Cela lui arrivait chaque fois qu'il était tracassé. Longtemps il avait ressassé les événements de la soirée. Il sa leva de fort méchante humeur. La journée serait certainement très pénible.

       Dehors, il pleuvait. Une pluie grise, enfumée. Il faisait froid. Le vent s'engouffrait dans la rue, chassant devant lui des rideaux de pluie sale. Jean-Michel se sentait emporté dans cette grisaille humide qui pourtant faisait briller les pavés. Il franchit un peu à regret la grille de l'école, traversa la longue cour bordée de marronniers et se calfeutra dans sa classe.

 

 

Jean destrée

Le tilleul du parc, extrait


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Christine Brunet a lu "Le coup du Clerc François" de Georges Roland

Publié le par christine brunet /aloys

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Le coup du Clerc François, de Georges Roland

Editions Chloé des lys

 

Il y a des livres qui attirent l’œil: la couverture, le titre, que sais-je ? Moi, c'est une photo qui a joué le rôle de déclencheur, celle de Georges Roland, un perroquet sur la tête : pas commun, le genre de cliché dont on se souvient bien malgré soi.

 
Bon, d'accord, il y a également le titre... et la couverture... Un vitrail ? Un dessin moyenâgeux. Alors un roman médiéval ? Je feuillette : des termes de la langue de Rabelais ou de Marot. J'adore ! Et si j'ouvrais le livre, à présent ?

 
Pas plutôt plongé dans le texte (au demeurant magnifiquement écrit) que tout s'arrête: le passé, le présent, le futur. Une vue de l'esprit du Clerc François ? peut-être l'auteur est-il tombé sur la tête ? la bombe atomique en plein Moyen-Âge ! l'amour courtois en plein XXIe siècle ? Le KGB (s'entend "képis, guêtres, bottes) côtoie la CIA (euh, non, pas la "Central Intelligence Agency"...)... Tout s'embrouille, tout se mêle et se superpose.

Mais les premières minutes de désorientation passées, on s'accroche ! C'est fou, on VEUThttp://www.bandbsa.be/contes2/clercrecto.jpg savoir ! On est pris par l'atmosphère totalement décalée, peut-être, sans doute, à cause de ce décalage, justement, ou du style d'une richesse impressionnante, fluide, qui se joue des anachronismes et nous donne en pâture un drôle de monde, médiéval sans l'être vraiment, en tout cas, très proche de notre vécu ! On sourit, on s'esclaffe, on jubile en découvrant de nouvelles tournures, de nouveaux mots.

Bon, d'accord, je ne parle pas de l'histoire...
Alors, c'est l'histoire...

Eh bien non ! Pas question de vous dévoiler les turpitudes et les calculs des uns et des autres !

Allez, je fais un effort: nous découvrons des royaumes qui se regardent en chiens de faïence, des rois très calculateurs, une reine très... spéciale, des "éminences grises" très grises...

 
Tout est prétexte à discussion comme si, là-haut, un oeil acéré disséquait les actes et les commentait pour mettre en lumière l'autre côté du miroir... Critique sociale, critique politique, critique aiguisée de l'âme humaine. Ne vous y trompez pas ! Ce roman, très ancré dans le présent, est capable de vous livrer aussi bien de la fantaisie que de la critique sociale... J'ai enfin découvert mon Rabelais contemporain !

Bravo pour ce livre passionnant qui nous livre un regard original mais sans concession de notre société...

 

 

Christine Brunet

www.christine-brunet.com

www.aloys.me

www.passion-creatrice.com

Publié dans Fiche de lecture

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